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Cinéma - Epoque contemporaine - Monde - Histoire de l'art Laurent Vanclaire L’innocence pervertie ou la cruauté enfantine à l’écran face à la censure
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Reporticle : 96 Version : 1 Rédaction : 01/06/2014 Publication : 20/06/2014

Introduction

« On ne sait jamais ce qu’il y a dans la tête d’un enfant en-dehors de ce que nous y avons mis. » (Jean Pourtalé, réalisateur de Demain les mômes)

Il n’est jamais aisé de traiter de la figure de l’enfant au cinéma. Seules les productions destinées directement aux enfants et adolescents échappent à cette tendance puisque le monde adulte n’y apparaît que comme décor - plus ou moins, c’est selon - réaliste. De par la gravité des sujets traités (1) mais aussi parce qu’ils font évoluer l’enfant dans une société adulte, il serait en effet facile pour ces films de rapidement verser dans le scabreux et « l’impolitiquement correct ». Très peu exploité, et pour cause, le cas de la maltraitance de l’enfant au cinéma demeure un sujet tabou que bien des réalisateurs n’ont pu (ou n’ont voulu) aborder. On peut aussi légitimement imaginer la frilosité d’un producteur face à une œuvre qui, de prime abord, ferait fuir le public.

Toutefois, si le cinéma a tâché d’éviter cet écueil, il s’est pourtant engagé de façon épisodique, à partir des années cinquante, dans une voie beaucoup plus subversive, celle de la cruauté enfantine. Laissant de côté la violence faite par les adultes aux enfants, certains cinéastes ont, au contraire, réalisé des films mettant en scène des enfants et adolescents diaboliques ; l’intérêt étant de mettre à jour la possible méchanceté d’un enfant envers autrui, ce qui apparaît comme réellement transgressif. Sans doute parce que la cruauté enfantine à l’écran ne relève avant tout que d’un certain genre cinématographique se rapprochant du fantastique, ce thème n’a été que trop peu approché par la recherche. Cependant, que l’on considère l’étude d’un point de vue historique (par rapport au rôle et à l’évolution de la censure par exemple) ou esthétique, il apparait évident que cette thématique offre des perspectives d’analyses dignes d’intérêt. Dans cette optique, cet article, divisé en deux parties, présentera donc, à travers six exemples, un panorama de la figure de la cruauté enfantine au cinéma en abordant trois périodes distinctes selon deux axes géographiques différents (2). La première partie se concentrera sur les aspects de trois exemples américains, à savoir The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956), The Exorcist (William Friedkin, 1973) et Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009) tandis que la seconde étudiera les particularités concernant exclusivement les exemples européens que constituent Village of the Damned (Wolf Rilla, 1960), ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976) et The Children (Tom Shankland, 2009). Loin de se vouloir exhaustif, cet article a surtout pour but de montrer, à travers six exemples représentatifs, l’existence d’une thématique de la cruauté enfantine au cinéma qui s’est construite, non pas comme on pourrait le croire, suite à un quelconque effet de mode (souvent constitutif du cinéma de genre et d’exploitation) mais qui repose bien davantage sur une réflexion esthétique privilégiant le dépassement (3). Les analyses de chaque film (pris par zone géographique) tenteront ainsi de démontrer qu’un lien fort existe entre chaque œuvre et que, surtout, la thématique de la cruauté enfantine répond à un besoin constant de renouvellement esthétique lié à l’époque de production et de réalisation. Le choix des films a donc été guidé par une volonté de prendre en considération une période la plus large possible, considérant bien entendu que les premiers exemples américains et européens remontent à la fin des années 50 (4). Depuis cette décennie, de nombreux films ayant pour thématique centrale la cruauté enfantine au cinéma ont été réalisés tant aux Etats-Unis qu’en Europe (que cela soit en Angleterre ou en Espagne, nations étudiées ici, mais aussi en France ou en Belgique (5) ), il aurait été impossible de les inviter tous à l’analyse.

Traitant tous d’un sujet extrêmement délicat (6), les six films évoqués ici ont rencontré un succès certain tant aux yeux des critiques qu’auprès du public, démontrant ainsi leurs qualités esthétiques, seules garantes d’une volonté de mettre en images d’une façon sérieuse des récits qui auraient pu très vite sombrer dans le ridicule ou, pire, dans le malsain et le morbide. L’enjeu de cette approche sera de mettre aussi en évidence des particularités liées à la production mainstream hollywoodienne (celle des grands studios) et son rapport direct avec le code de censure pour les exemples américains. Nous verrons qu’en Europe, cette censure, si elle est bien présente, agit autrement et selon des contextes liés à l’Histoire.

Première partie : l’enfant au centre de la destruction de la cellule familiale dans le cinéma américain

Dans les films américains traitant de la cruauté enfantine apparaissent très rapidement deux grandes caractéristiques constitutives de ces productions, à savoir, d’une part, l’utilisation de l’enfant unique comme vecteur de cruauté et la volonté de ce même enfant d’anéantir la sacrosainte cellule familiale de l’American way of life. Ajoutons d’autre part que la figure de l’enfant, dans le cas hollywoodien, se révèlera être la plupart du temps de sexe féminin, même si c’est un garçonnet qui tient les rennes du mal dans The Omen (Richard Donner, 1976) et plus récemment dans Whisper (Stewart Hendler, 2007) par exemple. Que cela soit chez Mervyn LeRoy dans le cadre du film de studio hollywoodien, chez William Friedkin dans celui du Nouvel Hollywood ou, pour conclure, chez Jaume Collet-Sera dont le film, produit par Joel Silver (7), s’inscrit dans une logique économique proche du blockbuster, ces trois films ont en effet en commun cette figure enfantine de sexe féminin disposée aux actes les plus atroces. Cependant, ils diffèrent clairement, pour des raisons liées à la censure de leur époque respective, dans l’approche esthétique de la représentation du mal et de la violence physique, que cette dernière soit d’abord suggérée ou par la suite effectivement montrée à l’écran.

The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)

Réalisé par Mervyn LeRoy en 1956, The Bad Seed, demeure une des premières tentatives de ce genre tant dans le cinéma hollywoodien que dans le reste du monde (8). Aujourd’hui, ce film constitue une sorte de référence qui permettra à d’autres cinéastes d’aborder plus tard cette thématique. Le film dresse le portrait de Christine Penmark et de sa petite fille Rhoda, un véritable petit ange blond en apparence.

Colonel de l’armée américaine, Kenneth Penmark part continuellement pour Washington, laissant seules mère et fille. Lors d’une sortie scolaire au bord d’un lac survient un grave accident. Un garçon qui avait gagné le prix d’excellence de la classe, rendant Rhoda envieuse, s’est noyé. Des faits non élucidés commencent à accuser la petite fille, capricieuse, roublarde et insensible, révélant une troublante personnalité. Sa mère, de plus en plus isolée dans ses doutes, commence à s’inquiéter alors que des événements anciens concernant Rhoda et son propre passé enfoui remontent à la surface. La petite fille est en réalité une meurtrière, une mauvaise graine, sans scrupules qui se débarrasse des personnes qui gênent son existence. Suspectée par Jessup, l’homme à tout faire de l’immeuble, elle provoque intentionnellement un incendie dans lequel il laissera la vie. Ne supportant plus le comportement assassin de sa fille, Christine Penmark décide de l’empoisonner. Mais la culpabilité étant trop grande, elle décide de mettre fin à ses jours. Le spectateur découvre alors son double échec, sa tentative de suicide échoue et Rhoda a été sauvée, ce qui l'oblige à vivre avec ses remords. Rhoda ne renonce pas à son côté violent et on peut croire qu’elle projette de commettre un nouveau meurtre afin de récupérer son oiseau. Mais lorsqu’elle part au lac, un éclair la frappe brusquement, mettant fin à ses actes maléfiques.

Dans le cinéma hollywoodien, la figure de l’enfant est avant tout marquée par la joie, elle est tour à tour pureté, tendresse, douceur et bonté. L’enfant est le personnage qui calme la colère des adultes et symbolise les rêves d’un avenir radieux (9). Rarement alors au cinéma la figure enfantine n’avait été porteuse d’un péril quelconque. Et si The Bad Seed a finalement vu le jour, brisant ainsi un véritable tabou, c’est que l’alibi de la psychanalyse (en vogue à Hollywood dès les années 40 et présente, en toile de fond, dans le film) a permis de ne pas trop violemment franchir les limites de ce qui pouvait être acceptable et par le studio et par le public (10). Mais si The Bad Seed est encore, de nos jours, apprécié par beaucoup, c’est surtout grâce au travail et au talent de Mervyn LeRoy, sous contrat à la Warner Bros. S’il ne paraît plus jouir d’une grande reconnaissance à l’heure actuelle, il ne faudrait cependant pas oublier que LeRoy a été un des réalisateurs les plus prolifiques du Hollywood des années 30 et 40, capable, à l’intérieur même du système de studio, d’imprimer sa marque distinctive (11). Cinéaste très éclectique, on lui doit des films tels que I Am a Fugitive from a Chain Gang (1932), Gold Diggers of 1933, Waterloo Bridge (1940), Thirty Seconds Over Tokyo (1945) ou Quo Vadis (1951). A l’origine, The Bad Seed est un roman de William March adapté au théâtre par Maxwell Anderson, scénariste occasionnel pour le cinéma. Sortant d’une série de productions imposées par Jack Warner, LeRoy découvre la pièce à New York et désire la porter à l’écran. Il réussit à engager les acteurs de la pièce montée à Broadway ; en tête de liste l’incroyable petite Patty McCormack ainsi que Nancy McCormack qui interprètent respectivement les rôles de Rhonda et de Christine. Ce choix du cinéaste, déterminant non seulement dans la réussite du film mais aussi dans ceux qui seront réalisés par la suite autour de ce thème, est révélateur de la volonté de LeRoy de créer une impression de réalité par rapport à un sujet singulier. Aucune star donc, uniquement des comédiens peu connus du grand public. Malheureusement, malgré une réalisation brillante, le cinéaste sera très vite rattrapé par la censure ; non seulement de la part des représentants du Code mais aussi de Jack Warner, lui-même, qui apportera des modifications à la fin du film (12).

Fig. 1 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 1 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
Fig. 2 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 2 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)

La mise en chantier de The Bad Seed ne fut donc pas chose aisée. A commencer par les choix esthétiques de ce dernier qui ont, du reste, été déterminants dans la réussite du film. Un de ces choix apparaît d’ailleurs d’emblée, dès le générique du film. En effet, afin de faire comprendre au spectateur que le film auquel il va prendre part n’est qu’une œuvre de fiction – et cela en dépit du caractère transgressif du thème – Mervyn LeRoy va privilégier un encadrement du récit en associant directement celui-ci au conte et à la fable. Si l’image ne permet pas encore en elle-même de tout à fait figurer ce choix au niveau du générique, la partition musicale, par contre, remplit parfaitement ce rôle grâce à l’excellent travail du compositeur Alex North puisqu’elle reprend en son thème majeur les quelques notes bien connues d’Au clair de la lune. Cette ritournelle, symbole de l’innocence enfantine, sera associée, dès sa première apparition, au personnage de Rhoda. A la fin du générique, la musique inquiétante d’Alex North accompagne un panoramique qui quitte un plan fixe composé d’un paysage de nuit mystérieux aux accents oniriques (on y distingue un lac et la lune s’y reflétant) pour se diriger vers la ville où va se dérouler l’action (Fig. 1 & (fig. 02). Grâce à la complémentarité audiovisuelle, laquelle détermine une frontière entre deux espaces diégétiques (celui du film et celui du conte), LeRoy invite le spectateur à entrer dans un univers extraordinaire dans lequel tout est finalement possible, y compris le pire.

Fig. 3 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 3 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
Fig. 4 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 4 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)

Pourtant, rien ne prédispose le spectateur à se douter de la moindre anomalie puisque dans la séquence d’introduction, LeRoy abandonne le style adopté pour le générique et redonne ses droits au canon narratif hollywoodien. Comme pour la plupart des films de studio, cette première séquence est l’occasion de présenter au spectateur de façon claire les personnages principaux : Rhoda et ses parents, Kenneth et Christine, dont la description est centrée sur une représentation politiquement correcte de la famille, l’autorité patriarcale en tête (Fig. 3 & (fig. 04). Néanmoins, dans ce portrait parfait de la famille idéale, il faut pouvoir soupçonner, de la part de LeRoy, une volonté de dénoncer l’absence du père qui, pour des raisons professionnelles, ne peut s’occuper ni de son épouse ni de sa fille. Le malaise à venir, cause de cet éclatement inévitable, se trouve déjà dans l’image. En effet, l’occupation de l’espace par Rhonda (grâce au travail du cadre mais aussi grâce à la musique) se modifie dès le départ du père ; la petite fille n’apparaît plus tout à fait comme l’enfant du couple mais bien davantage comme un être isolé capable de s’affranchir des règles qui lui sont imposées. La question de l’appropriation de l’espace par l’enfant est l’enjeu fondamental du film et c’est bien plus pour cela que pour d’autres raisons (facilités logistiques du studio, économies sur les décors…) que LeRoy a désiré conserver l’aspect théâtral qui était celui de la pièce jouée à Broadway.

Fig. 5 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 5 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
Fig. 6 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 6 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)

Le récit se déroule donc principalement à l’intérieur de l’appartement des Penmark, ce qui permet au cinéaste de travailler sa mise en scène selon trois axes précis. Premièrement, la réalisation est dynamisée par le jeu de mouvements de la caméra dans un espace clos. Le travail sur la profondeur de champ permet d’imprimer une domination claire de l’enfant dans le plan. Deuxièmement, le salon, pièce centrale de l’appartement, agit, toujours pour les mêmes raisons, comme une métaphore qui renforce la névrose de la mère, isolée dans ses interrogations face au monstre qu’elle a enfanté. Enfin, troisièmement, tous les faits criminels auxquels Rhoda a pris part ne sont jamais montrés mais plutôt racontés au spectateur par la confession forcée, le souvenir, lorsque la mère découvre petit à petit les preuves qui confirment ses soupçons (Fig. 5 & (fig. 06). Extrêmement théâtral, ce dernier axe de mise en scène a, sans doute, été dicté par les volontés de la production d’éviter à tout prix l’association à l’image de la violence et de la figure enfantine. Néanmoins, et c’est encore là un des exemples du génie de Mervyn LeRoy, le film réussit davantage à inquiéter le spectateur en suggérant plutôt qu’en montrant les faits criminels perpétrés par Rhoda. C’est le cas, par exemple, lors du meurtre de l’homme à tout faire de l’immeuble, Jessup ; lequel, de par sa clairvoyance, a compris le danger que représente Rhoda. Ici, LeRoy instaure un procédé ingénieux qui sera également utilisé dans d’autres films, à savoir évoquer le drame survenu en demeurant sur le visage effrayé de la mère à son balcon, seule à connaître le coupable de l’incendie criminel (Fig. 7). C’est essentiellement le rôle joué par le hors-champ qui rend cette scène efficace puisque la réalisation du meurtre (ou son résultat pour être précis) ne figure pas directement dans le cadre. L’inquiétude et la peur du spectateur naissent avant tout de ce procédé.

Fig. 7 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 7 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
Fig. 8 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)
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Fig. 8 – The Bad Seed (Mervyn LeRoy, 1956)

Malgré les restrictions imposées par la censure, le réalisateur est parvenu à construire une œuvre complexe qui, bien qu’elle apparaisse à première vue reposer uniquement sur l’adaptation théâtrale, s’appuie en fait sur le développement de techniques de narration utilisant pleinement les outils du langage cinématographique. Toutefois, si la majorité du film a réussi subtilement, au niveau de la censure, à se sortir des pièges tendus par un tel sujet, cela n’a pas été le cas pour l’épilogue et le générique de fin ; lesquels demeurent aujourd’hui encore un des plus beaux exemples de l’effet (néfaste ?) des règles émises par le Code de censure sur la production hollywoodienne. Il est en effet ici indispensable de mentionner le fait que, dans l’œuvre originale, le personnage interprété par Patty McCormack demeurait impuni pour les méfaits commis. Impossible, selon les prescriptions édictées par le code Hays, de conclure le film de cette façon ; d’où un épilogue et un générique de fin marqués par l’emprise directe de la censure. Nous pourrions même évoquer, dans ce cas précis, une triple intervention. D’abord, dans la diégèse, la présence indispensable d’un châtiment, sorte de punition divine qui permet de condamner fermement les actes de Rhoda. Ensuite, lors du générique de fin, dans une volonté claire de dédramatiser la fiction en rappelant, une ultime fois, son origine théâtrale, les acteurs du film sont appelés à défiler, un à un, dans le salon, comme on le ferait sur scène ; cette idée permettant au spectateur d’identifier, dans le même décor, non plus des personnages mais bien des acteurs. Enfin, comme si les deux interventions précédentes ne suffisaient pas, le dernier plan offre une nouvelle punition, sous la forme d’une fessée, hors de la diégèse cette fois (Fig. 8 à Fig. 11).

Injustement oublié, The Bad Seed représente donc une des premières tentatives d’illustration de la cruauté enfantine au cinéma. Reflet d’une époque et d’une certaine manière de produire des films aux Etats-Unis, The Bad Seed a sans doute été victime de son sujet subversif ; même s’il ne faisait qu’évoquer le mal, ni les studios ni le public n’étant prêts à recevoir ce genre de production. Alors que sa carrière touchait à sa fin, Mervyn LeRoy était loin de se douter que, quelques années plus tard, d’autres réalisateurs allaient non seulement s’intéresser au sujet évoqué dans The Bad Seed mais surtout continuer à développer les possibilités cinématographiques qu’offraient le récit autour de ce thème et que lui-même avait abordées.

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    The Exorcist (William Friedkin, 1973)

    Lors de sa sortie américaine, en décembre 1973, The Exorcist, réalisé par William Friedkin, a connu un succès retentissant et est rapidement devenu le film le plus vu de l’Histoire du cinéma américain, pulvérisant de la sorte les recettes du Box Office de l’époque. De par les thèmes qu’il partage avec le film de LeRoy, The Exorcist se présente comme le digne successeur de The Bad Seed. Si, au beau milieu des années ‘50, le public ne semblait effectivement pas prêt à assister à l’accomplissement d’atrocités commises par une enfant, il en a été tout autrement durant les années ‘70. Pourquoi finalement un tel changement en un peu moins de vingt années ? L’effondrement du Code Hays, en place depuis les années 30, a donc permis au cinéma américain d’évoluer en se rapprochant de la réalité de l’époque et ainsi d’évoquer des thèmes jusque-là interdits ou jugés tabou par les censeurs. Parmi ces thèmes, la cruauté enfantine occupera une place de choix durant la décennie du « Nouvel Hollywood ». Inspiré d’un fait divers et adapté d’un best-seller écrit par William Peter Blatty (lui-même producteur du film), The Exorcist déploie, de façon empirique, des caractéristiques cinématographiques dont les fondations sont susceptibles d’être facilement observées dans le film de LeRoy. Si un travail d’analyse de The Exorcist peut aisément s’attarder sur de nombreuses pistes différentes, il est en effet ici surtout intéressant de noter non seulement les similitudes mais aussi et surtout les dépassements d’ordre esthétique que crée William Friedkin par rapport à The Bad Seed.

    Chris MacNeil (Ellen Burstyn) découvre que, Regan, sa fille (Linda Blair) est victime de troubles du sommeil, d’agitations fréquentes et qu‘elle devient de plus en plus violente envers son entourage. Inquiète, elle consulte des cliniciens, neurologues et autres experts qui procèdent dans un premier temps à deux interventions très douloureuses et à la fin desquelles une première explication est livrée sans que Chris ne soit rassurée ou convaincue. Dans le même temps l’état de sa fille empire. Désespérée, confrontée à des docteurs qui ne semblent plus la comprendre, elle décide en dernier recours de se tourner vers un exorciste, le père Damien Karras (Jason Miller). Les autorités religieuses autorisent Karras à entreprendre une cérémonie d’exorcisme sur Regan à condition qu’il soit accompagné d’un spécialiste, le père Merrin (Max von Sydow). Après une longue et épuisante lutte contre l’entité maléfique, Karras et Merrin réussissent à libérer Regan de son emprise mais trouvent tous deux la mort.

    Fig. 12 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
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    Fig. 12 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
    Fig. 13 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
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    Fig. 13 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
    Fig. 14 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
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    Fig. 14 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)

    Au-delà du récit bien connu de la possession (lequel ne constitue que la seconde moitié du film), le chef-d’œuvre de William Friedkin aborde aussi, et avant toute chose, l’éclatement de la cellule familiale, la désagrégation de la relation parentale vécue et subie du point de vue de l’enfant. Ce choix narratif premier constitue une prolongation logique de l’idée développée par Mervyn LeRoy dès la séquence d’introduction de The Bad Seed. En effet, dans la première moitié de The Exorcist, Friedkin insiste continuellement sur la complicité entre mère et fille sans que jamais la figure paternelle ne soit évoquée. Et si celle-ci ne l’est pas, c’est parce qu’elle n’existe plus. Chez Friedkin, au contraire de LeRoy, la famille a déjà été victime, pour diverses raisons, d’un éclatement irrémédiable dont l’enfant apparaît comme la première victime. Esthétiquement, la caméra de Friedkin traduit ce concept en utilisant le travelling arrière afin de toujours isoler dans le plan une adolescente perturbée par une situation qui la dépasse, comme lorsque Chris se dispute au téléphone avec son ex-mari parce que celui-ci a oublié l’anniversaire de sa fille. Dans cette perspective, et parce que Friedkin ne privilégie pas le découpage, le mouvement de caméra inscrit une distance certaine entre l’enfant, noyau de la cellule familiale, et ses parents. Cette utilisation particulière du travelling arrière apparaît aussi, dans cette première partie du film, comme l’élément central d’une dialectique que Friedkin développera tant au niveau thématique, facilement lisible, qu’au niveau cinématographique (Fig. 12 à Fig. 14). En effet, les choix esthétiques du film corroborent la piste générale empruntée par le récit, à savoir la lutte que se livrent le Bien et le Mal. C’est ainsi que The Exorcist se construit exclusivement sur des entités en constante opposition : jour/nuit, vie/mort, chaleur/froid ou espoir/désespoir, par exemple.

    Fig. 15 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
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    Fig. 15 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
    Fig. 16 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)
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    Fig. 16 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)

    Cet aspect, Friedkin le traduit de deux manières à l’écran. Premièrement, au niveau du décor, en privilégiant en permanence l’escalier (élément central de l’architecture de la maison des MacNeil), que celui-ci soit emprunté ou non par les personnages. Cet important élément du décor devient dès lors métaphore de la condition vécue par ces derniers. Deuxièmement, l’utilisation du travelling – arrière d’abord– connaîtra un changement brusque dès les premières manifestations physiques de la possession de Regan. A partir de cet instant, chaque nouvelle abomination – donc, chaque nouvelle étape dramatique – sera dévoilée à l’aide d’un travelling avant vers la porte de la chambre de l’adolescente. Ce recours particulier au travelling avant permet deux remarques essentielles : d’abord la volonté du réalisateur de rendre le spectateur prisonnier de la caméra et du mouvement qu’elle imprime vers l’avant (il n’existe dès lors aucune échappatoire, le spectateur est confronté directement à l’horreur), ensuite d’introduire un motif visuel primordial, celui de l’impression (Fig. 15 à Fig. 18) (13). Dans ce cas, Friedkin se pose en digne héritier du travail commencé par LeRoy même s’il va, dans The Exorcist, beaucoup plus loin que son prédécesseur. Le motif visuel de l’impression permet de capter les réactions des adultes face aux atrocités avant de les montrer effectivement dans le plan, illustrant ainsi le thème du film : la cible du mal n’est pas l’enfant mais bien ceux qui l’entourent. Mais si la cruauté enfantine est donc bien à l’œuvre dans le film, elle n’existe pas à travers une violence physique envers l’adulte mais davantage psychologique (si l’on exclut la scène dans laquelle Regan, possédée, frappe violement sa mère au visage) (Fig. 19 & Fig. 20). En effet, comme cela était déjà le cas pour The Bad Seed, l’intégrité physique des adultes n’est jamais menacée à l’intérieur même du champ visuel, ni dans le hors-champ d’ailleurs, mais bien au-delà du cadre de l’action (14). Si Rhoda et Regan commettent effectivement, sur des adultes, des actes criminels graves, ceux-ci sont toujours révélés au spectateur par l’intermédiaire du dialogue. En jouant brillamment sur la dialectique de l’opposition travelling arrière/travelling avant, Friedkin a réussi à traduire le sentiment d’instabilité (de non fixité) qui habite non seulement l’adolescente possédée mais aussi les autres personnages – tous adultes – du film. La cruauté enfantine agit surtout ici comme vecteur de renforcement des doutes et des peurs propres aux adultes en mettant en évidence la culpabilité : celle du père Karras concernant la mort de sa mère, celle du père Merrin concernant la « libération » de l’entité maléfique Pazuzu en Irak et celle de Chris envers l’éducation de sa fille rendue compliquée de par son métier d’actrice (Extrait 1).

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      Extrait 1 – The Exorcist (William Friedkin, 1973)

      Si le film a bâti sa sulfureuse réputation de plus grand film d’horreur de tous les temps sur une seconde partie où l’atroce éclabousse littéralement l’écran (au point de faire oublier au spectateur de l’époque tout ce qui la précédait), il faut noter que, paradoxalement, les grandes qualités de The Exorcist se situent, pour la plupart, dans la première heure du film, jusqu’au commencement du rituel religieux. Grand-guignolesque, démonstrative à souhait, la cérémonie de l’exorcisme propose, une nouvelle fois, un contraste immense avec les séquences antérieures : unité de lieu (la chambre, aucun extérieur), unité de temps (pas d’ellipse), plans fixes (peu ou pas de mouvement de caméra) et un montage classique en champ/contrechamp. En leur imposant cette violence graphique, volontairement clinique, le réalisateur fait aussi de ses spectateurs les victimes de la cruauté enfantine affichée par le personnage joué par Linda Blair.

      Proche du roman écrit par Blatty, le travail de mise en scène de Friedkin vise donc clairement, par l’utilisation de divers moyens cinématographiques, la thématique de la cruauté enfantine. Cependant, si le film, suite à la disparition du Code Hays et à l’avènement du Nouvel Hollywood, n’a pas été, malgré des scènes extrêmement éprouvantes, victime de la censure, il est intéressant de constater que The Exorcist ne rend visible aucun geste criminel accusant l’héroïne. Comme avec The Bad Seed, il semble impossible au cinéma hollywoodien de voir représenter, à l’écran, le meurtre d’un adulte des mains d’un enfant. Mieux, bien qu’il soit précisé à l’aide des dialogues, le geste criminel est, dans les deux cas, « excusé » et explicité par l’existence d’un état exceptionnel, qu’il soit psychologique (l’hérédité, la psychanalyse pour le film de LeRoy) ou physique (la possession démoniaque pour celui de Friedkin). Mais, à l’inverse de Rhoda Penmark, Regan MacNeil échappe à une sanction (15) qui apparaît, dans ce cas, inutile puisqu’elle a aussi souffert de cette situation. En outre – et c’est là que l’on peut remarquer le talent de William Friedkin – si la fin permet un retour à l’équilibre et donc à une certaine stabilité, elle est avant tout marquée par le pessimisme. En effet, là où la censure imposait à LeRoy de briser les frontières du récit et d’accabler littéralement son public avec un message moraliste corrigeant les frasques de Rhoda, Friedkin s’écarte fortement du roman original pour plonger le spectateur dans une situation de mal être car il ne propose effectivement aucune échappatoire, aucun espoir (16).

      Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)

      Si, depuis la fin de la décennie ‘70, plus aucun réalisateur n’a bénéficié à Hollywood d’une liberté totale (du moins par rapport à celle octroyée durant le Nouvel Hollywood) au sein d’une major – la mainmise étant récupérée par les producteurs suite à quelques échecs retentissants (17), certaines productions mainstream parviennent pourtant encore à surprendre malgré une volonté constante de formater selon un mode, une recette ou une formule donnée. Distribué – à l’instar de The Bad Seed et de The Exorcist – par la Warner, Orphan, réalisé par Jaume Collet-Serra (House of Wax, Goal II, Unknown), sort sur les écrans en 2009. Produit par le très prolifique Joël Silver (Commando, Lethal Weapon ou encore Matrix), le film, grâce à un récit insolite au ton novateur, une volonté anticonformiste à peine cachée et une réalisation inspirée, étonne et se démarque des films d’horreur contemporains. Surtout, Orphan met à nouveau en scène, plus de trente-cinq ans après The Exorcist, la cruauté enfantine dans ce qu’elle a de plus tabou, à savoir la violence perpétrée envers les adultes. Comme l’indique la phrase inscrite sur l’affiche de son troisième long métrage (« There’s something wrong with Esther »), Jaume Collet-Serra s’intéresse à la description de la personnalité trouble d’Esther (interprétée par la talentueuse Isabelle Fuhrman), fillette fraîchement adoptée par Kate et John Coleman (joués respectivement par Vera Farmiga et Peter Sarsgaard), déjà parents de Danny et de Maxine, deux charmants bambins. Sans aucunement plagier The Bad Seed et encore moins de The Exorcist, Orphan développe une thématique de la cruauté enfantine originale, affranchie des tabous du passé et se permet même de jouer avec le politiquement correct. A l’image de LeRoy et de Friedkin, Jaume Collet-Serra a privilégié des choix esthétiques en relation directe avec la thématique de la cruauté enfantine. En intégrant et en assimilant les acquis hérités de The Bad Seed et The Exorcist, Orphan se permet le luxe, parce qu’il a su en même temps s’en éloigner, de surpasser ses modèles.

      Après avoir perdu l’enfant qu’elle attendait, Kate (Vera Farmiga) fait le choix, avec son époux John (Peter Sarsgaard), d’adopter un enfant. A l’orphelinat, le couple se sent de suite attiré par une fillette, Esther (Isabelle Fuhrman). Durant les jours qui suivent, Kate est intriguée par le comportement de sa fille : violence physique envers une condisciple, menaces et chantages sur sa petite sœur muette ainsi que sur son frère et surtout un éveil sexuel extrêmement précoce pour une enfant. Les craintes émises par Kate sont confirmées par Sœur Abigail, en charge des enfants de l’orphelinat où séjournait Esther. Sœur Abigail ne dispose en effet d’aucun document officiel certifiant la date de naissance ainsi que les origines de la fillette. Trop curieuse à son goût, Esther décide de tuer la religieuse à coups de marteau. Semant la discorde dans la famille, Esther provoque la rupture de ses parents adoptifs en tentant de séduire John et en rendant coupable Kate de la perte de leur bébé. Lors de son enquête, Kate découvre qu’Esther est originaire d’Estonie où elle était internée dans un hôpital psychiatrique, l’Institut Saarne. C’est lors d’une communication avec un médecin de l’institut qu’elle apprend que sa fille adoptive n’est pas une enfant mais une femme de 33 ans souffrant d’hypopituitarisme, un syndrome qui conditionne et stoppe l’évolution du corps. Esther est extrêmement dangereuse et capable de tuer les personnes qui l’empêcheraient de parvenir à ses fins. Elle a déjà d’ailleurs assassinés ses véritables parents. En tentant de sauver ses enfants, Kate affronte Esther sur un lac gelé et parvient à s’en débarrasser définitivement après une lutte violente.

      Fig. 21 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 21 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
      Fig. 22 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 22 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)

      Chez Collet-Serra comme chez LeRoy ou Friedkin, l’éclatement de la cellule familiale est bien entendu la thématique principale du film car elle représente l’objet, le but, la finalité, ce qui motive la cruauté enfantine. Cependant, elle est, au contraire des deux premiers exemples, reléguées à la fin du film et n’est plus présentée d’entrée de jeu comme une promesse. L’arrivée d’Esther dans sa nouvelle famille n’indique en rien la volonté de faire voler en éclats les liens forts unissant parents et enfants. Bien que le film débute sur l’annonce de la perte d’un bébé (c’est pour combler ce vide immense que le couple décide d’adopter Esther), l’épreuve ne fait que renforcer l’idée d’une famille soudée et tournée vers l’avenir. Subtilement, dès l’arrivée d’Esther dans la vie des Coleman, Jaume Collet-Serra développe un univers empreint d’une violence sourde et latente caractérisée par l’impression constante qu’un danger se dissimule en hors-champ ou, pire, dans le cadre. Ainsi le réalisateur a-t-il choisi de tourner le film en hiver sous la neige alors qu’initialement le tournage était prévu en été. La neige immaculée pourrait n’offrir à Collet-Serra qu’un décor naturel synonyme de pureté (celle de l’enfance) mais elle représente bien davantage ; en effet, elle est ici utilisée pour ce qu’elle peut cacher, dissimuler ou, dit autrement, ce qu’elle ne peut pas faire apparaître, ne pas révéler.

      Extrait 2 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)

      Contrairement à Rhoda ou Regan, Esther, elle, n’est pas la seule enfant du film. Elle n’apparaît donc pas réellement non plus comme une enfant unique puisqu’elle intègre une famille dans laquelle s’épanouissent déjà, nous l’avons précisé, deux autres enfants. Il faudrait certes nuancer ce propos car si Esther devient effectivement, de par l’acte d’adoption, le troisième enfant des Coleman, il est évident qu’elle est présentée d’emblée au spectateur comme un être seul, isolé et rejeté du monde tel que l’illustre la séquence de la première rencontre à l’orphelinat (Fig. 21 & Fig. 22). Dans la première partie du film, Jaume Collet-Serra tient à faire évoluer son héroïne au sein d’une communauté où l’enfant prédomine (l’école primaire, les parcs de jeux). Du point de vue esthétique, l’organisation spatiale et l’agencement des éléments dans le cadre expriment, grâce à l’utilisation récurrente des plans rapprochés et des gros plans, une volonté d’enfermer précisément les autres enfants du film dans des jeux pervers organisés par Esther et strictement basés sur un rapport de force engendrant le mal. Sans privilégier nécessairement dans ces scènes le seul point de vue d’Esther et en excluant surtout les adultes de ces instants de jeu. Collet-Serra met d’abord en évidence la cruauté des enfants envers les enfants, qu’elle soit physique (Esther poussant du haut d’un toboggan une condisciple) (Extrait 2) ou psychologique (les jeux de regards en gros plan ainsi que les menaces proférées envers un autre enfant de la famille). De toute évidence, la volonté du cinéaste est claire : faire comprendre au spectateur qu’Esther représente déjà une inquiétante menace et que par le biais de l’intimidation et du chantage (voire du passage à l’acte), elle désire détruire l’apparent – mais fragile – bonheur qui permet à la famille Coleman d’exister. Et cette destruction, avant qu’elle n’atteigne le couple parental, s’annonce déjà dans les rapports ambigus qu’Esther entretient avec son frère et sa jeune sœur (Fig. 23 & Fig. 24). Les choix de mise en scène sont, dans ce cas, aussi révélateurs, notamment dans le choix d’attribuer à la petite Maxine (Aryana Engineer) un handicap de taille puisque celle-ci est muette. Cette particularité, couplée au physique angélique de l’actrice, renforce l’image même de l’innocence et de la fragilité chez l’enfant.

      Fig. 23 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 23 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
      Fig. 24 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 24 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)

      A partir de l’instant où Esther réussit, de façon accablante, à contrôler les enfants, son seul but est dès lors d’anéantir le couple formé par Kate et John en s’attaquant d’abord non pas directement aux personnes physiques mais davantage à ce qui les unit, les relie, à savoir l’espace de la maison. Concernant la mise en scène de cette donnée, Jaume Collet-Serra développe, à son tour, les emplois successifs proposés par LeRoy et Friedkin. Ses personnages évoluent dans un espace où chaque détail se révèle être un indice important pour la compréhension du drame. Ainsi est-ce le cas, tout comme dans The Exorcist, des escaliers, lesquels permettent, dans Orphan, d’atteindre et d’occuper (dans la maison) l’espace « d’en-haut » pour s’attacher à mieux délimiter un territoire à conquérir (Fig. 25 & Fig. 26). Ainsi, toujours présent dans le cadre lors des scènes se déroulant dans le salon, le grand escalier crée ce lien entre le rez-de-chaussée et l’étage permettant à Esther d’observer, de voler l’intimité de ses nouveaux parents. Dans cet ordre d’idée, l’occupation en question agit ici telle une emprise non seulement d’ordre géographique mais aussi et surtout mentale. En dominant littéralement l’espace, Esther contrôle, par la même occasion, les personnes qui s’y déplacent, comme en témoigne la scène dans laquelle Sœur Abigail rend visite à Kate et John afin de les informer du comportement trouble de la fillette lorsqu’elle était encore sous sa garde. Cette séquence constitue, à plusieurs niveaux, un moment clé du film. Premièrement parce qu’elle confirme la position dominante d’Esther dans la composition des plans – face à la sœur cadette, résultat de son jeu d’intimidation et face aux parents ; Collet-Serra privilégie la plongée/contre-plongée en isolant dans le cadre, à l’aide de gros plans, des regards inquiets ou menaçants selon leur appartenance. Deuxièmement, la séquence permet, grâce à une utilisation incisive du montage alterné, de s’apercevoir que la volonté de Jaume Collet-Serra n’est aucunement ici, au contraire de LeRoy et de Friedkin, de jouer avec les ellipses ; Orphan choisit de ne rien cacher au spectateur, y compris ce qu’avaient refusé de montrer tant The Bad Seed que The Exorcist, à savoir la représentation d’un meurtre commis de sang- froid par un enfant à l’écran (Fig. 28 à Fig. 31). Conclusion de cette séquence magistralement construite par Collet-Serra, le geste criminel d’Esther envers Sœur Abigail figure graphiquement, en filigrane, le meurtre non dévoilé de Jessup par Rhoda et celui de Burk Dennings par Regan.

      Fig. 25 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 25 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
      Fig. 26 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)
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      Fig. 26 – Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009)

      Il aura fallu plus de cinquante ans donc pour qu’un cinéaste ose enfin montrer à l’écran, dans une production mainstream, un acte jugé tabou quelques décennies auparavant. Cependant, Jaume Collet-Serra, loin de se satisfaire de ce fait d’arme historique, profite de la seconde partie du film pour distiller des séquences empreintes d’une aura subversive mais dans laquelle émerge néanmoins une extrême mélancolie poétique (18). Entre une scène, centrée sur Esther et son père, aux relents d’inceste extrêmement surprenante en ces temps de censure et une autre, très sensible, dans laquelle la mère explique par le langage des signes à sa petite fille muette ce qu’est devenue sa petite sœur morte à la naissance, Orphan joue, à travers son scénario et sa mise en scène, à perturber le spectateur. Le mal que provoque sciemment Esther – sa volonté de détruire le couple formé par ses parents adoptifs – se traduit à l’image par une alternance de moments de tension et de moments d’explication dans lesquels le couple n’est plus filmé qu’en « décomposition », séparés dans le plan par des éléments de l’espace qui agissent comme autant d’obstacles les empêchant de faire face à l’adversité. Kate et John sont prisonniers des murs qui les entourent dans la séquence de l’hôpital d’abord et surtout parce qu’ils sont manipulés par Esther. Si, à l’inverse des deux exemples précédents, la figure paternelle apparaît bien tout au long du film, Jaume Collet-Serra la dépeint non pas comme une entité forte susceptible de prévenir le danger mais bien plus comme une entité faible surmontée par le doute. A l’image de Christine Penmark et de Chris MacNeil, c’est sur les épaules de Kate Coleman que repose le récit et sa conclusion. Bien qu’il ne s’agisse pas en vérité de sa fille biologique, Kate doit néanmoins résoudre le problème posé par Esther. Car cette dernière partie met réellement en danger la vie de chaque membre de la famille. Cette domination/confrontation, Jaume Collet-Serra la traduit, une nouvelle fois, à l’écran, dans la scène de l’hôpital, en optant pour une mise en scène axée sur les visages et les regards, donc sur le gros plan, mais basée aussi sur une construction nerveuse de l’espace. La début de la séquence repose sur deux principes : le premier concerne la lutte interne que se livrent Esther et Maxine, la petite fille muette désirant ne plus obéir à sa sœur aînée, le second sur la prise par Esther, au propre comme au figuré, du regard de Daniel qui ne s’est jamais soumis à elle. Dans ce cas, le langage cinématographique même est au service de la cruauté enfantine puisque son pouvoir se traduit à travers les outils qui le constituent. Ainsi, grâce à un montage alterné au rythme haletant, Collet-Serra donne à voir la mainmise d’Esther sur le film et sur tous ses personnages. Tous, sauf la mère, qui n’a jamais vraiment cru à l’innocence d’Esther et qui est prête, dans cette scène, à enfin intervenir sous la forme d’une punition – une gifle – que ni Christine Penmark ni Chris MacNeil n’avaient osé infliger à leur progéniture. Afin de rendre ce geste essentiel convaincant, le réalisateur utilise, en fin de séquence, un travelling avant qui permet au spectateur de littéralement accompagner le geste punitif posé par Kate. Une nouvelle fois, Collet-Serra fait appel, tout en l’insérant habilement à sa narration, à un procédé utilisé quelques années auparavant par William Friedkin dans The Exorcist.

        5 images Diaporama

        S’il est vrai que le succès d’Orphan repose surtout sur un twist particulièrement habile qui, à lui seul, justifie et excuse les actes perpétrés par Esther, le film constitue une évolution importante dans la thématique de la cruauté enfantine. D’abord, parce qu’il donne à voir, à l’écran, un meurtre commis, de sang-froid, par un enfant sur un adulte ; ensuite, parce qu’il ne néglige en aucun cas une punition d’ordre physique (une gifle), comblant de la sorte les manquements remarqués dans The Bad Seed et The Exorcist et imputables soit à la censure soit aux craintes liées à l’évocation graphique de situations taboues. Le plus surprenant, dans ce cas particulier et considérant la politique en place de nos jours à Hollywood, est que le film résulte d’un travail de production à l’intérieur duquel une grand liberté a été donnée au réalisateur espagnol (mais installé depuis longtemps aux USA), garantissant ainsi une œuvre forte et personnelle, digne héritière de celles tournées en leur temps par Mervyn LeRoy et William Friedkin. Il ne faudrait cependant pas négliger le fait que les trois exemples cités ont tous été produits et distribués par un seul studio, à savoir la Warner Bros., qui a toujours montré, tout au long de son histoire, une volonté d’innover, voire de bouleverser les codes et principes régissant le cinéma hollywoodien (19).

        Seconde partie : l’enfant au centre de la construction d'une nouvelle communauté dans le cinéma européen

        Cette partie s'attardera sur l'analyse de trois exemples issus de deux cinématographies européennes : un espagnol et deux britanniques. Ces derniers représentent une certaine quintessence de la représentation de la cruauté enfantine à l'écran et s'inscrivent dans le projet de continuité et de dépassement effectivement constaté et analysé dans la première partie consacrée au cinéma américain. Certes, les changements, d'ordre esthétique et thématique, sont notables comparés au modèle offert par Hollywood puisque le cinéma européen, dans son histoire, se revendique d'un anticonformisme assumé (20). Le projet européen témoigne de l'importance non d'un enfant unique déstabilisateur au sein de la cellule familiale mais bien d'un groupe d'enfants annonciateur de l'émergence d'une communauté capable de se substituer à celle, régnante, des adultes.

        Village of the Damned (Wolf Rilla, 1960)

        Le village de Midwich en Angleterre est le théâtre d'un phénomène mystérieux. Tous les habitants et les animaux deviennent inconscients pendant plusieurs heures ainsi que toute personne qui pénètre dans un périmètre déterminé autour du village. Même des militaires équipés de masque à gaz s'évanouissent. La population se réveille au même moment sans qu'il soit possible aux autorités de trouver une explication au phénomène. Quelques mois plus tard, les douze femmes et filles du village en âge d'enfanter se retrouvent enceintes et accouchent précocement le même jour d'enfants blonds aux yeux un peu étranges. Ces progénitures vont se révéler physiquement et intellectuellement très avancées pour leur âge, faisant apparaître des dons de télépathie, mais vont manifester assez rapidement des intentions particulièrement hostiles à l'encontre de la population.

        Ce résumé, bien connu des amateurs de cinéma fantastique, est celui du film Village of the damned réalisé en 1960 par Wolf Rilla et adapté d'un roman de John Wyndham publié en 1957. Le film est à l'image du cinéma britannique de l'époque (21) : une réalisation sobre (mais néanmoins maîtrisée et inventive), un récit extrêmement concis et fluide ainsi qu'une interprétation remarquable de l'acteur George Sanders dans le rôle de Gordon Zellaby, symbole par excellence de la figure paternelle, et surtout Martin Stephens qui interprète son fils, David, à la tête du groupe d'enfants maléfiques (22). Œuvre courte, Village of the damned axe paradoxalement sa réussite sur un travail de mise en scène où la temporalité prime sur l'espace qui caractérisait les productions américaines. En effet, dans les exemples européens, la donnée spatiale ne sera que très peu définie, pour la simple et bonne raison que dès le début du récit elle forme, de façon allégorique, un huis-clos inviolable (23). Par contre, il est évident qu'un travail particulier se remarque dans l'utilisation et la gestion du temps en ce qui concernent les étapes dramatiques du film de Wolf Rilla et qu'un contraste évident existe entre les phases du développement narratif (la succession des informations utiles au récit) et les séquences où la cruauté enfantine s'exprime.

        Dans ces dernières, afin d'amplifier l'angoisse et la terreur, le réalisateur choisit d'étirer volontairement le temps avant que n'arrive l'impensable, à savoir la disparition d'un adulte. Etrangement, ce qui rend ce film très dérangeant, c'est que toute la violence déployée par le groupe d'enfants dans Village of the damned est suggérée, toujours reléguée dans le hors-champ. Précisons néanmoins que dans certains cas, si les crimes sont bien vécus et représentés dans le cadre, ils ne sont pas commis directement de la main des enfants puisque ces derniers agissent en manipulant l'esprit des adultes qui se donnent eux-mêmes volontairement la mort. Ce pouvoir (hérité, semble-t-il, d'origines extraterrestres) s'exerce à l'écran d'une façon symbolique puisqu'il fait appel à la fois au regard envoûtant et, surtout, au silence comme principaux vecteurs de communication. Dans ce cas, Rilla joue une nouvelle fois avec les contrastes puisqu'au silence des enfants, les adultes, incapables d'agir et de trouver des solutions, ne font, eux, que parler.

        Si le sujet permet d'aborder de front la problématique de la cruauté enfantine au cinéma en y incluant des meurtres d'adultes ordonnés par des petits, sa transposition à l'écran, en 1960, nécessite donc quelques réserves. Ainsi, selon son ampleur ou sa gravité, le geste criminel disparaît du champ. C'est le cas de cette séquence dans laquelle un adulte tente de renverser à l'aide de son automobile un des enfants maléfiques avant d'être lui-même victime d'une collision mortelle un instant plus tard (Fig. 32 à Fig. 44 – Diaporama). Ou encore celle montrant un homme, fusil à la main, menaçant d'abord le groupe d'enfants pour ensuite retourner l'arme contre lui. D'un côté, l'accident mortel se déroule dans le champ mais , de l'autre, le tir de fusil est relégué en hors-champ et seul le son de la détonation confirme le geste. Si les origines extraterrestres du mal avancées par le scénario justifient et excusent le comportement anormal des enfants, on constate néanmoins l'impossibilité de figurer à l'écran, comme cela a été le cas pour The Bad Seed, leurs actions criminelles. Néanmoins, cette donnée scénaristique permet de laisser de côté une punition s'avérant ici totalement obsolète (24).

          13 images Diaporama

          Notons que, dans le cas de la thématique vue d'Europe et au contraire d'Hollywood, c'est bien le père qui décide d'instaurer un dialogue avec le groupe d'enfants et de tenter de reconstituer l'ordre préétabli. Réalisé dans un contexte politique et socioculturel particulier, Village of the damned repose essentiellement sur la métaphore, et l'aspect "science-fiction" déployé doit être pris au deuxième degré. Car le film de Rilla n'expose rien de moins qu'un conflit générationnel où l'adulte, perdu face à l'enfant qu'il ne maîtrise plus, considère celui-ci comme un étranger, donc comme un danger.

          ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)

          Fig. 45 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 45 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
          Fig. 46 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 46 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
          Fig. 47 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 47 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)

          Près de quinze ans après ce premier essai européen, un autre réalisateur, Narcisso Ibáñez Serrador s'attaque à la thématique de cruauté enfantine en groupe dans un film, beaucoup plus subversif, au titre révélateur : ¿Quién puede matar a un niño? (25) . Sorti en 1976, le film raconte l'histoire d'un couple de touristes qui arrive un matin dans la petite île tranquille d'Almanzora. Ils ne tardent pas à découvrir que les enfants de l'île ont assassiné la majorité des adultes. Traqués par des petits meurtriers, le couple tente donc désespérément de quitter les lieux. Loin de calquer son récit sur le caractère fantastique de Village of the damned, Narcisso Ibáñez Serrador privilégie l'aspect réaliste, rendant l'approche du film extrêmement troublante. Il n'existe en effet ici, à priori, aucune raison (ni rationnelle ni fantastique) qui expliquerait la révolte et la cruauté des enfants envers les adultes. Si ce n'est évidemment ce terrible générique qui montre, photos à l'appui (26), toutes les horreurs subies par les enfants de la planète au cours du vingtième siècle et, parmi elles, l'enfermement dans les camps de concentration. ¿Quién puede matar a un niño? est un film riche et novateur qui surclasse, dans tous les domaines, son prédécesseur et, s'il réussit encore à choquer aujourd'hui, c'est parce qu'il parvient à rendre probant l'invraisemblable. S'il dépasse effectivement Village of the damned, le film d'Ibáñez Serrador en reprend néanmoins certaines caractéristiques, à commencer par le jeu des regards et l'importance du silence dans la construction des scènes entre enfants et adultes. Cependant, là où Rilla ne faisait qu'illustrer un comportement de groupe basé uniquement sur le respect d'une tâche à effectuer (supprimer les adultes s'obstinant à barrer la route aux enfants), Ibáñez Serrador confirme l'existence d'un nouveau mode de communication communautaire qui bannit la parole et augmente l'hostilité. La contamination par le regard, notamment, n'agit plus de l'enfant vers l'adulte mais bien de l'enfant vers l'enfant (Fig. 45 à Fig. 47). C'est à travers ces jeux de regards que le réalisateur examine la perte de l'innocence et s'enfonce dans le mal en effectuant systématiquement des zooms sur les visages des enfants.

          L'aspect novateur et subversif le plus extrême de ¿Quién puede matar a un niño? provient d'une mise en valeur rigoureuse de la monstruosité des enfants à travers une dimension exclusivement ludique. Chez Ibáñez Serrador, les jeux innocents des enfants deviennent, pour les adultes, des jeux mortels comme c'est le cas dans la séquence où un père désespéré (un des seuls adultes encore présent lorsque le couple de touristes débarque sur l'île) se laisse prendre au piège par son enfant; le film souligne l'incapacité de faire confiance à sa progéniture.

          Fig. 48 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 48 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
          Fig. 49 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 49 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
          Fig. 50 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 50 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
          Fig. 51 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)
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          Fig. 51 – ¿Quién puede matar a un niño? (Narciso Ibáñez Serrador, 1976)

          Evidemment lorsque les enfants se rendent compte que le couple formé par Tom et Evelyn, véritable entité perturbatrice, ont découvert leur intention de conquérir non seulement l'île d'Almanzora mais aussi le continent (voire le monde entier), ils n'ont de cesse de les persécuter afin de les supprimer. Et c'est bien de là que provient le malaise car, en filigrane, le réalisateur invoque la notion de parricide lorsqu'il propose au couple de multiples tentations de passer à l'acte. Sous la menace de plus en plus pressante de la horde grandissante d'enfants, Tom et Evelyn sont obligés de se défendre pour survivre, c'est-à-dire d'utiliser eux-mêmes la violence comme seule raison d'exister sur l'île. Jusqu'à ce qu'émane de cette violence un geste meurtrier de Tom envers un des membres du groupe. Dans ce cas, la représentation d'un meurtre d'enfant à l'écran de la main d'un homme fait voler en éclats les barrières de la censure et constitue, après Village of the damned, un premier prolongement de la thématique dans son appartenance européenne. Car en ce qui concerne le cinéma américain, soulignons-le, ni The Bad Seed ni The Exorcist, pas même Orphan, n'a osé s'aventurer si loin dans la figuration de ce type de meurtre. De plus, le geste meurtrier n'arrive pas à n'importe quel moment du film puisqu'il constitue la conclusion d'une assez longue séquence dans laquelle la vie du couple est véritablement mise en péril par les enfants. Métaphoriquement, l'action criminelle a valeur de punition aux yeux d' Ibáñez Serrador puisqu'elle permet d'une part à Tom de reprendre enfin le dessus sur ses agresseurs et d'autre part de calmer aussi les pulsions dévastatrices des enfants (comme fonctionnerait une punition traditionnelle d'ailleurs) (Fig. 48 à Fig. 51). ¿Quién puede matar a un niño? calque sa construction sur son prédécesseur britannique en jouant également sur l'étirement du temps, grâce à une grande maturité formelle dans l'agencement et la construction des plans ainsi que, bien évidemment, sur le travail de montage. Dans sa première partie, le film d'Ibáñez Serrador repose principalement sur la placidité (le calme et le repos des lieux de vacances) pour ensuite bifurquer sur la gradation (la découverte de l'île par le couple adulte et des horreurs commises par les enfants) et enfin se conclure sur la prolifération (du mal à travers les enfants). Ce mouvement crescendo fait écho à la construction de The Exorcist de William Friedkin et il n'est pas inintéressant de rappeler la contemporanéité des deux longs métrages (1974 et 1976).

          Le travail sur la temporalité a pour conséquence la mise en exergue de l'opposition entre deux mondes rivaux : celui constitué par le couple et celui formé par la communauté naissante. Ainsi, au cours du film, les scènes d'angoisse, assez longues, font place à des scènes de violence, plutôt courtes, à l'intérieur desquelles la virtuosité formelle du cinéaste espagnol éclate. Par exemple, nous citerons la scène montrant l'apparition progressive dans le cadre des enfants se trouvant sur les hauteurs de l'île qui constitue un tableau d'une force exceptionnelle et qui fait naître la peur sur la durée.

          ¿Quién puede matar a un niño? prolonge et dépasse donc nettement les jalons posés par Village of the damned en permettant au spectateur d'assister, non sans effroi, au meurtre d'un enfant par un adulte. Loin d'être "gratuit", le geste est la conséquence d'un danger réel véhiculé par la cruauté enfantine. De plus, l'intervention est, dans ce cas, renforcée par l'idée de punition et, comme dans Village of the damned, c'est la figure paternelle (même si elle s'avère ici davantage symbolique) qui se charge de l'appliquer.

          The Children (Tom Shankland, 2008)

          Si au niveau hollywoodien, Orphan constitue, avec raison nous l'avons démontré, le troisième et dernier jalon en date concernant le développement de la thématique de la cruauté enfantine, The Children, réalisé par Tom Shankland en 2008, apparaît, lui aussi, comme l'ultime avancée du côté européen. De par sa férocité et son atmosphère, le film convoque respectivement ¿Quién puede matar a un niño? et Village of the damned. Metteur en scène du très remarqué Waz (27), Shankland raconte, dans The Children, l'histoire de deux familles qui se retrouvent dans une maison isolée de la campagne anglaise afin de fêter Noël. Cassey (interprétée par Hannah Tointon), une adolescente en révolte, est déçue de ne pas pouvoir rejoindre ses amis en ces jours de fêtes et se démoralise à l'idée de devoir rester avec ses jeunes frères et sœurs ou cousins. Le séjour tourne au drame lorsque ces derniers sont touchés par une sorte de virus étrange qui perturbe le comportement des jeunes enfants. Les parents sont en effet devenus la cible d'une violence meurtrière organisée par leurs progénitures. Seule témoin de ce comportement inquiétant, Cassey doit convaincre les adultes du danger qui les attend. Cependant, face à leurs propres enfants, l'envie de se défendre n'est pas aussi instantanée qu'elle ne devrait l'être.

          Le film flirte, davantage encore que ¿Quién puede matar a un niño?, avec la subversion puisque très vite le spectateur comprend que la solution viendra non seulement des adultes mais aussi et surtout, et c'est novateur, des propres parents. Il n'existait, rappelons-le, qu'un lien de parenté lointain (puisque d'origine extraterrestre) qui unissait David à son père dans Village of the damned. Quant au film de Narcisso Ibáñez Serrador, rien ne rattachait biologiquement les enfants de l'île au couple formé par Tom et Evelyn. Ici, la question posée par Shankland est à la fois problématique, anticonformiste et transgressive : si les enfants mettent en danger la vie de leurs parents, ces derniers sont-ils capables de les abattre en commettant l'impensable, à savoir l'infanticide? On note, dans ce cas, à quel point la progression est immense par rapport aux deux exemples précédents d'une part mais également par rapport aux trois films hollywoodiens d'autre part qui, malgré les qualités évidentes d'Orphan, ne parviennent pas à atteindre le jusqu'au-boutisme affiché par The Children. Certes, il paraît que sans les avancées (28) de ¿Quién puede matar a un niño?, Tom Shankland n'aurait pas atteint un résultat si abouti tant il précise, sans la dénaturer, la volonté, esthétique et thématique, d'Ibanez Serrador.

          Cependant, de par son scénario, The Children parvient à créer plus rapidement, et d'une manière radicale, une ambiance lourde couronnée par quelques effets de surprise propres au cinéma d'horreur contemporain. Cette efficacité, Shankland la doit à une réalisation inspirée reposant sur une certaine économie de moyens par rapport aux productions hollywoodiennes (c'est d'ailleurs aussi le cas pour Rilla et Ibáñez Serrador) qui permet de renforcer tant le réalisme du récit que le sentiment d'inquiétude ambiant qui hante le film. Mis à part une probable contraction de virus, aucune explication n'est avancée quant au comportement criminel des enfants. Shankland rejoint dès lors Ibanez Serrador car il ne cherche pas à expliquer la maladie mystérieuse qui change le comportement des enfants. Par contre, ce qui intéresse le réalisateur, c'est la façon dont les enfants vont, afin de jeter les bases de leur nouvelle communauté, s'organiser de manière pernicieuse (29) afin de piéger définitivement les adultes.

          La réalisation de Shankland s'organise autour d'une triple symbolique héritée des films précédents : d'abord, le panorama du film est forestier, enneigé (aspect métaphorique déjà employé par Jaume Collet-Serra dans Orphan) et agit en contrepoint avec les pièces, parfois étroites, de la maison. Cet espace, à la fois éthéré et étouffant, permet d'éprouver un malaise. Ensuite, le cottage en lui-même, parce qu'il est isolé et coupé du monde, détermine la possibilité d'actions meurtrières inconcevables. Précisons la progression dans la réduction du champ d'action entre les exemples européens sélectionnés précédemment puisque d'un village entier (Midwich), nous sommes passés à une petite île peuplée de quelques habitants (Almanzora) pour enfin se retrouver dans une habitation unique. Enfin, nous l'avons déjà précisé, l'aspect ludique occupe une place importante dans le film puisque chaque geste meurtrier sera amené par le jeu ou servira de prétexte à sa mise en place.

          L'exposition du film insiste sur l'incapacité des adultes à gérer des problèmes inutilement complexes et sur leur difficulté à dialoguer avec les enfants. En enfermant ceux-ci dans un univers qui ne prend pas la peine de les comprendre, Shankland permet au spectateur d'éprouver de l'empathie pour les enfants, là où le film d'Ibáñez Serrador orientait sa narration du point de vue du couple uniquement. Et, avec une simplicité déstabilisante, le réalisateur parvient à renforcer la représentation horrifique des très jeunes enfants. Alternant une ambiance sonore stridente et de nombreux plans dans lesquels le silence règne en maître, Shankland démontre que ces enfants terribles ne misent pas sur le physique car ils sont d'abord rusés et manipulateurs. A l'écran, cette tendance se confirme par l'emploi récurrent de plans fixes (permettant une alliance solide avec les silences de la bande sonore) qui font la part belle aux rictus incisifs et au regard amorphe en ce qui concerne le visage des enfants. En évitant de tomber dans l'outrance, le film de Shankland, totalement décomplexé face à la représentation de l'infanticide notamment, libéré de tous les tabous inhérent à la thématique de la cruauté enfantine, contient des scènes de crimes extrêmement efficaces et irrévérencieuses. En effet, tant la violence faite par les enfants que celle faite aux enfants réussit à surprendre, et cela grâce à l'utilisation d'un montage qui maximise l'impact de celle-ci.

          Dans la construction des scènes de meurtres, le réalisateur fait preuve d'une maîtrise parfaite en ce qui concerne la gestion de la tension. Cette mainmise sur le rythme se remarque également sur la structure générale du long métrage puisque Shankland se fait succéder plans rapprochés à l'extrême (précision des détails dans le cadre) et plans très aérés (grandeur des extérieurs naturels) en corrélation logique avec le choix du cottage comme lieu d'action : étouffer puis respirer et vice-versa. Au début de chaque séquence sont systématiquement privilégiés les points de vue d'ensemble avant que ceux-ci ne soient perturbés par un mouvement rapide (ou un cut) qui joue pertinemment avec cette idée de dualité et d'affrontement. Il en va ainsi pour une des scènes du film où, à un plan en hauteur, presque isométrique, succède un cadrage serré contenu dans une petite tente d'enfant. De par cet exemple clair et concis, Shankland propose à son spectateur de se placer à la hauteur des enfants et de voir leur monde. Ce choix, tout à fait personnel, se justifie dans la volonté du réalisateur de mieux rendre le malaise palpable à l'écran. Il explique, dans le dossier de presse du film, que "quand, dans un film, la menace vient d'un enfant de six ans, l'approche esthétique doit être différente. Nous avons suivi un grand nombre de règles pour les filmer : en privilégiant les angles bas, les vues de derrière et les flash dans le but de rendre les enfants plus insaisissables et effrayants" (30).

          Peu discuté lors de sa sortie, l'aspect le plus subversif de The Children demeure cependant - et pour bien longtemps encore - sa partie finale. En effet, par rapport à l'approche de la thématique, cette séquence (surtout ses deux gestes meurtriers) représente, en somme, une finalité, une sorte de but atteint envers et contre tous les tabous qui se sont dressés sur le chemin de sa figuration à l'écran. De par sa puissance et sa portée, elle semble agir non seulement comme la conclusion du film en question mais aussi comme celle des cinq autres films analysés auparavant. Si Ibáñez Serrador avait effectivement montré la mort d'un enfant par un adulte à l'écran, cet acte était perpétré par un homme, et non par une femme (inutile ici de préciser la relation biologique qui unit la mère à son enfant), qui plus est, qui n'était pas son père. Or, dans The Children, Tom Shankland s'oppose littéralement à la vision du cinéaste espagnol en donnant la possibilité (mais a-t-elle réellement le choix?) à la mère d'éliminer son propre enfant devenu un monstre à tuer. Ainsi pourra-t-on dire ici que la punition fonctionne dans les deux sens. En effet, force est de constater que la figure maternelle, parce qu'elle s'est distanciée de sa progéniture, parce qu'elle n'a pas su la comprendre, est victime d'un châtiment qui ne lui permet pas de sortir de cette sanglante épreuve l'esprit libre (Fig. 52 à Fig. 59 – Diaporama).

            8 images Diaporama

            Shankland ose aussi montrer ce que Mervyn LeRoy avait tenté, avant tout le monde, de faire comprendre : si l'enfant affiche une certaine cruauté, c'est que, quelque part, l'adulte (que cela soit le père ou la mère, voire le couple dans les exemples américains) a manqué à son devoir. Et si même, in fine, une quelconque explication (parfois logique, souvent saugrenue) se charge de rassurer le spectateur sur la cruauté des actes montrés, il faut bien avouer qu'elle s'avère souvent ténue.

            Conclusion

            A travers ces six exemples, cette approche de la thématique originale que constitue la cruauté enfantine au cinéma, dans les limites que nous lui avons définies, a permis de distinguer deux perspectives à la fois différentes et complémentaires. Différente car l'aspect géographique, américain ou européen, détermine une formule et le développement de thèmes particuliers : l'éclatement de la cellule familiale d'une part, la constitution d'une nouvelle communauté d'autre part. Complémentaire car nous avons démontré que les œuvres agissaient l'une sur l'autre en prolongeant - toutes en innovant - les pistes empruntées par le film qui précède ; on retiendra surtout les évolutions concernant les représentations du meurtre à l'écran et la sentence qui s'ensuit. De plus, nous pourrions ajouter que, par rapport à cette tendance, les exemples choisis agissent de façon symétrique puisqu'outre les dates qui se correspondent (1956-1960, 1974-1976, 2008-2009), on remarquera la même volonté de franchir les frontières du politiquement correct afin d'imposer une vision libre, voire décomplexée, de la cruauté enfantine en faisant appel à une réalisation inspirée et talentueuse. Alors que la critique accuse généralement, bon gré mal gré, le cinéma fantastique ou d'horreur de se complaire dans l'exploitation de recettes à succès éculées, dans l'épuisement ultime d'un filon, l'analyse de la thématique de la cruauté enfantine, à partir de "films de genre" a démontré au contraire que, loin de se satisfaire des acquis d'une production à succès, les différents réalisateurs ont su faire preuve, à la fois de persévérance, d'imagination et de respect par rapport aux œuvres qui précédaient la leur, permettant ainsi de mettre en évidence une démarche artistique réflexive et originale. Cette influence ne s'est d'ailleurs pas limitée aux seuls exemples cités dans cet article puisque Fabrice du Welz, grâce à Vinyan, a lui aussi abordé la question de la cruauté enfantine à l'écran. Le réalisateur belge ne cache d'ailleurs pas une certaine filiation lorsqu'il évoque ses influences : "Il y en a beaucoup… Proche de Vinyan : Les révoltés de l’an 2000  de Narciso Ibáñez Serrador qui est un vrai film d’exploitation, mais très transgressif. L’utilisation des enfants est forcément transgressive, surtout aujourd’hui dans un contexte assez aseptisé, où le politiquement correct règne en maître absolu (31) ".

            La thématique de la cruauté enfantine a traversé les époques, s'est adaptée à ses contextes de production respectifs ainsi qu'à la censure ou encore à l'évolution de la société ; elle n'est donc pas uniquement qu'une problématique filmique. Cependant, sa représentation graphique, de par les enjeux esthétiques qu'elle appelle, en fait une des thématiques cinématographiques les plus riches et les plus intéressantes, mais aussi paradoxalement les moins analysées, de ces dernières années.

            Notes

            NuméroNote
            1Ces sujets peuvent aller de l’abandon, la délinquance (L’Enfance nue de Maurice Pialat (1968) ou Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959)) jusqu’à la confrontation de la mort d’un parent (Cria Cuervos de Carlos Saura (1976) ou Ponette de Jacques Doillon (1996)).
            2Cet article, à caractère non exhaustif, se limitera en effet à des exemples provenant du cinéma américain en ce qui concerne la première partie et du cinéma européen – anglais et espagnol – pour la seconde partie. L’étude d’autres cas, surtout issus des cinématographies asiatiques, permettrait sans nul doute d’enrichir le thème abordé en développant des particularités esthétiques propres à ces zones géographiques.
            3Il faut comprendre dans le terme très large de « dépassement" la volonté de chaque réalisateur de non seulement prolonger la réflexion de la thématique de la cruauté enfantine en accentuant la gravité du propos mais surtout de traduire ce même propos grâce à une esthétique qui tentera de bouleverser sans cesse les limites de la représentation, notamment en ce qui concerne la violence graphique à l’écran.
            4Voir Christian Paigneau, L’odyssée de l’enfance au cinéma, enfance et narration au cinéma, collection Ciné bazaar, éditions Bazaar and co, Paris, 2009.
            5 Pour la France, notamment voir Demain les mômes (Jean Pourtalé, 1975). Pour la Belgique, plus récemment, voir Vinyan (Fabrice du Welz, 2008).
            6Celui de la violence morale et physique d’un enfant envers un adulte. Sujet délicat puisqu’au cinéma il doit être sinon mis en images, au moins « envisagé » graphiquement.