Jacques Villeglé, faucheur de signes
Sur le rivage de Saint-Malo, à l’été 1947, le regard du jeune Jacques Villeglé est attiré par un fil de fer tordu parmi les débris du mur de l’Atlantique. Il est frappé par la beauté et le caractère sculptural d’un simple fil de fer abandonné, qu’il perçoit comme un dessin dans l’espace. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, après un passage de seulement quelques mois dans l’atelier de peinture de l’École des Beaux-Arts de Rennes, Villeglé n’a sans doute pas connaissance des sculptures en fer réalisées par Julio González et Pablo Picasso vingt ans plus tôt. Collecter dans ce but des objets usuels deviendra vite pour lui une habitude, annonçant la mise en valeur des affiches lacérées et l’arrivée du Nouveau Réalisme. À l’École des Beaux-Arts de Rennes, Jacques Villeglé fait la connaissance de Raymond Hains, inscrit en section sculpture mais dont la préférence va à la photographie. Naîtra à cette époque une amitié durable entre les deux hommes, qui se révèlera déterminante pour l’évolution de leurs carrières. Ensemble, ils visitent Nantes et s’émerveillent devant la beauté des chantiers navals, qui leur offre « […] un ensemble visuel, auditif et moteur qui sans retouche formait un spectacle auditif complet que nous pensions d’abord devoir filmer et enregistrer » (1) raconte Villeglé. Dès le début des années 1950, ils se consacrent ainsi au cinéma, expériences qu’ils poursuivent jusqu’en 1954. Celles-ci donneront entre autres naissance au film abstrait Pénélope, réalisé à l’aide de l’» hypnagogoscope », un appareil mis au point par Hains afin de soumettre des collages à la déformation d’un verre cannelé. Cette envie de capturer le réel, qui passe d’abord par le cinéma et la photographie, mène les deux jeunes étudiants à s’interroger sur le rôle de l’artiste. Limiter son intervention et se servir de matériaux ordinaires leur apparaissent alors comme les fondements d’une nouvelle voie à tracer dans le paysage de l’après-guerre, qui ne soit ni celle de l’art informel trop en vogue, ni celle de la figuration traditionnelle qu’ils estiment obsolète. Récupérer des affiches publicitaires lacérées par les passants et l’action des intempéries, un sujet que Hains se propose d’abord de photographier, semble correspondre à leur projet commun : « Pour moi, les affiches lacérées rapprochaient l’art de la vie et annonçaient la fin de la peinture de transposition…» (2) précise Villeglé. La première affiche lacérée est prise en février 1949 boulevard de Montparnasse à Paris, par ceux qu’on appellera bientôt les « affichistes », ou encore les « décollagistes » ; une œuvre collective qu’ils intitulent Ach Alma Manetro en référence aux fragments de mots repérables sur l’affiche. Depuis le XIXe siècle, Paris est la ville d’Europe où les affiches sont les plus nombreuses, inspirant déjà poètes et écrivains, et plus tard certains photographes à commencer par Brassaï. Considérant la flânerie comme faisant partie intégrante de leur travail, Hains et Villeglé arpentent les rues de Paris, à la recherche d’affiches porteuses de sens. Pendant une décennie, ils travaillent en étroite collaboration, mais Hains abandonnera ensuite peu à peu les affiches lacérées, Villeglé y consacrera quant à lui l’essentiel de sa carrière. D’autres, comme Mimmo Rotella et François Dufrêne, seront également séduits par le concept de l’affiche lacérée, bien que de manière passagère. Chacune de leurs œuvres révèle alors des spécificités plastiques et des approches parfois contraires, notamment concernant la manière plus interventionniste de certains. Pour sa part, Villeglé s’intéresse à l’affiche pour sa symbolique générale mais aussi pour ses qualités chromatiques et son lien avec la typographie, qui le passionne depuis de nombreuses années déjà.
Les affiches de Hains et Villeglé sont exposées pour la première fois en 1957 à la galerie parisienne Colette Allendy. Le titre de l’exposition, Loi du 29 juillet 1881 ou le lyrisme à la sauvette, rappelle la loi qui interdit l’affichage des affiches dans l’espace public en dehors des espaces réservés. Après huit années de collecte, les principaux thèmes de l’œuvre de Villeglé, auxquels s’ajouteront quelques séries spécifiques, se dessinent déjà : les affiches au contenu politique, celles avec des fragments de mots, des éléments de typographie ou des lettres éparses, les affiches avec des personnages et enfin celles sans lettres ni figures à la dominance monochrome, dont l’allure est abstraite. Ces dernières sont plus particulièrement fréquentes dans les années 1960 car la coutume était d’encadrer les panneaux d’affichage de bandes de couleur unie. À l’exposition de 1957, les auteurs adoptent le parti audacieux de ne pas signer leurs œuvres, selon leur volonté de dépersonnaliser la figure de l’artiste. Contrairement à la démarche de Marcel Duchamp, à leurs yeux, l’affiche lacérée constitue une remise en question non pas du statut de l’œuvre d’art, mais de la professionnalisation de l’artiste, en faveur d’une vision collective. Si le résultat s’en rapproche, Villeglé dépasse de la sorte la démarche des artistes dada tels que Schwitters auxquels il fut comparé à ses débuts, qui s’étaient servi des matériaux de la vie quotidienne pour la réalisation de leurs collages mais qui restèrent attachés à l’idée d’un processus créatif somme toute assez proche du geste pictural. Une idée difficile à faire accepter au public de l’époque, que Villeglé développe dans un texte qu’il intitule Des réalités collectives, publié dans la revue -grâmmeS en 1958 (3) et qui se révèlera être un texte fondateur préfigurant le manifeste du Nouveau Réalisme. Fidèle à sa démarche, l’année suivante, à l’occasion d’une exposition dans l’atelier de François Dufrêne, Villeglé met sur pied le concept du « Lacéré Anonyme », une figure imaginaire à qui il attribue la paternité de ses œuvres, symbole de toute personne à avoir contribué aux affiches lacérées et qui est, à son insu, devenue auteur d’un travail dont Villeglé se propose d’être le conservateur. Un révolté qui arrache une affiche en passant, l’auteur d’un texte politique dont un fragment demeure sur une affiche, l’artiste dont l’œuvre est reproduite, sont autant de visages de ce personnage aux diverses personnalités. Villeglé se considère ainsi plutôt comme un archéologue ou un collectionneur d’images, sélectionnées dans le paysage urbain. « Le matin, je peux décoller une affiche abstraite très calme, et l’après-midi une affiche figurative très colorée. Ça aurait d’ailleurs pu me causer des problèmes d’identité si je n’avais pas imaginé le Lacéré Anonyme » (4) explique Villeglé. La création de ce personnage lui permet dit-il de résister à la tentation de ses goûts personnels, qui risqueraient d’entraver le regard d’» historien » auquel il aspire. Dans cet état d’esprit neutre, les titres choisis par l’artiste se résument au lieu de la collecte de l’affiche, ou à des éléments objectifs y apparaissant. Poursuivant sa réflexion, dans une série d’affiches entamée au milieu des années 1960 et intitulée La Peinture dans la non-peinture, Villeglé questionne plus spécifiquement l’identité de l’artiste à travers le thème de la reproduction d’œuvres d’art et de la signature, notamment à propos des œuvres de Georges Mathieu et de Jean Dubuffet. Dans le même registre, les annonces de concerts musicaux occupent nombre de ses affiches dans les années 1980.
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Toutefois, quoi qu’en dise Villeglé, certaines étapes fondamentales du processus créatif incombent à l’artiste seul, telle que le choix de l’affiche et des thèmes qu’il attribue à ses séries, et enfin le cadrage. À cela s’ajoute la collecte de l’affiche à proprement parler, qui constitue un acte symbolique de transgression : « Avant le cadrage de l’affiche il y a la prise. Celle-ci se déroule rapidement. Le temps de réflexion est le plus souvent limité. Vidi, vici. J’ai vu, il me faut agir, prendre, ramasser, partir. Il y a du rapt dans l’acte de prendre, l’action prime sur la pensée. L’instinct, le hasard, l’automatisme font le reste. Dans le choix du cadrage, si l’affiche est grande, il n’y a parfois même pas le recul nécessaire pour l’apprécier. Le ravisseur doit deviner ce qu’il ne fait qu’entrevoir à travers les obstacles de la rue […]. » (5) Si la dimension esthétique est bien présente dans l’œuvre de Villeglé et si elle guide un tant soit peu ses choix d’artiste, le résultat visuel n’est pas ce à quoi il accorde le plus d’importance. Et celui-ci de déclarer : « […] lors de la première Biennale des Jeunes en 1959, j’ai compris que le succès des affiches présentées pouvait se fonder sur une confusion, la beauté de leur matière se comparer aux peintures matiéristes des abstraits. Je risquais d’être récupéré si je n’y prenais pas garde. Par son transport dans le musée, l’affiche lacérée risquait en effet d’être regardée formellement comme un Tàpies, ou une texturologie de Dubuffet. Je trahissais mon intention d’introduire la rue dans l’univers clos du musée. » (6) Certes, certaines des affiches lacérées plus abstraites, où ne demeurent que des plages de couleurs unies, favorisent plus particulièrement cet amalgame. D’autres, dont le contenu des textes politiques reste majoritairement lisible, encourent moins ce risque. Cela étant, à la Biennale internationale des jeunes artistes de 1959, loin d’être directement appréciées pour leurs qualités plastiques, les affiches provoquent une véritable opposition de la part des artistes membres du jury et le commissaire de la biennale, pour calmer les esprits, décide de les exposer dans la salle réservée à l’auditorium.
Quelle que soit la manière dont elles sont comprises et leurs infinies qualités artistiques, du mystère se dégageant de certaines affiches à l’émotion qu’elles suscitent, de toute évidence, les affiches lacérées de Villeglé sont une mise en garde contre l’aliénation et la manipulation du discours officiel, un cri contre tout conditionnement social. Alors que l’affiche véhicule la culture dominante, l’affiche lacérée est perçue par son auteur comme un « antidote contre toute propagande. » (7) Déclaration à laquelle il ajoute : « La lacération représente pour moi ce geste primaire, c’est une guérilla des images et des signes. D’un geste rageur, le passant anonyme détourne le message et ouvre un nouvel espace de liberté. » (8) Porte-parole des contre-discours, Villeglé est en quelque sorte un précurseur du Street Art. L’une de ses séries d’affiches, entamée en 1968, s’intéresse d’ailleurs plus particulièrement aux graffitis recouvrant les panneaux d’affichage, qui constituent un geste d’opposition supplémentaire. Néanmoins, au lieu d’investir la rue, il la transpose dans le lieu a priori sacré du musée. Notons que la première affiche lacérée à intégrer une collection muséale est acquise en 1964 par le musée de Krefeld en Allemagne, et fut achetée par son conservateur auprès de la galerie anversoise Ad Libitum à l’occasion d’une exposition personnelle. Villeglé exposera à plusieurs reprises dans cette galerie tenue par John Trouillard et son épouse Jacqueline Reydams mais dont le fer de lance est en réalité le collectionneur belge Philippe Dotremont, admirateur du travail de Villeglé et du Nouveau Réalisme. En 1966, la galerie expose encore les affiches lacérées de Villeglé avec celles de Rotella et Dufrêne, mais Ad Libitum ne survivra pas longtemps à la mort de Dotremont survenue cette année-là. Villeglé continue néanmoins d’exposer dans les galeries et musées belges, pas moins de septante-quatre fois entre 1963 et 2016. Une terre d’accueil pour son travail où il se rendra régulièrement, séjours au cours desquels il réalise occasionnellement des affiches, notamment lorsqu’il expose à la galerie Micheline Szwajcer à Anvers en 1982. La Belgique est aussi l’un des quatre lieux de la première exposition consacrée au Nouveau Réalisme et à son pendant américain, Pop Art, Nouveau Réalisme, etc…, présentée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1965.
Villeglé récolte ses dernières affiches à Buenos Aires en 2003 ; l’artiste a alors septante-sept ans. Mais depuis les années 1980, la place qu’occupe l’affiche lacérée dans sa production est de plus en plus marginale. À cette époque, selon la politique de la « ville propre » menée par le gouvernement français, les lieux d’affichage se voient presque exclusivement réservés aux campagnes publicitaires payantes qui, de plus en plus imposantes, deviennent inaccessibles aux passants car placées en hauteur et la plupart du temps grillagées. L’affichage sauvage disparaît progressivement, et les affiches lacérées s’avèrent très difficiles à trouver. Elles subsistent alors comme l’un des derniers lieux d’expression des discours marginaux. Villeglé se voit contraint d’étendre ses recherches à la banlieue de Paris, moins surveillée, et aux villes de province, où l’affichage sauvage persiste encore. En 1991, il entame ainsi une série dans le nord de la France, qui donnera lieu à plusieurs expositions intitulées Décentralisation. Dans le même esprit, en 1997, il crée L’Atelier d’Aquitaine, un atelier itinérant qui parcourt les villes du sud de la France à la recherche d’affiches lacérées. À partir des années 1970, Villeglé développe également ce qui constitue, après les affiches, la plus importante part de son travail : « l’alphabet socio-politique ». S’exprimant sur divers supports et à travers des techniques variées, celui-ci reflète, plus encore que les affiches, l’intérêt que l’artiste porte à la typographie et au Lettrisme (9). L’idée de créer un nouvel alphabet lui a été inspirée en 1969 à la vue d’un graffiti à la station de métro parisienne République, au sein duquel les lettres du nom du Président Nixon en visite à Paris avaient été refaçonnées à l’aide de symboles politiques. « Sélectif, l’alphabet de Villeglé repose sur un principe simple : ajouter ou substituer à chaque lettre (hormis le J) un ou plusieurs signes de silhouette ressemblante, repérés sur les couloirs de métro, les affiches, les murs ou ailleurs, et puisés dans la culture populaire. » (10) explique Roxane Jubert. Villeglé s’approprie ces signes, idéogrammes et symboles chargés de sens et d’émotion, qu’ils soient historiques, politiques, idéologiques, astrologiques ou religieux, pour composer un nouveau langage qui porte la trace de notre histoire. Dans le prolongement des affiches lacérées, l’alphabet socio-politique extrait les témoins d’une culture visuelle, historique et idéologique de leur contexte initial, pour leur redonner une nouvelle vie et les soumettre à un nouveau regard. « La retranscription impersonnelle des signes socio-politiques, arrachés à la trivialité du quotidien […] nous met de plain-pied avec les conditions de notre civilisation » (11) déclare Villeglé. Au départ d’un langage imaginaire au sein duquel la poésie et la littérature occupent une place de choix, Villeglé rédige et cite textes littéraires ou déclarations politiques, auxquels il attribue une valeur iconographique.
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Si les affiches lacérées constituent l’œuvre de sa vie entamée en 1949, Villeglé diversifie donc ses sujets et techniques à partir des années 1970. En 1974, il entame également la réalisation d’un film, renouant avec les expériences partagées avec Hains dans les années 1950. Pour l’artiste, le cinéma, avec lequel il débute sa carrière et, similairement, la photographie que pratique son ami Hains, revêtent une importance particulière, dont la démarche s’apparente à celle de l’affichiste. Faute de moyens, Un mythe dans la ville ne verra toutefois le jour qu’en 1998. Sur une bande-son du poète Bernard Heidsieck, ce film dont la structure, le cadrage et le montage sont de nature totalement expérimentale, se présente comme une sorte de synthèse du travail de l’artiste, dans sa version violente. Sous forme d’animations, on y retrouve ses affiches lacérées, les idéogrammes de son alphabet socio-politique, le personnage de L’Hourloupe de Dubuffet, qui lui inspire d’abord une série d’affiches, ainsi que des images d’un Paris en pleine modernisation, marqué par l’impact de la publicité. On y ressent le contexte socio-politique de l’époque, l’actualité de Mai 68, on y écoute des bribes du discours de l’Assemblée Nationale… Sans revendication politique précise, préférant l’effacement de ses positions personnelles, Villeglé est néanmoins l’auteur d’une œuvre engagée, qui attire l’attention sur l’importance des médias dans notre quotidien et interroge le rôle de la propagande. Par un simple fragment de mot ou d’image dont il tire la force, l’artiste suscite la curiosité du spectateur. Au-delà de leur valeur plastique, les affiches, l’alphabet socio-politique ou encore Un mythe dans la ville nous invitent à reprendre conscience du paysage visuel urbain, nous rappellent les luttes menées pour la liberté et l’égalité depuis les années 1940, en passant par Mai 68, mais aussi l’existence des conflits ayant traversé le XXe siècle. Se métamorphosant avec les décennies, les affiches lacérées reflètent également l’évolution des mœurs et des modes. Le travail de Villeglé se conçoit dès lors comme une sorte d’archéologie de notre temps, comme une mémoire de la société occidentale, et française en particulier. Ne cédant ni à la tentation de son geste expressif ni à la représentation de son imaginaire, Villeglé poursuit, sa vie durant, un noble objectif : contribuer à la réalisation d’une œuvre universelle.