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Antiquité - Grèce - Archéologie - Linguistique Justine Henry Cracking the code Le déchiffrement du linéaire B
Amateur
Reporticle : 213 Version : 1 Rédaction : 01/07/2017 Publication : 08/11/2017

Introduction

Fig. 1 – Michael Ventris (1922-1956).
Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 139.Fermer
Fig. 1 – Michael Ventris (1922-1956).

L’histoire du déchiffrement du linéaire B constitue sans aucun doute « the greatest intellectual achievement in archaeological decipherment ever » (1). Plus que scientifique, il s’agit avant tout d'une aventure humaine remarquable. Ce reporticle propose de lever le voile sur les conditions dans lesquelles est née la mycénologie, soit l’étude du mycénien, le plus ancien dialecte grec attesté. Derrière le déchiffrement du linéaire B se profile l’ombre d’un homme : Michael Ventris (fig. 01). Né en 1922 et architecte de formation, cet anglais se distingue dès son plus jeune âge par son amour des langues. C’est à quatorze ans qu’il découvre le linéaire B, à l’occasion d’une exposition organisée pour le cinquantième anniversaire de la British School at Athens. Il y rencontre Sir Arthur Evans (2), alors très respecté pour ses travaux sur le site de Cnossos. Décédé en septembre 1956 dans un accident de voiture, M. Ventris laisse derrière lui un travail admirable et le souvenir d’un homme hors du commun. John Chadwick (fig. 02), son collègue et ami, a dit de lui qu’il « était un homme à qui seuls conviennent les superlatifs. Des dons brillants de son esprit, son œuvre porte témoignage, mais je ne puis rendre pleine justice à son charme personnel, à son enjouement, à sa modestie. Dès le début, il n’avançait ses affirmations qu’avec toutes les précautions, toute la circonspection qu’il fallait. C’est un signe plein de promesses pour qui a maintes fois éprouvé l’assurance des précédents déchiffreurs. Mais, même quand le succès fut assuré, alors qu’à profusion on le comblait d’éloges, il demeura parfaitement simple et sans prétention, toujours prêt à écouter, à aider, à comprendre »  (3).

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    Aux origines : la découverte du linéaire B (ca 1500-1200 av. J.-C.)

    Fig. 3 – Sir William Blake Richmond (1842-1921), Portrait d’Arthur Evans devant les ruines de Cnossos, 1907. Aquarelle, 152x117 cm. Oxford, Ashmolean Museum of Art and Archaeology (WA 1907.2).
    Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 29.Fermer
    Fig. 3 – Sir William Blake Richmond (1842-1921), Portrait d’Arthur Evans devant les ruines de Cnossos, 1907. Aquarelle, 152x117 cm. Oxford, Ashmolean Museum of Art and Archaeology (WA 1907.2).
    Fig. 6 – Cour centrale du palais de Cnossos, côté ouest, avant reconstruction (1900).
    Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 78.Fermer
    Fig. 6 – Cour centrale du palais de Cnossos, côté ouest, avant reconstruction (1900).
    Fig. 17 – Documents administratifs en argile présentant des hiéroglyphes crétois mis au jour dans le Palais de Cnossos (ca 1900-1800 avant J.-C.) : Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (WA1907.2).
    Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 134.Fermer
    Fig. 17 – Documents administratifs en argile présentant des hiéroglyphes crétois mis au jour dans le Palais de Cnossos (ca 1900-1800 avant J.-C.) : Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (WA1907.2).

    Si l’Histoire retient surtout l’apport de M. Ventris, il est nécessaire de revenir sur ses prédécesseurs, sans lesquels son travail n’aurait probablement pas pu aboutir. C’est à Arthur Evans (fig. 03), conservateur de l’Ashmolean Museum d’Oxford de 1884 à 1908 ((fig. 04), que l’on doit le privilège d’être le premier à travailler sur le linéaire B. Né en 1851, il est le fils de John Evans (4), géologue, antiquaire et collectionneur qui contribua, avec d’autres, à faire de l’archéologie préhistorique une discipline scientifique en Angleterre (5). Après s’être rendu à Athènes pour contempler le matériel qu’Heinrich Schliemann (fig. 05) avait mis au jour à Mycènes, une idée s’est imposée à lui : un tel degré d’artisanat devait nécessiter la contribution de professionnels qualifiés et la tenue par le pouvoir central d’un système de comptabilité. Dès lors, il était clair pour lui que les Mycéniens devaient savoir écrire, fait jusque là largement ignoré puisque les Grecs n’adopteront et n’adapteront l’alphabet phénicien qu’environ trois siècles plus tard (6). Dès 1900, A. Evans fouille le site de Cnossos et publie l’ensemble de ses recherches dans les quatre volumes de The Palace of Minos at Knossos (fig. 6-16) (7). Son travail faisait suite à celui de l’antiquaire et homme d’affaires crétois, Minos Kalokairinos, qui y avait travaillé dans les années 1870 (8). Les découvertes d’A. Evans ont suscité un certain enthousiasme en Europe : « mieux encore que Schliemann, Arthur Evans nous a fait connaître l'art préhellénique, sous la forme la plus inattendue et la plus pittoresque. Dans notre familiarité, il a introduit Minos et Thésée, Ariane et Phèdre, Agamemnon et Achille. La réalité succédait à la légende. Sous nos yeux, il n'a pas seulement ouvert les tombes augustes mais aussi les palais princiers et les maisons plus modestes, dont quelques-unes pratiquaient l'usage de ce tout à l'égout, que notre confort moderne prétendait avoir inventé. Nos connaissances étaient renouvelées sur le monde grec insulaire antérieurement à celui de l'Hellade continentale » (9). Lors de ses fouilles à Cnossos, l’archéologue met au jour des documents révélant l’existence de trois écritures. Il les qualifie de minoennes, réminiscence du roi Minos qui, selon la mythologie grecque, gouvernait l’île de Crète. Les noms qu’il leur donne dérivent de leur forme (10)  : le hiéroglyphique crétois, écriture pictographique active sur l’île aux environs de 2000-1650 avant J.-C. (fig. 17) ; le linéaire A, écriture utilisée vers 1850-1450 avant J.-C. (fig. 18), et enfin le linéaire B employé vers 1500-1200 avant J.-C. Dérivant de la précédente (11), cette dernière écriture a été créée afin d’écrire le grec (12)  (fig. 19). En 1909, A. Evans publie un ouvrage consacré essentiellement au hiéroglyphique crétois, intitulé Scripta Minoa I (13). La Première Guerre mondiale et son implication dans d’autres projets l’empêchèrent de s’atteler aux publications postérieures. Il meurt en 1941, laissant à son ami John L. Myres le soin de terminer la publication de Scripta Minoa II (14). Myres, déjà âgé et dont la vue était défaillante (15), a été aidé dans son travail par deux Américains : Alice E. Kober et Emmett L. Bennett. Si nous avons fait le choix de ne pas nous étendre sur les tentatives de déchiffrement précédant le travail de M. Ventris (16), il nous faut toutefois mentionner l’apport de ces deux philologues américains dont les travaux constituent la pierre angulaire du déchiffrement du linéaire B.

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      Alice E. Kober (1906-1950)

      Fig. 20 – Alice Elizabeth Kober (1906-1950).
      Photo : Fox (Margalit), The Riddle of the Labyrinth. The Quest to Crack an Ancient Code and the Uncovering of a Lost Civilisation, Londres, Profile Books, 2014, p. 83.Fermer
      Fig. 20 – Alice Elizabeth Kober (1906-1950).
      Fig. 21 – Les ‘Chariot’ Tablets sur lesquelles travailla Kober.
      Photo : Kober (Alice E.), « Evidence of Inflection in the "Chariot" Tablets from Knossos », in American Journal of Archaeology, n°49-2, 1945, p.145.Fermer
      Fig. 21 – Les ‘Chariot’ Tablets sur lesquelles travailla Kober.

      Injustement oubliés, les travaux conduits par d’Alice Kober durant les années 40 ont joué un rôle décisif dans cette quête au déchiffrement (fig. 20). Diplômée de l’Université de Columbia en 1929, elle obtient son doctorat trois ans plus tard et consacre sa carrière à l’enseignement et à la recherche. Outre les langues anciennes, elle étudie également la chimie, les mathématiques et l’astronomie, estimant qu’un tel bagage est indispensable à qui veut déchiffrer un langage inconnu (17). À la fin de l’année 1946, elle reçoit une bourse de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation qui lui permet d’étudier les textes en linéaire B. Elle se rend alors à Oxford afin d’y rencontrer J.L. Myres et d’accéder aux copies des tablettes mises au jour par A. Evans quelques décennies plus tôt (18) . C’est dans le cadre de la publication de Scripta Minoa II que Sir Myres l’encourage à se rendre en Crète afin d’avoir accès aux originaux (19) . Rappelons en effet qu’à l’époque, les chercheurs travaillant au déchiffrement du linéaire B n’avaient pour seuls supports que des photographies ou transcriptions (20) de qualité variable. À partir de l’observation de dix textes provenant de Cnossos et appartenant au groupe communément appelé The « Chariot » Tablets (fig. 21), A. Kober parvient à mettre en évidence que certains mots, qui apparaissent à de multiples reprises, ne présentent pas toujours la même finale. Elle en conclut alors que cette finale doit avoir un rapport avec la fonction grammaticale du nom au sein du texte ; en d’autres termes : le linéaire B notait une langue flexionnelle, à l’instar du latin (21). Ce sont les fameux « triplets de Kober » (fig. 22). Nous lui devons également d’avoir montré l’existence de termes masculins et féminins en mycénien (22). Le travail d’A. Kober nous est parvenu sous la forme de fiches entreposées dans des cartons à cigarettes. L’entièreté de cette collection atteint le nombre considérable de 180.000 documents (fig. 23). En plein après-guerre, l’époque était au rationnement aussi A. Kober a-t-elle été contrainte de recopier les textes de Cnossos et rédiger ses notes sur des supports à disposition, récupérant des anciennes cartes de vœux, enveloppes ou prospectus (23) . Décédée des suites d’un cancer en 1950, elle n’assiste malheureusement pas au déchiffrement du linéaire B et ne peut terminer l’édition de Scripta Minoa III, sur laquelle elle travaillait avec J.L. Myres (24). On retient de son travail les propos que lui adressait K.D. Ktistopoulos dans une lettre du 5 janvier 1949 : « I am amazed by the volume and the quality of your work » (25) .

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        E.L. Bennett jr (1918-2011)

        Fig. 24 – Piet de Jong (1887-1967), dessin de Carl W. Blegen (1925). 47,8x36,2 cm. Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (AN2003.147 (29)).
        Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 30.Fermer
        Fig. 24 – Piet de Jong (1887-1967), dessin de Carl W. Blegen (1925). Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (AN2003.147 (29)).

        Jusqu’à la fin des années 30, seul le site de Cnossos avait permis de mettre au jour des documents en linéaire B. En 1939, C.W. Blegen (fig. 24) s’intéresse au site de Pylos et décide de localiser la cité du légendaire roi Nestor (fig. 25). Il fouille alors en Messénie, au sud de la baie de Navarin. Dès la première tranchée, il met au jour la pièce des archives qui livre plusieurs centaines de documents en linéaire B. Interrompues par la guerre, les fouilles reprennent aux alentours de 1952 et permettent d’augmenter considérablement le nombre de documents. C.W. Blegen confie alors le soin d’éditer les textes à son ancien étudiant, Emmett L. Bennett jr (fig. 26). Titulaire d’un doctorat en philologie classique de l’Université de Cincinnati, E.L. Bennett jr travaille durant la Seconde Guerre mondiale comme cryptanalyste pour le gouvernement américain. Il a enseigné dans plusieurs universités : Yale, l’Université du Texas et celle du Wisconsin. Il fournit un travail important en établissant un classement des signes sur base de leurs ressemblances ainsi qu’en cataloguant les tablettes à partir des idéogrammes y figurant, le tout alors que le linéaire B n’était pas encore déchiffré. Ses recherches, sur lesquelles se basera plus tard M. Ventris (26), furent publiées sous le titre de The Pylos Tablets en 1951 (27) et permirent de considérables progrès. Seuls quelques changements y ont été apportés suite au déchiffrement.

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          C’est environ à la même époque que M. Ventris témoigne de son intérêt pour les écritures minoennes. Alors de tout juste âgé dix-huit ans (âge qu’il omet de donner lors de la soumission de son travail) (28), il publie en 1940 dans l’American Journal of Archaeology un article dans lequel il propose que le linéaire B notait de l’étrusque (29). Si ces recherches n’aboutissent alors à aucun résultat concluant, il reste cependant convaincu par sa théorie jusqu’en 1952, année où ses travaux lui apportent la preuve que le linéaire B notait en réalité du grec.

          Vers le déchiffrement…

          Fig. 27 – Quelques idéogrammes utilisés en linéaire B.
          Photo : CHADWICK (John), Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque. Traduit de l’anglais par Pierre Ruffel. Introduction de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 73.Fermer
          Fig. 27 – Quelques idéogrammes utilisés en linéaire B.
          Fig. 28 – La Work Note 15 de Ventris.
          Photo : CHADWICK (John), Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque. Traduit de l’anglais par Pierre Ruffel. Introduction de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 92.Fermer
          Fig. 28 – Quelques idéogrammes utilisés en linéaire B.
          Fig. 29 – Lettre de Ventris adressée à Sir Myres et datée du 28 février 1952, où il lui fait part de ses résultats.
          Photo : GALANAKIS (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 139.Fermer
          Fig. 29 – Lettre de Ventris adressée à Sir Myres et datée du 28 février 1952, où il lui fait part de ses résultats.
          Fig. 31 – La « tablette aux trépieds » (PY Ta 641), conservée au Musée national archéologique d’Athènes.
          Photo : CHADWICK (John), Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque. Traduit de l’anglais par Pierre Ruffel. Introduction de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 130.Fermer
          Fig. 31 – La « tablette aux trépieds » (PY Ta 641), conservée au Musée national archéologique d’Athènes.

          Le travail de E.L. Bennett Jr. avait permis de mettre en évidence l’existence de 89 signes en linéaire B. Sur cette base, M. Ventris émet alors l’hypothèse qu’un tel nombre ne pouvait convenir qu’à un syllabaire : le nombre est en effet trop petit pour un système idéographique et trop important pour un simple alphabet (30). Grâce à ses observations, il démontre que ces signes sont souvent accompagnés par d’autres, pour la plupart assez reconnaissables du point de vue pictural et eux-mêmes suivis d’un nombre ou de signes que E.L. Bennett jr avait identifiés comme des unités de mesure. M. Ventris en a déduit qu’il devait probablement s’agir d’idéogrammes (fig. 27). Ces différents éléments ont permis de comprendre que les textes en question étaient pour la plupart des inventaires, sans qu’il soit possible de préciser leur contenu. Son étude des tablettes a également mis en évidence qu’un ensemble de signes suivi de l’idéogramme de l’homme et du chiffre 1 devait certainement faire référence à un anthroponyme. Au contraire, un ensemble de signes suivis du même idéogramme avec un chiffre supérieur à 1 devait quant à lui désigner un nom de métier ou un ethnique. Ainsi avançait-il à petits pas. Le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale et son service dans la Royal Air Force le contraint à interrompre ses recherches mais, une fois son diplôme d’architecture obtenu en 1948, il s’empresse de reprendre l’étude du linéaire B. Conscient que ce travail ne pouvait être le fait d’un seul homme, il envoie un questionnaire à plusieurs chercheurs internationaux (31). Il rédige ensuite un rapport regroupant les réponses obtenues en les agrémentant de ses propres réflexions. Cette première synthèse est connue sous le nom de Mid-Century Report (32), car elle arrivait un demi-siècle après la découverte par Evans des premiers textes en linéaire B. M. Ventris pensait alors qu’il s’agissait de la fin de ses propres recherches. Travaillant comme architecte pour le ministère de l’Éducation, il ne disposait plus du temps nécessaire à ses travaux : « I have good hopes that a sufficient number of people working on these lines will before long enable a satisfactory solution to be found. To them I offer my best wishes, being forced by pressure of other work to make this my last small contribution to the problem » (33). Il n’arrive toutefois pas à renoncer et continue ses recherches, dont l’avancement était régulièrement diffusé auprès d’un petit nombre de chercheurs. Ces Work Notes (34), soit quelque deux cents pages, constituent de précieux documents car elles permettent de suivre les différentes étapes qui ont mené M. Ventris au déchiffrement du linéaire B. Durant cette période, il correspond avec d’autres chercheurs, dont E.L. Bennett jr et K.D. Ktistopoulos. Parallèlement, chacun d’eux entreprend de faire des tables de statistiques sur la fréquence d’utilisation des différents signes du syllabaire (35). Ces recherches leur ont notamment permis de mettre en évidence l’existence de voyelles, de conjonctions et de préfixes ou encore de variantes orthographiques. M. Ventris établit également des liens entre des signes commençant par une même consonne (par exemple ta, to, etc.) et met en évidence l’existence de cinq voyelles et de quinze consonnes. Cela lui permet de proposer un premier tableau avec les résultats obtenus, qu’il communique dans sa Work Note 15 datant de septembre 1951 (fig. 28) : « We may in this way be able to construct a second dimension to our ‘GRID’ which will make it the skeleton of a true table of phonetic values. It will then only need the identification of a small number of syllabic values for the more or less complete system of consonants and vowels to fit into place. Though it would evidently be better to wait until the ‘GRID’ can be further corrected by the full Knossos evidence, it is conceivable that some happy accident or intuition might lead to such a solution at any time » (36). Il était alors proche du but. En juin 1952, il intitule sa Work Note 20 « Are the Knossos and Pylos tablets written in Greek ? » (37). Il ne s’agissait pour lui que d’une frivolous digression au milieu de ses recherches. Il ne réalisait pas encore qu’il était alors proche de la vérité. Il traite dans cette note de groupes de mots (dont les triplets de Kober) qu’il considérait comme des toponymes crétois, puisqu’ils n’apparaissaient que dans les textes de Cnossos (38). Cette hypothèse le mène à lire a-mi-ni-so (nom d’Amnisos, port avoisinant Cnossos et notamment mentionné dans l’Iliade) et surtout ko-no-so, Cnossos, nom de la cité de Minos (fig. 29). Allant plus loin encore, il s’attaque au nom de ce qui lui semblait être une denrée. Il obtient une translittération qu’il pouvait rapprocher du nom grec de la coriandre. Ces découvertes, qui s’enchaînèrent rapidement, lui ouvrent les portes du déchiffrement. Dans un premier temps, il ne croit pas à ces conclusions et conclut ses notes en précisant que « if pursued, I suspect that this line of decipherment would sooner or later come to an impasse, or dissipate itself in absurdities » (39). Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, peu de temps après, il doit se rendre à l’évidence : il s’agissait bien de grec (fig. 30) ! Le 1er juillet 1952, par l’intermédiaire de Prudence Smith, son amie et productrice pour la BBC, M. Ventris est invité à la radio. Il s’y étend sur ses récents résultats : « For a long time I, too, thought that Etruscan might afford the clue we were looking for, but during the last few weeks, I have come to the conclusion that the Knossos and Pylos tablets must, after all, be written in Greek - a difficult and archaic Greek, seeing that it is 500 years older than Homer and written in a rather abbreviated form, but Greek nevertheless » (40). Le code avait donc été craqué ! Cette émission était écoutée par un philologue anglais, John Chadwick, qui venait alors d’obtenir un poste de Junior Lecturer à l’Université de Cambridge. S’intéressant aux dialectes grecs et ayant lui-même été tenté de déchiffrer le linéaire B, il décide d’aller à la rencontre de Sir Myres et obtient par son intermédiaire quelques-unes des notes de M. Ventris. Après quelques vérifications, il est lui-même convaincu : il s’agissait bien d’un grec antérieur à celui d’Homère. Le 9 juillet, J. Chadwick écrit deux lettres : l’une à Sir Myres, dans laquelle il lui communiquait ses conclusions, l’autre à M. Ventris pour lui adresser ses félicitations et lui soumettre quelques mots grecs qu’il avait lui-même pu lire dans les documents en linéaire B. Le 13 juillet, il reçoit une réponse de M. Ventris lui proposant de contribuer à ses travaux. Ainsi débuta une collaboration qui allait durer quatre ans (41). En novembre 1952, M. Ventris et J. Chadwick rédigent un compte-rendu des trois mois de travail qui venaient de s’écouler dans un article devenu célèbre : Evidence for Greek Dialect in Mycenaean Archives. Publié en 1953 dans The Journal of Hellenic Studies (42), ils y affirment que le linéaire B est bien du grec et abordent d’autres points essentiels pour cette nouvelle discipline, telles que les conventions orthographiques mycéniennes ou encore les 223 mots qu’ils avaient été capables de lire jusque là. Le succès est au rendez-vous : ils sont invités à donner des conférences à travers l’Angleterre et reçoivent le soutien de plusieurs chercheurs de renoms tels L.R. Palmer de l’Université d’Oxford ou encore A. Furumark de l’Université d’Uppsala. Ils rencontrent également quelques réticences, notamment en la personne d’A.J. Beattie, de l’Université d’Edinbourg, qui organise alors un anti-decipherment seminar (43). La confirmation du déchiffrement est officialisée en 1953 par l’intermédiaire d’une lettre adressée par C.W. Blegen à M. Ventris. Il y raconte avoir appliqué le syllabaire sur un document de Pylos, aujourd’hui connu sous le nom de « la tablette aux trépieds » (fig. 31-32) : « (...) Ci-joint, pour votre information, une copie de P 641 que vous trouverez sans doute intéressante. Il y est évidemment question de récipients, les uns sur trois pieds, d’autres à quatre anses, quelques-uns à trois, d’autres sans anse du tout. Le premier mot d’après votre système semble être ti-ri-po-de et il se retrouve deux fois sous la forme ti-ri-po (singulier ?). Le récipient à quatre anses est précédé du mot qe-to-ro-we, celui qui en a trois de ti-ri-o-we, le pot sans anse par a-no-we. Tout cela semble trop beau pour être vrai. Le hasard est-il exclu ? » (44) (fig. 33).

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            M. Ventris et J. Chadwick poursuivirent leurs travaux, les soutiens devenant de plus en plus nombreux. En 1954, M. Ventris est récompensé à de multiples reprises : l’Université d’Uppsala lui octroie un doctorat honorifique, il obtient une bourse du comité de recherche de l’Architects’ Journal (45) et devient officier de l’Ordre de l’Empire britannique (46). Documents in Mycenaean Greek (47), une édition des textes les plus importants de Cnossos, Pylos et Mycènes accompagnés de commentaires des auteurs est publié en 1956, quelques semaines seulement après le décès de M. Ventris. En 1957, J. Chadwick écrit l’histoire du déchiffrement du linéaire B dans un livre publié en 1958 (48). Ainsi naît ce que l’on allait appeler la « mycénologie », terme employé pour la première fois lors du colloque organisé à Gif-sur-Yvette en avril 1956 (49). Ce colloque fut un franc succès et en a engendré de nombreux autres. Le treizième et dernier d’entre eux a eu lieu à Copenhague en septembre 2015.

            Le déchiffrement du linéaire B marque le début d’une nouvelle discipline philologique consacrée au dialecte mycénien. Il enrichit également considérablement l’étude du grec alphabétique, puisqu’il permet notamment de préciser l’étymologie de certains termes : « His decipherment did not open up the riches of a glittering civilization like Champollion’s, or the weird universe of the ancient Maya (…). The decipherment is, however, generally regarded as the greatest intellectual achievement in archaeological decipherment ever - comparable with the discovery of DNA’s structure by Crick and Watson, which curiously occurred at the same time in 1952-53 » (50).

            Notes

            NuméroNote
            1Robinson (Andrew), The Man who deciphered Linear B. The Story of Michael Ventris, Londres, Thames & Hudson, 2012, p. 15.
            2Unlocking the Secrets of Ancient Writing. The Parallel Lives of Michael Ventris and Linda Schele and the Decipherment of Mycenaean and Mayan Writing, Austin, the Nettie Lee Benson Latin American Collection, General Libraries, Rare Book Room, Sid Richardson Hall 1.101, the University of Texas at Austin, March 9 – August 1, 2000, p. 7.
            3Chadwick (John), Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque. Traduit de l’anglais par Pierre Ruffel. Introduction de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 16.
            4Fitton (Lesley), « Arthur Evans and Minoan Crete », in Galanakis (Yannis) (éd.), The Aegean World. A Guide to the Cycladic, Minoan and Mycenaean Antiquities in the Ashmolean Museum, Oxford-Athènes, Kapon Editions, 2013, p. 73-83.
            5Myres (John L.), « Arthur John Evans, 1851-1941 », in Obituary Notices of Fellows of the Royal Society n° 3-10, 1941, p. 941-968.
            6Chadwick (John), loc. cit., p. 22.
            7Evans (Arthur J.), The Palace of Minos: a comparative account of the successive stages of the early Cretan civilization as illustred by the discoveries at Knossos, 4 vol., Londres, Mcmillan & Co, 1921-1935.
            8Galanakis (Yannis), « The Aegean World at the Asmolean », in Galanakis (Yannis) (éd.), op. cit., p. 21-71.
            9Dupont-Ferrier (Gustave), « Éloge funèbre de Sir Arthur John Evans, associé étranger de l'Académie », in Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 88e année, n°3, 1944, p. 388-391.
            10Unlocking the Secrets of Ancient Writing, op. cit., p. 10.
            1164 signes dérivent en effet du linéaire A : Treuil (René) et al., Les civilisations égéennes du néolithique et de l’âge du bronze, Paris, Presses universitaires de France, 20082, p. 321.
            12Bendall (Lisa), « The Aegean Bronze Age Scripts », in Galanakis (Yannis) (éd.), op. cit., p. 133-151.
            13Evans (Arthur J.), Scripta Minoa. The written documents of Minoan Crete with special reference to the archives of Knossos. Vol. 1. The Hieroglyphic and Primitive Linear Classes with an account of the discovery of the pre-phoenician scripts, their place in Minoan story and their Mediterranean relations, Oxford, Clarendon Press, 1909.
            14Id, Scripta Minoa. The written documents of Minoan Crete with special reference to the archives of Knossos. Vol. 2. The Archives of Knossos. Clay tablets inscribed in linear script B edited from notes, and supplemented by John L. Myres, Oxford, Clarendon Press, 1952.
            15Brice (William C.), « Sir John Linton Myres (1869-1954) », in Minos, n°3, 1954, p. 152-153.
            16V. Georgiev, B.  Hrozný, E. Sittig, A. Evans ou A.E. Cowley se sont en effet attelés à cette rude tâche, obtenant des résultats plus ou moins bons selon les cas. Pour de plus amples informations sur ces travaux, cf. Chadwick (John), op. cit., p. 46-65.
            17s.a., « M. Alice E. Kober », in Minos, n°1, 1951, p. 138-139.
            18s. a., « Michael Ventris and Alice Kober Archives », in Program in Aegean Scripts and Prehistory Archives (University of Texas at Austin). http://sites.utexas.edu/scripts/about-pasp/pasp-archives-and-finding-aids/#ventriskober
            19« Letter from Alice E. Kober to John Franklin Daniel, April 30, 1947 », in Program in Aegean Scripts and Prehistory Archives (University of Texas at Austin). https://repositories.lib.utexas.edu/handle/2152/16897
            20Nikoloudis (Stavroula), « Commemorating the decipherment of Linear B and the discovery of Mycenaean Greek », in Karalis (Vrasidas) et Nazou (Panayota) (éds), A Journal for Greek letters. Crisis, Criticism and Critique in Contemporary Greek Studies. Vol. B, Australie-Nouvelle Zélande, 2014, p. 295-305.
            21Hypothèse qu’avait déjà faite A. Evans en son temps : Kober (Alice E.), « Evidence of Inflection in the "Chariot" Tablets from Knossos », in American Journal of Archaeology, n°49-2, 1945, p.143-151 ; Robinson (Andrew), op. cit., p. 60.
            22Kober (Alice E.), « Inflection in Linear Class B: 1-Declension », in American Journal of Archaeology n°50-2, 1946, p. 268-276.
            23s. a., « Michael Ventris and Alice Kober Archives », in Program in Aegean Scripts and Prehistory Archives (University of Texas at Austin). http://sites.utexas.edu/scripts/about-pasp/pasp-archives-and-finding-aids/#ventriskober
            24Cette édition n’a finalement pas été publiée : Unlocking the Secrets of Ancient Writing, op. cit., p.12.
            25« Letter from Constantinos D. Ktistopoulos to Alice E. Kober, January 5, 1949 », in Program in Aegean Scripts and Prehistory Archives (University of Texas at Austin). https://repositories.lib.utexas.edu/handle/2152/17081
            26Robinson (Andrew), op. cit., p. 66.
            27Bennett (Emmett L.), The Pylos Tablets. A Preliminary Transcription, Princeton, Princeton University Press for University of Cincinnati, 1951.
            28Chadwick (John), op. cit., p. 47.
            29Ventris (Michael), « Introducing the Minoan Language », in American Journal of Archaeology, n°44-4, 1940, p. 494-520.
            30Avis que partageait également A. Kober : Kober (Alice E.), op. cit., 1945, p.143.
            31Bennett, Bossert et Grumach, Schachermeyr, Pugliese Carratelli et Peruzzi, Georgiev, Ktistopoulos, Sundwall et enfin Sir Myres.
            32Ventris (Michael), The languages of the Minoan and Mycenaean civilizations: mid-century report, Londres, 1950.
            33Robinson (Andrew), op. cit., p. 76.
            34Ventris (Michael), Work notes on Minoan language research: and other unedited papers, édité par Sacconi (Anna), Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1988.
            35Pour leurs résultats, cf. Bennett (Emmett L.), « Statistical Notes on the Sign-groups from Pylos », in Minos, n°1, 1951, p. 100-137 et Ktistopoulos (Konstantinos D.), « Statistical Data on Minoan Words », in Minos, n°3, 1954, p. 100-106.
            36Ventris (Michael), 1988, op. cit., p. 292-293.
            37Ventris (Michael), 1988, op. cit., p. 327.
            38Robinson (Andrew), op. cit., p. 97.
            39Ventris (Michael), 1988, op. cit., p. 331.
            40Robinson (Andrew), op. cit., p. 102-105.
            41Chadwick (John), op. cit., p. 105-106.
            42Ventris (Michael) et Chadwick (John), « Evidence for Greek Dialect in the Mycenaean Archives », in Journal of Hellenic Studies, n°73, 1953, p. 84-103.
            43Unlocking the Secrets of Ancient Writing, op. cit., p. 14.
            44Chadwick (John), op. cit., p. 122.
            45Unlocking the Secrets of Ancient Writing, op. cit., p. 9.
            46Robinson (Andrew), op. cit., p. 132.
            47Ventris (Michael) et Chadwick (John), Documents in Mycenaean Greek, Cambridge, Cambridge University Press, 1956.
            48Chadwick (John), The Decipherment of Linear B, Cambrdige, Cambridge University Press, 1958.
            49Bendall (Lisa), op. cit., p. 140.
            50Robinson (Andrew), op. cit., p. 15.