Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2004, 6ème série – t. 16, pp. 233-253).
Introduction
Mais chez nous, le jaune et le bleu par exemple se sont vu attribuer des significations symboliques souvent très différentes, parfois contradictoires. Si autrefois les couleurs d'une culture étaient intimement liées aux ressources minérales, végétales et animales de l'environnement immédiat, il n'en va plus de même dans notre Europe à partir du XIVe et du XVe siècle. On y importe des pigments venus d'Asie et d'Afrique, on fabrique des pigments de synthèse et cette recherche trouvera son aboutissement dans la chimie organique du XIXe et du XXe siècles, au point qu'on dispose aujourd'hui d'une quantité de pigments qu'on peut croire illimitée. Ce sont d’autres facteurs qui vont déterminer notre culture de la couleur : l’apparition de la photographie et du cinéma en couleurs, la reproduction imprimée en trois et quatre couleurs, la télévision en couleurs, toutes inventions qui trouvent leurs origines dans les découvertes et les théories de physiciens tels que Newton, Young et Maxwell pour ne citer que les plus importants d’entre eux.
Qu'est-ce que la couleur ?
La couleur est considérée comme allant de soi. Le drapeau belge est noir, jaune, rouge, le drapeau français est bleu, blanc, rouge. Le ciel est bleu, la mer est verte, le sang est rouge, un citron est jaune citron. D'une manière générale, on imagine qu'une couleur est une caractéristique inhérente à l’objet que nous voyons. Les noms que nous utilisons pour définir telle ou telle couleur trahissent souvent cette forme de pensée : nous nommons souvent les couleurs par rapport à des objets que nous avons vus : Ne dit-on pas : bleu turquoise, jaune moutarde, safran, abricot, jaune canari, écrevisse, vert émeraude, acajou, coquille d’œuf, caca d'oie et vert pistache... ? À ce dictionnaire des couleurs, notre culture a substitué des classifications de couleurs objectives, dont le système Pantone, universellement utilisé dans ce qu'on appelle notre civilisation. Ce système se présente comme un catalogue de quelque 2000 couleurs, obtenues à partir du mélange de 14 couleurs primaires. La production d’images imprimées contemporaines se base quant à elle sur la combinaison de quatre couleurs, trois couleurs primaires standardisées et le noir, ce qui permet de concevoir une publication à Bruxelles et de la faire imprimer au Portugal ou en Indonésie pour la rapatrier ensuite en Belgique, par avion.
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Contrairement à l'idée commune, la couleur n’est pas une qualité inhérente aux êtres et aux choses : toute couleur que nous percevons est un signal lumineux plus ou moins complexe qui pénètre notre œil, atteint la rétine, se communique au cerveau par le nerf optique, cerveau qui traite l'information reçue. Autrement dit, pas de couleur sans lumière ; la couleur est de la lumière. Comme dit le proverbe : « la nuit, tous les chats sont gris ». Une tomate au fond d'un tunnel cesse d'être rouge, car la tomate n’émet pas un signal rouge, tout comme elle cesse d’être rouge sous l’éclairage au sodium de nos autoroutes dont la lumière est monochromatique. Ce qu’on peut dire de la tomate, c'est qu’elle est pigmentée : elle contient un pigment de caroténoïde qui absorbe les longueurs d’onde de la lumière naturelle allant du violet au vert et renvoie vers notre œil les longueurs d’onde qui produisent la sensation du rouge-orangé. Voici deux photographies
prises à quelques secondes d’intervalle au bord d’une route éclairée par une lampe au sodium : sur le premier cliché, l'éclairage de la lumière jaune monochromatique ne renvoie vers notre œil que sa propre couleur. Sur le second cliché, réalisé à la lumière d'un flash proche de la lumière naturelle, les couleurs apparaissent.De Lascaux à Yves Klein, on ne saurait dresser un juste panorama de l’histoire de la peinture et des arts qui lui sont apparentés, en faisant abstraction de l'incessante recherche que l'homme a faite de pigments nouveaux et inédits. Il y a 40 000, il y a 15 000 ans, les pigments des peintures rupestres furent minéraux, animaux et végétaux : terres d’ocre, argiles rouges et jaunes, oxyde de fer, craie, et des pigments organiques (à base de carbone) animaux, noir d’os calcinés, ou végétaux comme le noir de charbon de bois. Les Égyptiens connaissaient des pigments issus de pierres dures broyées (turquoise, lapis-lazuli). On doit aux Romains la pourpre obtenue à partir des escargots marins, les Murex, et aux Étrusques le sépia, l’encre des Seiches. Le Moyen-Âge utilise des pigments minéraux, notamment les terres vertes et le jaune Indien, venus des Indes, par le canal des Perses. Quand la peinture à l’huile fait son apparition, avec les frères Van Eyck au XVe siècle, on broie dans les ateliers des carbonates, du minium, des terres ocre jaune et des lapis-lazuli. Au XVIIIe siècle, sont inventés le bleu de Prusse et le jaune de Naples, au XIXe l'essor de l’industrie chimique entraîne la création de nouveaux et nombreux pigments : jaune de chrome, bleu de cobalt, bleu outremer, jaune et rouge de cadmium, vermillon d’antimoine, et tant d’autres qu’il m’est impossible de citer ici.
Actuellement, enfin, la chimie organique et plus particulièrement la chimie du pétrole a permis de créer d’innombrables et fines nuances pigmentaires, notamment les pigments phtalo ou phtalocyanides de cuivre, qui proposent au peintre un nouvel univers de couleurs.
Couleur soustractive et couleur additive
Tous ces pigments, comme le pigment rouge de notre tomate de tout à l’heure, créent des sensations colorées selon un même principe, qu'on a convenu d’appeler SOUSTRACTIF. Les sensations colorées qu'ils génèrent dans notre cerveau viennent du fait qu’ils absorbent une partie des longueurs d’onde de la lumière incidente et vers notre œil en renvoient une autre partie. Autrement dit, ils SOUSTRAIENT à la lumière naturelle, qui contient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, une partie de son spectre pour nous en renvoyer ce qui reste. Cette analyse se comprend à partir du moment où l'on accepte que toute couleur est une lumière. Mais si toute couleur est une lumière, on peut imaginer de créer une sensation colorée en dirigeant vers l'œil des parties de la lumière elle-même : voilà ce qu’on a convenu d’appeler la couleur ADDITIVE, celle que nous voyons tous les jours sur nos écrans de télévision, celle qui naît par ADDITION de plusieurs lumières.
Grossièrement dit, les couleurs soustractives sont les couleurs de la peinture et de la photographie ; les couleurs additives sont les couleurs de la télévision ou d’un moniteur d’ordinateur. Lorsque vous faites une photographie digitale, elle apparaît en couleurs additives sur votre téléviseur ou votre moniteur d’ordinateur. Si vous l’imprimez ou la faites imprimer, elle apparaît en couleurs soustractives.
Soustractives aussi sont la plupart des couleurs de notre environnement quotidien, fait d'objets naturellement, manuellement ou industriellement pigmentés, les fleurs, les fruits, les vêtements, les meubles, les voitures, les photographies et toutes nos images lorsqu’elles sont imprimées. La nature nous offre aussi quelques démonstrations spectaculaires de couleurs additives : un coucher de soleil, par exemple et la couleur iridescente de certains papillons tropicaux et de certains scarabées.
C'est grâce au physicien Isaac Newton qui à la fin du XVIIe siècle mit en évidence la composition du spectre lumineux en faisant passer la lumière au travers d’un prisme qu’on put expliquer les couleurs de l’arc-en-ciel
; Newton désigna 7 couleurs du nom de primaires : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet. C'est en 1807 que Thomas Young montre qu’il suffit de trois couleurs, le Rouge, le Vert et le Bleu pour reconstituer toutes les couleurs du spectre. Ces primaires, le Rouge, le Vert et le Bleu sont toujours celles qui génèrent l’image additive de la télévision et du moniteur d’un ordinateur. Le même Thomas Young montrera comment il est possible, de reproduire toutes les couleurs au moyen des trois primaires que sont le Bleu, le Rouge et le Jaune. L'expérience de Young consiste à créer des couleurs en mélangeant les lumières de trois projecteurs : l’un projette du Rouge, le second projette du Vert, le troisième projette du Bleu. Dans l'image montrée ici (Fig. 8), les projecteurs Rouge et Vert sont allumés, le projecteur bleu est éteint. La couleur qui résulte de l’addition d’une lumière Rouge et d’une lumière Verte est un Jaune. En faisant varier l’intensité des trois projecteurs Rouge, Vert et Bleu, Young fait varier la teinte et l’intensité de la couleur additive ainsi créée. Nous voici enfin dans le monde moderne, celui qui précède de peu le monde contemporain.Nous voici au début de ce que j’appelle « Notre culture de la couleur ». Au XIXe siècle, la firme Bourgeois-Ainé, à Paris, fabrique de couleurs pour artistes, édite un carton intitulé « Le Coloris Scientifique par les trois couleurs primaires ». On y lit : « Ces trois couleurs, jaune, bleu et rouge sont appelées primaires car elles ont la propriété, par mélange, soit par 2, soit par 3 de donner tous les coloris de la nature. » Les 2 figures ci-jointes (Fig. 9-10) servent à démontrer cette vérité. (...) Selon les proportions du mélange, les coloris peuvent varier à l’infini ... Et simultanément propose une boîte de trois couleurs primaires en métal vernis, garnie de trois tablettes fines spéciales, 2 pinceaux fins et instruction en couleurs. Nous sommes d’emblée devant la plus funeste des contrevérités, une contrevérité qui aujourd’hui encore s'enseigne, à l'école primaire, certes, mais parfois même jusque dans l’enseignement artistique supérieur, voire à l’université. Aujourd’hui encore, la firme Winsor&Newton propose un set de 3 couleurs primaires auxquelles elle a la décence d’ajouter du blanc et du noir, car il est quand même un peu trop flagrant qu’avec du jaune du rouge et du bleu on ne pourra jamais composer qu’un brun foncé ou un vert sale et en aucun cas du blanc. Enfin (est-ce par pudeur ?), il n’y a aucun commentaire induisant qu’avec ces cinq couleurs, on pourra reproduire tous les coloris de la nature.
Entre-temps, la photographie est née, inventée en 1829 par Nicéphore Niepce. À la suite des travaux de Maxwell en 1869, Louis Ducos du Hauron et Charles Cros présentent à la « Société Française de Photographie » le principe de la photographie en couleurs en synthèse soustractive. En 1907, les frères Lumière mettent au point leur procédé industriel de fabrication des plaques couleurs autochrome qui sont, et c'est tout à fait exceptionnel, des diapositives en couleurs additives. Ce sera le premier procédé de photographies en couleurs, accessible aux amateurs et aux artistes. La plaque autochrome disparaîtra quelque trente ans plus tard, avec l'invention du Kodachrome. À partir de 1916, date où a pparaît le premier négatif couleur Agfacolor les innovations techniques se succèdent : le Kodachrome, le Kodacolor, I’Ektachrome, sans oublier le cinéma en technicolor, adopté dès 1932 par Walt Disney et qui nous vaudra jusqu’en 1950 des peplums et des westerns mémorables. C'en 1909 que l'Allemand Karl Ferdinand Braun reçoit le Prix Nobel pour son invention du tube cathodique, auquel il travaillait depuis 1897 ; et 1928, l'Anglais John Baird expérimente, en collaboration avec Bell Company les premiers essais de télévision en couleurs. Les années soixante sont celles de la généralisation de la télévision en couleurs.
Quelque admirables que soient ces développements technologiques, ils ne peuvent néanmoins prétendre à une reproduction exacte des couleurs, loin s'en faut. Une photographie en couleurs ou un imprimé en couleurs comme nous en voyons tous les jours se basent certes sur les principes d’une synthèse soustr active utilisant trois couleurs dites primaires, actuellement et pour une optimisation des résultats le jaune, le magenta et le cyan. Le Jaune, le magenta : un Rouge, et le cyan : un Bleu, qui sont transparents, ont été choisis comme couleurs primaires par le photographe et l'imprimeur car juxtaposés ou superposés, ils donnent la même sensation colorée : des points jaunes et bleu cyan produisent du vert, qu’ils se juxtaposent ou se superposent.
Quant à la télévision en couleurs, au moniteur d’ordinateur, au projecteur LCD que j’utilise, si la proportion de couleurs du spectre qu’il s restituent est un peu plus large – on peut l’évaluer à une petite moitié des couleurs de la nature – tous ces appareils aujourd’hui numériques sont tributaires des pigments Rouge, Vert et Bleu de leurs luminophores, c'est-à-dire des petits éléments colorés qu’on peut distinguer sur le tube cathodique d’un téléviseur. L’expérience montre qu’au moyen de trois couleurs primaires définies une fois pour toutes, nombre de couleurs sont irreproductibles
: Ces échantillons sont imprimés, d’une part en couleurs originales, sortant du tube, une couleur qui au moyen d’un liant transporte un pigment vers une surface, et d’autre part en trichromie ou en quadrichromie : on voit au centre une couleur originale Winsor et Newton et autour de la couleur originale sa reproduction imprimée, soit un mélange de bleu Cyan, de Rouge Magenta et de Jaune. Tout, ici, a été mis en œuvre pour que la reproduction en trichromie se rapproche le plus possible de la couleur originale. Il s'agit de phénomènes que je ne peux montrer en projection, irrémédiablement bridé que je suis par les profils calorimétriques de mon projecteur.On a pu construire des modèles géométriques, bien connus de tous les physiciens de la couleur, qui donnent une idée, une image, une représentation de ce phénomène. (Figs. 12-14) Le pain de sucre bleu représente ici l’ensemble des couleurs visibles selon le diagramme de la CIE. L'hexagone irrégulier gris représente l'ensemble des couleurs soustractives, celles qu’on peut obtenir sur du papier en mélangeant les trois primaires que sont le bleu CYAN, le Rouge MAGENTA, et le JAUNE. En ajoutant du NOIR, je peux faire varier la luminosité des couleurs ainsi créées. Première remarque : l'espace des couleurs soustractives est bien loin de remplir l'espace des couleurs visibles. Dans la figure suivante, le pain de sucre bleu représente toujours l'espace des couleurs visibles. Le pain de sucre gris représente l’ensemble des couleurs qui peuvent êtres créés par l’addition des trois couleurs-lumière que sont le ROUGE, le VERT et le BLEU. Une deuxième remarque s'impose : ni l'ensemble des couleurs soustractives, ni l'ensemble des couleurs additives ne remplissent, ni l'un ni l'autre, l'espace beaucoup plus vaste des couleurs perceptibles par l'œil humain.
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Troisième remarque : On peut obsener que les deux ensembles de couleurs, en bref, l'espace des couleurs soustractives de la photographie (qui sont aussi ceux de l'imprimerie) et l'espace des couleurs additives de la télévision ne coïncident pas : ils s'interpénètrent.
Pratiquement, cela signifie qu'on ne verra jamais sur un papier imprimé nombre de couleur s du tube cathodique. Et vice-versa : on ne verra jamais sur une télévision ou sur un moniteur d’ordinateur nombre de couleurs qui existent matériellement. Pourquoi ces espaces calorimétriques, construits à partir de 3 couleurs primaires, sont-ils si petits, si restreints ? Thomas Young nou s aurait-il menti ? Maxwell se serait-il trompé ?,Ces physiciens ne se sont pas trompés : pratiquement, on peut dire ceci : n'importe quelle couleur peut être (re)produite au moyen de trois couleurs primaires, mais pas n'importe lesquelles. En fait tout dépend de l’espace calorimétrique choisi, ou ce qui revient au même, tout dépend des trois couleurs primaires dont on va se servir pour produire et reproduire certaine couleur. Pour créer ou reproduire avec précision une couleur particulière, il faudrait y adjoindre son profil calorimétrique, ou ce qui revient au même les 3 couleurs primaires avec lesquelles elle a été créée. Et cela même ne serait pas suffisant : les plus vastes espaces colorimétriques de la télévision et de l’imprimerie, espaces définis par trois couleurs primaires inamovibles ne peuvent produire ou reproduire qu’une petite fraction de l’ensemble des couleurs visibles, comme vous avez pu le voir sur les graphiques que je viens de vous montrer.
Dans un souci de communication exacte, les ingénieurs de la télévision et ceux de l'imprimerie s'efforcent de standardiser les espaces calorimétriques et de faire en sorte qu’on utilise partout dans le monde les mêmes couleur s primaires : le même Rouge, le même Vert et le même Bleu pour la télévision ; le même bleu Cyan, le même rouge Magenta, le même Jaune pour l’imprimerie ou la photographie en couleurs. En résumé, on peut affirmer que notre culture des couleurs est celle que définissent nos moyens de communication et de reproduction.
Il y a donc un antagonisme certain, dans notre société entre la volonté de communication des couleurs et l'expression au moyen des couleurs. Alors que le peintre, le lithographe, le sérigraphe, le plasticien en général est à la recherche de tonalités rares et subtiles comme le montre l'histoire de la recherche des pigments et celle de la peinture (on parle du vert Véronèse, du bleu Vermeer, du bleu Klein, toutes couleurs irreproductibles par principe par nos technologies actuelles), les hommes de communication essaient au contraire de transmettre une image identique partout, et de ce fait, rétrécissent la palette des couleurs transmissibles.
Pour en revenir à notre gamme Pantone, il y est utilisé 14 couleurs primaires, qui combinées deux à deux ou trois à trois nous proposent un échantillonnage honorable de quelque 2000 couleurs. On y trouve une bonne reproduction de l'outremer, du jaune de cadmium, du vert viridian et du rouge vermillon, contrairement aux échantillons de couleurs reproduits ici.
Devant cette impossibilité de reproduire toutes les couleurs visibles à partir de trois couleurs définies une fois pour toutes et inamovibles, les industries de l’imprimerie et de la télévision choisissent donc certains standards, autrement dit certains profils colorimétriques, ou cela revient au même, certaines couleurs dites primaires.
Dans notre culture, la télévision en couleurs a joué et joue toujours un rôle primordial. La luminosité des couleurs additives qu’elle propose est incomparable à la luminosité soustractive des couleurs posées sur toile ou sur papier. Alors qu’aux débuts de la photographie en couleurs, la référence était celle de la peinture classique avec ses tons relativement discrets et éteints, aujourd'hui, c'est la télévision qui est devenue notre référence.
Comme l'écrit Roland Barthes dans La Chambre claire : « Devant les clients d’un café, quelqu’un m'a dit justement : « Regardez comme ils sont ternes ; de nos jours les images sont plus vivantes que les gens ». La photographie et l'imprimerie, celles de nos magazines, de nos publicités, de nos reproductions d’art tentent aujourd’hui d’imiter la télévision : notre univers des couleurs est un univers de couleurs « flashantes » pour utiliser cet anglicisme vulgaire mais parlant. Voici la couleur du gazon et du vert feuille, tels qu’ils étaient représentés en 1935 et en 2000
. Vous pouvez voir que notre vert actuel est significativement plus lumineux et plus saturé que celui de 1935. Voici quelques exemples de photographies en couleurs, datant de 1925 à nos jours. À comparer ces quatre impressions en couleurs (Figs. 16-19), l'une de 1925, la deuxième des années cinquante, la troisième des années septante, la dernière de cette année, on voit qu’elles relèvent d’esthétiques différentes. Toutes trois ont pourtant été réalisées au moyen de trois couleurs primaires : un bleu Cyan, un rouge Magenta et un Jaune. En imprimerie, on ajoute à ces trois primaires le Noir, pour donner plus de relief à l'image, d’où le terme de quadrichromie pour désigner ce procédé d'impression.4 images | Diaporama |
Fondamentalement cependant, rien n’a changé depuis les premières photos couleurs de Ducos du Hauron en 1869, depuis les autochromes Lumière de 1907. La théorie de Maxwell, quant à elle est parfaitement formulée depuis les années 1870. Il n’y a eu depuis aucune nouvelle découverte, aucune nouvelle théorie. Certes, les techniques ont évolué et des dizaines de procédés plus ou moins raffinés ont été brevetés. Cependant, aucun de ces procédés ne met en cause un principe qui semble sacro-saint : « à partir de trois couleurs dites primaires toujours les mêmes, il est possible de produire ou de reproduire toutes les couleurs visibles ».
Ce principe est faux, comme vous avez pu le constater sur les échantillons et leur reproduction, proposées ici. Faux pratiquement : on conçoit sans peine qu'il est impossible de réaliser des filtres de couleur physiquement parfaits ou des pigments physiquement purs. Mais surtout, il est faux théoriquement : Si je reprends le diagramme de la CIE, qui représente l’ensemble des couleurs visibles et que je choisis comme primaires un rouge à 617 nanomètres, un vert à 532 nm et un bleu à 470 nm, seules les couleurs situées à l'intérieur du triangle ainsi défini seront productibles ou reproductibles.Mais rien ne m’empêche de choisir une quatrième primaire : Ces deux schémas (Figs. 20-21) résument le 19e chapitre du livre Condon, Handbook of physics, (Éditions Mc-Graw Hill, 1958) intitulé « Color Vision and Colorimery ». Je dispose ainsi de 4 couleurs primaires et ma palette s'élargit : toutes les couleurs contenues dans le quadrilatère ainsi défini deviennent productibles ou reproductibles. On peut donc travailler à partir de 5, 6, voire 14 couleurs primaires comme dans le cas de la gamme Pantone dont j’ai parlé au début de ma lecture. On peut travailler à partir de 21 couleurs primaires comme c'est le cas dans le nuancier C-Mix proposé par la firme de couleurs allemande Wiederhold. À dire vrai, plus on dispose de primaires, plus il est possible de produire ou reproduire de couleurs. Des expérimentations ont d’ailleurs été faites en ce sens, avec l'hexachromie, brevetée par Pantone, et la télévision en 7 couleurs proposées par Jon Hardeberg, au CNRS. Actuellement, ces propositions ne semblent avoir séduit ni les imprimeurs, ni les éditeurs, ni les techniciens de la télévision.
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Je ferme cette parenthèse pour en arriver à ma conclusion. Notre culture des couleurs, aujourd'hui, est largement influencée, pour ne pas dire conditionnée, par nos moyens de communication : les couleurs de la télévision et les couleurs de nos magazines, les couleurs de nos diapositives et celles du cinéma. Dans l’état actuel de nos technologies, la palette des couleurs utilisée est restreinte et grossière : Adieu vert Véronèse, jaune Cadmium, adieu bleu Cobalt, vert de Vessie, adieu bleu Klein, adieu toutes les subtiles nuances de la peinture tant ancienne que contemporaine. Les véritables Gauguin nous paraissent délavés, les véritables Vlaeminck, les véritables Permeke, ternes et boueux lorsque nous avons le temps de les apercevoir furtivement dans une exposition ou un musée. Comment faire pour « voir » la Joconde après l’avoir vue cent fois grossièrement reproduite sur des cartes postales, des boîtes de biscuits, des diapositives et des reportages télévisés ou sur le CD-rom du Louvre ? Le drame est que la culture visuelle de l'honnête homme est basée à 90 % sur des reproductions imprimées, des diapositives projetées et des images transmises par la télévision. Pour en revenir à la publicité, on peut dire que les couleurs de Gauguin sont ici outrageusement saturées
; quant aux vêtements de la jeune femme, leurs couleurs sont les couleurs primaires de l'imprimerie : rouge Magenta pour le chemisier et les sandales, Jaune primaire pour le pantalon : nous sommes ainsi insidieusement incités à nous vêtir des couleurs de l'imprimerie ou de celles de la télévision.Mon intention n’est pas de critiquer par cette lecture les nombreux chefs-d’œuvre créés dans ces technologies nouvelles que sont la photographie, le cinéma en couleurs ou la vidéo. Disposer d’une palette limitée n’est qu’une contrainte dont le génie des créateurs se joue. Qu’il me suffise ici de citer quelques noms marquants de la culture contemporaine : un Jacques-Henri Lartigue pour la photographie en couleurs, un Fellini pour le cinéma, et chez nous un André Delvaux dont le documentaire sur Thierry Bouts est une merveille, un Nam June Paik pour la vidéo ; sans oublier les chefs-d’œuvre en Noir et Blanc d’un Eisenstein, d’un Ingmar Bergman et d’un Cartier-Bresson. J'en termine avec cette citation de Daniel Sibony, dans Le Jeu et la Passe :
« C'est peut-être l'esprit de jeu – donc le « théâtre » animé par cet esprit – qui aidera les hommes à mieux jouer sur la technique ou avec elle, à mieux déjouer son « emprise », gui n’est que celle des joueurs les plus crispés. Et même sans la bêtise de ces joueurs, la technique n’est jamais aussi tyrannique que lorsque l’homme, dans le jeu qu’elle constitue, n’est pas à la hauteur et oublie d’être présent, de jouer quand c'est son tour, de prévoir le coup suivant. La technique est tyrannique quand elle est « seule » parce que l’homme s’est oublié ; alors, elle devient imprévisible et angoissante. »