Le tableau noir, une mise à jour
La plus ancienne évocation d'un tableau noir est due au Bernin (1598-1680). Le cavalier peintre raconte l'aventure d'un Espagnol qui, s'étant fait détrousser dans un bois, la nuit, peignit cet événement. Le tableau était si noir « que l'on n'y connaissait plus rien » (1). Ainsi débuta l'histoire du « monochrome » noir. Jusqu'au XIXe siècle, il apparut dans des publications (un traité théosophique, des faire-part mortuaires, un roman, des histoires en images, des revues satiriques) mais surtout dans des expositions parodiques. Il était alors inspiré par des préoccupations religieuses, un désir de drôlerie romanesque, ainsi que des critiques esthétiques sous une forme cocasse. Au XXe siècle, la donne changea : le monochrome se trouva un nom et s'imposa comme un genre représentatif d'avant-gardes successives. Mais n'y aurait-il pas une filiation même diffuse entre ces monochromes modernes, particulièrement le noir, et leurs prédécesseurs ? La question est délicate mais on ne peut s'empêcher néanmoins de signaler ces « monochromes » qui se sont succédés au cours du temps, le mot étant utilisé par commodité pour désigner une surface noire quadrangulaire.
J'avais déjà levé le lièvre en 1970 dans un article consacré aux expositions burlesques qui eurent lieu à Bruxelles de 1870 à 1914 (2). La première fut organisée par le photographe Louis Ghémar, en partie dans un collecteur des eaux de la Senne alors en construction - une démystification des lieux d'exposition... Les suivantes le furent par le groupe L'Essor en 1885, 1887 et 1914 alors qu'à Paris avait été fondée par Jules Lévy l'association des Incohérents qui, de 1882 à 1893, organisa des expositions dans le même esprit facétieux. J'avais pointé, dans les expositions bruxelloises, des œuvres annonciatrices de l'abstraction, du dadaïsme, du surréalisme, entre autres. Ne peut-on se demander en effet si Marcel Duchamp n'aurait pas été influencé par ces expositions des Incohérents ? Et d'autres tel Yves Klein. Celui-ci - Ben en témoigna -, connaissait le « monochrome » bleu publié par Alphonse Allais en 1897, mais estimait à juste titre que celui-ci n'avait pas « assumé » (3).
Depuis lors, l'histoire du « monochrome » a été approfondie par d'autres historiens, principalement Denys Riout (4). Néanmoins, il m'a semblé opportun d'établir la liste des « monochromes » noirs alors qu'une découverte récente permet d'établir entre eux une filiation surprenante. Le 11 novembre 2015, Ekaterina Voronina, Irina Roustamova et Irina Vakar de la galerie Tretiakov (Moscou) firent une révélation à propos du Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch qui y est conservé. Elles avaient en effet découvert une inscription, peu lisible en partie, sous la couche picturale de ce tableau. Il s'agirait de « Nègres se battant dans une cave » (5) ! Déjà en 1990, les analyses de Milda Vikturina et Alla Lukanova y avaient détecté les traces d'une inscription mais qui n'avait pu être lue à l'époque (6). Sans doute, Malevitch – avant de peindre son œuvre primordiale dans l'histoire de l'abstraction – s'était-il souvenu d'Alphonse Allais auteur, en 1897, d'un Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit, sujet emprunté à Paul Bilhaud un humoriste antérieur.
Les alchimistes rêvaient d'un noir plus noir que le noir même. C'est chose faite : la NASA a mis au point le noir le plus absolu qui absorbe 99,96 % de la lumière. Composé de nanotubes de carbone, il est utilisé notamment en astronomie, en aéronautique mais aussi, déjà, en art.
Je donne ci-après, en une suite chronologique, les « monochromes » noirs représentés en gravure ou en peinture (7). Ne sont pas reprises les œuvres qui montrent l'un ou l'autre motif sur la surface noire ou dont la surface a été modulée ou travaillée par l'artiste (cas notamment de Rodtchenko, Noir sur noir, 1918). Ont également été exclus de cette liste les dessins humoristiques consacrés à de tels sujets souvent mis en situation dans des scènes complexes. On les doit aux caricaturistes qui, au XIXe siècle, se moquèrent de certaines œuvres exposées dans les Salons (8). C'est le cas de Franz von Pocci (9). On en trouve encore un écho en novembre 1939 dans un dessin d'Hergé : Le peintre Flupke expose « Bruxelles la nuit », dans Le Petit Vingtième (10).