Du monstre androcéphale au monstre humanisé. À propos des sirènes et des centaures, et de leur famille, dans le haut Moyen Âge et à l’époque romane
Seuls parmi les monstres androcéphales – sphinx, harpies et autres manticores – présents dans l’imaginaire médiéval, les sirènes et les centaures ont suscité une réflexion sur leur part proportionnelle d’humanité, dans le cadre d’un questionnement relatif à leur véritable nature et à leur éventuelle faculté de rédemption. Seuls aussi furent-ils l’objet d’une humanisation progressive dont on découvre autant d’indices dans la littérature hagiographique, didactique, épique et romanesque que dans la sculpture romane. Ce monopole qui est indépendant de leur rapport particulier à l’humain – le sphinx n’a jamais bénéficié d’un tel traitement alors qu’il partage avec eux une même nature mi-humaine, mi-animale – ne peut s’expliquer qu’à la lueur d’une histoire séculaire où se mêlent divers strates, et d’un moment particulier : celui où la culture orale teintée d’éléments « nordiques » s’intègre définitivement à la culture écrite d’origine plus spécifiquement méditerranéenne. Au cœur d’une casuistique théologique pleine de subtilité, et d’une redéfinition mythique dans laquelle l’artiste semble avoir joué un rôle précoce, sirènes et centaures humanisés donnent particulièrement bien à comprendre les mécanismes de transmission des formes et des concepts, ainsi que leur évolution au gré des influences. Ils permettent aussi d’entrevoir l’enjeu que représenta l’attribution d’une famille, d’un instinct maternel et plus généralement de sentiments à des monstres, et de comprendre à quel besoin elle a pu répondre.
Fig. 1 – Diptyque d’ivoire dit d’Aerobindus. Revers (France : Tours ?, 3e quart IXe s.). Paris, Musée du Louvre. |
Centaures (1) et sirènes partagent une même nature mi-humaine mi-animale et, à ce titre notamment, ils furent souvent associés tant dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge (2). De manière significative, ils apparaissent entre Adam et Eve et les monstres qui ont un corps d’homme et une tête d’animal, réunis en la circonstance avec les satyres dans la célèbre « échelle biologique » taillée à l’époque carolingienne au revers du diptyque d’Areobindus [fig. 1]. La disposition qu’a adoptée l’artiste donne l’impression que les sirènes et les centaures sont considérés ici comme les descendants d’Adam. Cette impression est encore renforcée quand on sait qu’à peu près au même moment, Ratramne de Corbie rattachait au genre humain les cynocéphales – sur lesquels sirènes et centaures ont précisément préséance sur la plaque d’ivoire – dans la célèbre Epistola de cynocephalis (3) adressée à saint Rimpert. C’est que les sirènes et les centaures apparaissent comme des cas-limites, leur buste et en particulier leur visage humain leur conférant un statut pour le moins ambigu (4). Comme on pouvait s’y attendre, cette ambiguïté constitutive liée à leur origine gréco-orientale, alimenta très tôt chez le chrétien une réflexion sur leur véritable nature et, partant, sur leur chance de salut. En effet, il ne suffisait pas de présenter un aspect partiellement anthropomorphe pour entrer d’office dans la catégorie des êtres quasi hominum reconnus par saint Augustin (Civ. Dei, 16, 8) comme des descendants d’Adam. Encore fallait-il que la partie humaine prédominât nettement sur la partie animale, ce qui n’était pas évident ici en l’occurrence. En outre, l’adhésion d’Augustin à une mystique de la création accueillante à toute forme d’anormalité zoologique n’était – tant s’en faut – pas partagée par tous les théologiens. Pour la majorité d’entre eux, cette faune monstrueuse dans laquelle le docteur de la Grâce s’appliquait à distinguer des cas d’espèce, constituait uniquement une réserve de pôles métaphoriques ou de symboles. En effet, les Pères, et plus particulièrement les apologistes, avaient instinctivement réalisé qu’il n’était pas sans intérêt d’utiliser, pour mieux se les concilier, le même langage et, par conséquent, les mêmes images que les païens à convertir. À ce titre, ils utilisèrent souvent les sirènes et les centaures comme symboles de vice, au sein d’allégories morales (5). N’empêche, certains Pères – et plus particulièrement saint Jérôme – apparaissent significativement partagés sur l’interprétation à donner à leur apparition dans un cadre biblique ou hagiographique donné. La conclusion du passage de la Vie de saint Paul ermite, où il est question du centaure apparu à midi (6) à Antoine, est particulièrement éclairante à ce sujet : « (...) le démon avait-il pris cette forme pour effrayer Antoine, ou bien le désert, fertile en animaux monstrueux, avait-il produit celui-là, je ne saurais le dire » (7). C’est sans doute cette croyance partagée par les juifs et les Grecs, selon laquelle les lieux désertiques étaient habités par toute une faune étrange (8), qui explique qu’en Isaïe 13, 21-22 et 34, 13-14, Thannim fut généralement rendu par Σειρηνες et (s)iim par onokentauroi dans les plus anciennes traductions grecques de l’Ancien Testament (9). Très logiquement, ce parti resserra encore les liens entre les deux monstres tout en renforçant la tradition qui faisait d’eux des êtres réels. Sans doute n’est-ce guère un hasard si c’est en relation avec ce passage que Jérôme donna la seule définition « naturaliste » des sirènes après les avoir rangées au préalable dans la catégorie des démons réels et illusoires (phantasmata daemonum) : « (…) les sirènes sont appelées Thannim, nous entendons par là de grands dragons-serpents pourvus d’une crête et volant » (vel certe dracones magnos interpretabimur, qui cristati sunt et volantes) (10). Reprise à peu près littéralement par Eucher de Lyon, Isidore de Séville et le Pseudo-Walafrid Strabon (11), cette définition se retrouvera ensuite chez Papias, Barthélémy l’Anglais et Vincent de Beauvais (12), par l’intermédiaire d’Isidore (13).
Par ailleurs, une citation d’Isaïe 13, 21-22 – approximative et variant d’une version à l’autre – figure ab initio dans le Physiologus, en tête du chapitre consacré aux sirènes et aux « onocentaures » [fig. 2], en tant que prélude à l’interprétation symbolique. Il fallut toutefois attendre la deuxième moitié du VIIe s. pour les voir mentionnés dans un bestiaire non moralisé, le Liber monstrorum (ou De monstris) (14), rédigé vraisembablement « (...) dans un lieu voisin de la Manche » (15). Si l’« hippocentaure » y apparaît proche de la bête sauvage, « avec sa tête velue » et son incapacité à parler malgré « sa partie semblable à un homme normal » (16), la sirène y est présentée dès la préface comme le « monstre » le plus remarquable de toute la série. Au contraire de ses congénères « hérissés et écailleux », elle est une simple marina puella dont la tête est celle d’un « être doué de raison » (17). Cette considération, qui peut à première vue étonner, s’explique manifestement par le fait que la sirène-poisson dont il est pour la première fois question dans ce texte, est née de la rencontre d’un nom lié à un concept d’origine grecque, et d’une forme nordique liée à une autre réalité mythique : celle de la « jeune-fille des mers » (mermaids, maighdean mara en irlandais, merrow en anglo-irlandais) dont l’existence était perçue comme une réalité dans le domaine insulaire et plus généralement germano-celtique (18). Sans doute est-il impossible de savoir avec précision à quelles sirènes songeait l’auteur de la Cosmographie dite d’Aethicus Ister, rédigée peu après 768, et farcie d’emprunts directs ou indirects à Solin, Orose, Justin et Isidore de Séville (19). En tout état de cause, il se montre significativement partagé entre la tradition qui faisait des sirènes des êtres fabuleux, et la tendance opposée qui les rangeait parmi les êtres réels. Ainsi les présentait-il comme le produit de l’imagination païenne, après avoir affirmé qu’Aethicus en avait vu lui-même « un très grand nombre », au point d’en être terrifié.
À vrai dire, la multitude des sirènes aperçues par Aethicus annonçait en quelque sorte celles dont Benoît de Sainte-Maure allait entourer le bateau d’Ulysse dans son Roman de Troie au XIIe s. : « La en oï chanter cinc cenz (...) Plus en ocistrent d’un milier » (20) ! Elle anticipait tout autant les nombreux témoignages contemporains dans lesquels centaures et surtout sirènes étaient décrits par des témoins oculaires. D’après le Physiologus Theobaldi, c’était grâce aux descriptions de ceux qui leur avaient échappé qu’on connaissait leur morphologie : quas qui fugerunt, hi tales esse tulerunt (21) . Quant aux connaissances que Thomas de Cantimpré en a, il les tient de ceux qui déclarent les avoir vues : Hoc testati sunt illi, qui eas se vidisse professi sunt (22) ! On notera à cet égard que, dès le XIIe s., nos hybrides furent la plupart du temps localisés dans des lieux familiers (23) : la Manche (in mare Britannico) (24), aux alentours du détroit de Gibraltar (Columnas Herculis) (25), ou, en tout cas, dans les « mers d’Occident » pour les sirènes ; la Camargue pour le centaure :
Ert le pais large e pleners 1230
De granz deserz e de boscages ;
Assez i out bestes sauvages,
Urs e liuns e cers e deims,
Senglers, lehes e forz farrins
Olifans e bestes cornues 1235
Vivres e tygres e tortues,
Sagittaires et locervéres
E serpenz de mutes manéres
Gires n’en prent nule pour,
Einz se fie en sun bon seignur 1240
Dans ce dernier cas, toutefois, à la faune habituelle des marécages, l’auteur de la Vie de saint Gilles (26) a ajouté des bêtes sauvages – cerfs, daims, sangliers – mais aussi des lions, des tigres, des ours et... des éléphants ! La présence des lions, comme celle des centaures (sagittaires) d’ailleurs, s’explique aisément quand on sait que « (...) les hagiographes latins (27), familiarisés avec les bêtes du désert que côtoient les solitaires d’Égypte ou de Syrie, les transposent parfois dans leurs récits » (28). Quant à la proximité des autres animaux sauvages, on peut en rendre compte par la nécessité de renforcer l’aspect hostile du lieu de vie du saint, pour mieux faire apparaître son courage.
Il n’en reste pas moins que, revenus des terrae incognitae, ces monstres, géographiquement plus proches, le devenaient également à d’autres niveaux. Ainsi suffisait-il, aux dires de Thomas de Cantimpré, de jeter une bouteille vide aux sirènes aux fins de les distraire : Naute autem quando vident syrenes, multum timent et tunc proiciunt ei lagenam vacuam, ut dum cum lagena ludit, intérim navis pertranseat (29). C’est que les sirènes, dont les jeux étaient calqués sur ceux des enfants, présentaient des traits psychologiques de plus en plus humains, et ce au point de se voir prêter parfois une attitude compatissante, en rupture totale avec la tradition. La Gesta sancti Servatii, écrite au XIe s., en conserve le plus ancien témoignage connu :
Quid, quod sepe fertur, semihominesque pisces semipiscesque homines syrenas tempestatem nautis precinuisse, quantumque humane habuerant forme, undis ultro enudasse mortuosque passim fluitantes viros ulnis subleuatos ad conspectum navigantium sustentasse celumque pontumque dulcis querele altisonis vocibus personuisse ? (« À quoi bon raconter, puisqu’on le fait souvent, que des poissons à moitié femmes et des femmes à moitié poissons, les sirènes, avaient prédit la tempête aux marins, combien elles avaient forme humaine ; [à quoi bon raconter] qu’elles avaient spontanément dénudé [les marins] dans les flots, qu’elles avaient porté à la vue de ceux qui naviguaient les hommes morts, ballottés de tous côtés et soutenus par les bras, et qu’elles avaient fait retentir le ciel et la mer de leurs voix doucement plaintives, qui résonnent fort ? ») (30).
Des textes postérieurs comme La Bataille Loquifer ou le Tristan de Nanteuil y font encore allusion. Dans le premier cas, Renoart est sauvé de la noyade par la sirène qu’il avait auparavant capturée et relâchée à sa demande, à la condition toutefois de lui venir en aide en cas de besoin (31). Quant au second, il met en scène une sirène qui, lors d’un naufrage, sauve un enfant en l’allaitant pendant quatorze jours :
Qui moitié femme estoit et ly aultre racine
Estoit sy c’uns poissons, mais la vertu divine
Y ouvra tellement que toute estoit encline
La seraine de mer qui de Dieu estoit digne,
Qui l’enfant gouvernoit qui fut de franche orine, 425
Et de son propre let l’aletoit sans hayne (32)
Fig. 4 – Fribourg-en-Brisgau (Bade). Cathédrale Saints-Alexandre-et-Lambert. Chapiteaux contigus (déb. XIIIe s.). |
Que la sirène soit présentée comme envoyée par Dieu et digne de Lui apparaît révélateur de préoccupations renouvelées. Préoccupations parallèles que l’on décèle aussi chez Thomas de Cantimpré lorsqu’il précise que les sirènes sont des êtres dépourvus de raison (irrationabilia) (33) . Bien que ces deux affirmations soient plus ou moins contradictoires, elles montrent en effet l’une et l’autre que l’on s’interrogeait encore sur la nature exacte de la sirène et, partant, sur sa faculté éventuelle de rachat (34) — grâce que l’auteur du Tristan de Nanteuil paraît lui avoir accordée. Peut-être le bénéfice du doute contribua-t-il à leur réhabilitation ? En outre, l’époque romane, dominée par la notion de repentir, pouvait difficilement refuser la rédemption d’êtres qui, au niveau populaire en tout cas, devaient parfois tenir autant de l’âme en peine que de l’incarnation satanique, comme le laisse supposer l’étude des légendes consacrées aux démons opprimants. Sans doute aussi leur sollicitude envers les marins et surtout les enfants, reconnue depuis peu dans la culture savante, joua-t-elle en leur faveur.
Fig. 5 – Strasbourg (Bas-Rhin). Cathédrale Notre-Dame. Bras nord du transept. Ciborium de l’autel de Saint-Laurent. Détail (v. 1170/76?). |
Cet instinct maternel, véritablement contre-nature – la sirène étant par essence un être stérile et hostile à l’amour – s’était en fait exprimé déjà bien plus tôt dans la sculpture romane. Au portail de la cathédrale de Trani, et sur un chapiteau de l’église de Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne), deux sirènes serrent un siréneau dans leurs bras. D’autres ont été représentées en train d’allaiter aux cathédrales de Bâle, de Fribourg-en-Brisgau et de Strasbourg, à la collégiale de Saint-Ursanne, à l’ancienne abbatiale de Sant Cugat del Vallès (Catalogne) et à l’église San Vicente de Serrapio (Asturies) [fig. 3-6]. L’une d’elles apparaissait sur la mosaïque de pavement romane, aujourd’hui disparue, de la chapelle Sainte-Osmane dans la basilique Saint-Denis (35). Très significativement, il n’existe aucune allusion à des sirènes-oiseaux maternelles : seules les sirènes-poissons apparaissent chargées de siréneaux. Seules aussi elles sont décrites en train d’allaiter chez Thomas de Cantimpré : Apparent autem cum fetibus, quos in brachiis portant. Mammis enim fetus lactant, quas in pectore magnas habent (36), et chez Albert le Grand (37). Cette exclusivité suggère une influence de la légende de Mélusine, fée maternelle par excellence, ayant en commun avec elles la souveraineté sur les eaux, même si Mélusine et les sirènes appartiennent à des sphères mythiques totalement différentes, du moins à l’origine. L’apparition tardive du thème de la sirène allaitante va dans le sens de cette hypothèse, comme d’ailleurs l’attribution fréquente à Mélusine d’un appendice caudal et/ou d’ailes, manifestement empruntés aux « sirènes » au sens strict. Un syncrétisme précis entre une ondine germanique – qui serait cette fois un avatar de déesse-mère (38) – et nos sirènes classiques pourrait aussi expliquer l’évocation des sirènes maternelles chez deux auteurs ayant vécu longtemps dans la région du Rhin, où elles sont par ailleurs représentées plus souvent qu’ailleurs. On ne peut exclure non plus une contamination avec les « jeunes filles des mers » nordiques, souvent présentées comme pourvoyeuses de bienfaits, fécondes dans leur union avec un être humain et mères attentionnées même après leur retour dans les flots (39). Par contre, il semble qu’il faille exclure l’hypothèse d’une confusion – souvent attestée – entre sirènes et lamies dont Jérémie (Thren., 4, 3) avait déclaré : Sed et lamiae nudaverunt mammam, lactaverunt catulos suos ; tant Thomas de Cantimpré qu’Albert le Grand ont consacré une notice distincte aux lamies allaitantes (40). De même, on ne peut suivre Friedrich Panzer qui considère les sirènes chargées de nourrissons comme ultimes avatars des sirènes psychagogues antiques tenant dans leurs bras les âmes humaines figurées sous forme d’enfants (41). Cette hypothèse, qui paraît pourtant étayée par l’attitude d’une des sirènes de Fribourg-en-Brisgau – elle pose un doigt sur la bouche comme pour imposer le silence – est bien trop recherchée. En effet, les artistes du XIIe et du début du XIIIe s. n’étaient pas en mesure de transposer l’antique caractère funéraire de la sirène-oiseau (42) à la sirène-poisson, que les clercs décrivaient en outre en train d’allaiter ses petits le plus naturellement du monde. À ces explications particulières s’en ajoute sans doute une autre, de type plus général. En effet, l’apparition de sirènes chargées de nourrissons doit vraisemblablement s’interpréter aussi comme une des conséquences de l’humanisation dont elles furent – don l’a vu – progressivement l’objet, et qui s’exprime encore d’autres façons dans l’art. Ainsi, maintes sirènes sont figurées parées de bijoux, ou d’une ceinture aux allures de jupe. Dans l’ancienne abbatiale Saint-Martin à Plaimpied (Cher) [fig. 11] et dans l’église Saint-Celse à Milan, on en voit même portant une blouse aux larges manches comme en portaient les dames de l’époque. Parfois aussi ce parti se traduit concrètement par l’adjonction de jambee – elles en ont à Fribourg-en-Brisgau et à Saint-Ursanne, en plus de leur(s) queue(s). Le siréneau de la collégiale précitée est même doté d’une queue de poisson et d’une jambe humaine ! Cette humanisation est également perceptible dans la multiplication de leurs compagnons masculins, aussi bien poissons qu’oiseaux [fig. 10]. Parallèlement, on observe un même dédoublement au niveau des centaures : un certain nombre de centauresses, dont certaines allaitantes, ont été sculptées dans la pierre à l’époque romane. À l’instar des sirènes chargées de petits, dont le prototype n’est pas à rechercher dans l’Antiquité, les centauresses maternelles apparaissent bel et bien comme une (re)création médiévale. Ni l’existence de quelques reliefs et intailles gréco-romains ornés de centauresses lactantes, ni même le souvenir de la fresque de Zeuxis, immortalisée par Lucien (Zeuxis, 3-7) et Philostrate (Imag., II, 3) (43) ne peuvent expliquer leur présence dans la sculpture romane. Il est toutefois probable que les groupes de San Miguel de Fuentidueña (Castille) et surtout de la Liebfrauenkirche d’Halberstadt (Basse-Saxe) [fig. 8-9] — très antiquisants — ont été influencés par le souvenir d’œuvres romaines, au contraire de celui de St Mary the Virgin d’Iffley (Oxfordshire) [fig. 7]. Le premier dérive manifestement d’un centaure chevauché par Éros (44), le second par une allégorie de la Terre-Mère — transmise sans doute par l’intermédiaire de miniatures ou d’ivoires carolingiens et ottoniens (45). Curieusement, les petits centaures saxon et castillan sont entièrement anthropomorphes, comme l’étaient parfois les personnifications du signe zodiacal du Sagittarius dans l’art carolingien (46).
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Peut-on conclure de tout ce qui précède que, dans la sculpture romane, l’humanité des monstres est exactement proportionnelle à l’étendue de leur partie anthropomorphe ? Pas nécessairement. Si l’on se réfère aux sirènes-oiseaux particulièrement inquiétantes de Saint-Loup-de-Naud (Seine-et-Marne), Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-sur-Marne [fig. 12] et Saint-Remi à Reims d’une part, et de l’église de Vivar de Fuentidueña (Castille) [fig. 13] d’autre part, ce serait plutôt le contraire ! En effet, leur caractère satanique est souligné par des membres humains superfétatoires et totalement incongrus : un avant-bras dans les trois premiers exemples, une jambe dans le dernier cas. Il n’en reste pas moins que sirènes mâles et centauresses, et encore davantage sirènes et centauresses maternelles et habillées à la mode du temps, montrent combien les esprits étaient prompts à accorder aux monstres traditionnellement les plus effrayants, des sentiments, une apparence et même un comportement qui les rapprochaient des hommes (47). Sans doute cette humanisation s’exprimant de manières si variées, n’avait-elle pas grand-chose à voir avec les discours théologiques au sein desquels – depuis saint Augustin – on s’interrogeait sur la nature exacte des créatures situées à la limite de l’animalité et de l’humain, et susceptibles ou non d’être sauvées, selon qu’on en faisait des descendants de Caïn ou de Cham, ou des incarnations de Satan. On y verrait plutôt le signe d’une formidable osmose avec les cultures du Nord – l’assimilation d’éléments germaniques ne s’étant pas uniquement faite dans le sens du dénigrement et de la diabolisation (48) – et surtout un moyen efficace de se protéger contre l’inquiétante étrangeté de l’autre et de l’ailleurs.