Le Nil et au-delà. Le bateau et ses implications durant le 4e millénaire égyptien
L'importance du bateau en Égypte pharaonique est bien connue et a été abondamment commentée. Dès 1925, Charles Boreux résume parfaitement cette évidence lorsqu'il écrit : « la navigation a joué en Égypte, à toutes les époques, un rôle si essentiel, qu'un très grand nombre des questions politiques, sociales ou religieuses que soulevait à chaque instant la bonne administration de ce pays singulier, constitué surtout par un fleuve, devaient être sous la dépendance plus ou moins immédiate du bateau » (1). Il est cependant utile de rappeler que cette importance du bateau remonte aux époques formatrices que furent les périodes pré- et protodynastique (ca. 4500-2700 av. J.-C.) ( . Il occupe en effet une place de premier plan dans les sources nagadiennes et les domaines auxquels il fait référence sont multiples : principal moyen de locomotion et d'échange, il participe activement aux activités domestiques, économiques et politiques. Il se voit également rapidement inséré dans un système symbolique et idéologique alors en pleine élaboration. Enfin, il est, déjà, étroitement associé aux pratiques funéraires et religieuses du 4e millénaire.
L'analyse des diverses représentations de bateaux, peintes ou gravées dans la roche, et celle des modèles réduits, longtemps seules sources permettant de traiter de la navigation en Égypte, se sont vues complétées par l'étude des quelques véritables embarcations mises au jour dans le courant du XXe siècle (2). De nombreuses découvertes (3) et études récentes (4) offrent quant à elles de nouvelles perspectives. La quantité et la qualité des informations aujourd'hui disponibles permettent une approche holistique des problématiques soulevées par ces embarcations prédynastiques. L'opportunité nous est ici offerte d'illustrer cette variété dans l'utilisation de l'image du bateau et, par la même occasion, d'en exposer toute la complexité de lecture.
Contexte et origines de la navigation en Égypte
Dans le sillage de la dernière glaciation (ca. 10.000-9.000 av. J.-C.), l'espace occupé par le Sahara et l'Égypte connaît une succession de phases humides et arides. Bien que les principales implantations humaines de cette période soient situées dans le Sahara oriental, des groupes humains gravitent dans la vallée du Nil. Des travaux menés à hauteur d'Elkab (5) ont démontré que, dès le 7e millénaire, des poissons issus du lit principal du fleuve étaient consommés. Cela implique que de petites embarcations, vraisemblablement confectionnées à partir de papyrus ou d'un matériau similaire, étaient utilisées en certains endroits de la vallée dès la fin du Paléolithique (6). Dans le courant du 6e millénaire, cette région entame la progressive aridification qui lui est aujourd'hui caractéristique et, le Sahara devenu inhabitable, ces groupes trouvent dans le fleuve une aubaine salvatrice. Les premières cultures néolithiques apparaissent alors en Égypte : celles du Fayoum (ca. 5400-4300 av. J.-C.) et de Mérimdé Béni-Salamé (ca. 4900-4400 av. J.-C.), dans le Delta.
La période prédynastique se subdivise en plusieurs phases, chacune correspondant à une culture déterminée et associée à une région précise de la vallée du Nil. Ainsi, la Basse-Égypte est caractérisée par les cultures du même nom (ca. 4000-3500 av. J.-C) tandis que les Moyenne et Haute-Égypte le sont par la culture badarienne (ca. 4500-3900 av. J.-C) et par celle de Nagada (ca. 3900-2700 av. J.-C.) (7). Cette dernière s'impose graduellement sur l'ensemble du territoire dans la seconde moitié du 4e millénaire, menant à une première unification culturelle. En parallèle, la progressive hiérarchisation de la société nagadienne entraîne l'apparition d'une classe d'élite. À cela s'ajoutent la spécialisation de certains artisans, placés au service de ces élites, et l'apparition d'une catégorie d'objets de prestige. Sur le terrain, ce phénomène se vérifie essentiellement au sein des nécropoles où l'on remarque une évolution, tant qualitative que quantitative, de l'équipement funéraire (8). C'est dans ce contexte qu'apparaissent, dans le dernier tiers du 4e millénaire, le pouvoir royal et l'écriture.
Le Nagada IIC (ca. 3500 av. J.-C.) est d'une importance toute particulière puisque cette période voit l'accélération de ces phénomènes. C'est aussi le début de contacts réels avec le Proche-Orient, bien documentés par l'arrivée en Égypte de matières premières importées (9) et l'apparition d'une influence orientale dans l'iconographie de certains objets (10). C'est également à partir de cette période que le bateau devient un motif iconographique incontournable.
Les sources
Nos sources sur les débuts de la navigation en Égypte sont nombreuses et variées. Parmi elles figurent des modèles de bateaux, des palettes à fard prenant la forme d'une embarcation (11), des représentations peintes sur les vases, des gravures rupestres et, plus concrètement encore, de véritables bateaux découverts en contexte funéraire. Les informations que ces sources apportent sont de natures diverses mais néanmoins complémentaires.
Fig. 2 – Modèle en terre cuite sur les flancs duquel figurent des représentations peintes de rameurs (ca. 3400 av. J.-C.) : Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (AN1895.609). |
A l'exception d'un modèle en terre cuite découvert à Mérimdé (12) et aujourd'hui perdu, nous constatons l'apparition de ces miniatures dès l'époque badarienne (13). Généralement fabriqués en terre cuite ( , les modèles prédynastiques peuvent également être manufacturés en ivoire, voire, plus rarement, en pierre. Ces objets proviennent majoritairement de contextes funéraires, bien que certains aient été découverts en contexte domestique et cultuel. Ils nous informent sur les matériaux et techniques employés dans la construction navale (14), mais leurs fonctions à ces périodes demeurent largement incomprises.
Il est frappant de constater que les temples et autres dépôts cultuels protodynastiques ont chacun offert plusieurs modèles, la plupart sculptés dans l'ivoire (15). Cette importance du bateau en contexte cultuel marque vraisemblablement les prémices des fonctions que remplira ce dernier dans la religion égyptienne.
Fig. 4 – Céramique « White Cross-lined » décorée d’une scène de chasse nilotique (ca. 3600 av. J.-C.) : Musée égyptien du Caire (CG 2076). |
Très peu de céramiques White Crossed-lined (Nagada I-IIA) présentent des scènes de navigation (University College de Londres : UC15281, UC15319 et Musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles : E.2988 (16) ) ( . Les embarcations représentées sont simples et peu détaillées, exception faite de celle illustrée dans un plat conservé au musée du Caire (CG 2076, , qui préfigure les bateaux représentés sur les récipients de la phase suivante. Les vases décorés du Nagada II (17) sont pour leur part bien plus nombreux. Cette céramique, vraisemblablement funéraire bien que des fragments aient été trouvés en contexte domestique (18), est notamment caractérisée par la présence récurrente de bateaux sur ses panses (fig.5). Ces bateaux marquent une évolution avec ceux représentés sur des objets plus anciens. En effet, il s'agit ici de constructions de grande taille, supportant plusieurs cabines et capables d'accueillir un nombre important de rameurs. Ce type de structure témoigne de l'existence de bateaux en bois dès le milieu du 4e millénaire. Ces bateaux, dits « faucilles » en raison de leur forme, ont souvent été associés aux barques funéraires telles qu'on les rencontre aux époques plus tardives (19). Il est désormais bien admis que de telles notions, strictement pharaoniques, ne peuvent être appliquées sans nuances aux époques antérieures. Le sens de ces représentations demeure dès lors largement énigmatique. Il nous faut mentionner ici que d'autres interprétations, certes marginales et rapidement abandonnées, ont été émises à propos de ces représentations navales : il a ainsi été proposé d'y voir des remparts urbains (20) ou des temples sur pilotis (21).
Fig. 5 – Céramique « Decorated » (ca. 3500-3350 av. J.C.) : Metropolitan Museum of Art, New York (20.2.10). |
Une codification du discours véhiculé par l'iconographie, fondée sur des combinaisons de « signes-images », se met en place dès le Nagada I et le bateau devient un élément important de cette codification. Une récente étude, consacrée aux décors des vases decorated et associant ces scènes à la thématique de la régénération de la vie, postule l'existence d'un « véritable système graphique. Il ne s'agit pourtant pas encore d'une écriture au sens plein du terme. Néanmoins, il ne paraîtra probablement pas excessif d'y voir une forme de protosyntaxe » (22). Le bateau, au vu de sa disposition centrale sur la panse des vases, constitue indéniablement un élément remplissant un rôle structurel au sein du décor. Des constatations similaires, quoique plus prudentes, ont été faites concernant les gravures rupestres : « … iconographic attraction develops a form of iconographic syntax … The step from iconographic syntax to hieroglyphic writing is conceptually small, although the gulf in the specificity and variety of transmitted information separating them is wide » (23). La célèbre fresque de la tombe peinte de Hierakonpolis (24) (ca. Nagada IIC, Musée du Caire) ( et les fragments de lin peints provenant de Gebelein (25) (début du Nagada II, Musée égyptien de Turin : S.17138) (fig.7) offrent d'autres exemples de bateaux. Bien qu'ils se distinguent par certains aspects de ceux peints sur les vases decorated (notamment l'absence de mats et, en ce qui concerne la tombe 100, de rames), il s'agit de ces bateaux de type « faucille », embarcations en bois existant dès le début du Nagada II au moins.
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Les embarcations gravées dans la roche des déserts sont connues depuis les prospections menées dans le courant de la première moitié du XXe siècle (26). De nombreuses études ont depuis vu le jour (27), tandis que de récentes expéditions ont permis d'en découvrir de nouvelles (28). Les données issues du désert libyque complètent ce vaste dossier (29). Environ 900 représentations de bateaux ont été dénombrées pour le seul désert oriental, la majorité à plus de 100 km de toute voie navigable (30) (fig.8-10). S'il s'agit de la plus forte concentration identifiée à ce jour, des gravures comparables sont à trouver dans le désert occidental et la vallée du Nil. À nouveau, le rôle du bateau dans ces scènes, le plus souvent de nature cynégétique, est difficile à identifier mais la dimension symbolique qui s'en dégage est indéniable (31). Contrairement à ce que l'on constate sur la céramique, différentes typologies de bateaux peuvent y être identifiées (32).
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Des embarcations protodynastiques ont été découvertes, enterrées, en association à certaines tombes de hauts fonctionnaires à Saqqara (33). D'autres, contemporaines, ont été mises au jour à Abousir (34) tandis que des fosses naviformes vides ont pour leur part été découvertes à Helouan (35). À cela s'ajoutent 14 bateaux exhumés à Abydos (36). Récemment, des structures semblables et contenant des restes de barques en bois ont été découvertes à Abou Roash.
Bateaux et navigation au 4e millénaire
Chacune de ces catégories de sources constitue autant de champs d'investigation. La combinaison de ces données permet de dégager une image concrète des débuts de la navigation en Égypte et de l'impact social fort exercé par celle-ci dès les premiers temps de son existence.
Des embarcations en papyrus ont certainement été utilisées dans le cadre d'échanges entre la Basse et la Haute-Égypte. Lorsque les bateaux en bois, propulsés par plusieurs paires de rameurs, ont fait leur apparition, de plus grandes quantités de marchandises ont alors pu être transportées et de plus grandes distances parcourues. Il n'est pas anodin de constater que leur apparition coïncide avec l'« expansion nagadienne », phénomène conduisant à l'installation progressive de la culture nagadienne sur l'ensemble du territoire. Vraisemblablement démontables (cf. infra), il n'est pas impossible que les bateaux étaient envoyés, démantelés, jusqu'aux côtes de la Mer Rouge où ils étaient alors réassemblés. Cette pratique est connue pour les époques pharaoniques mais rien ne permet cependant d'étayer cette hypothèse pour le 4e millénaire, d'autant que les scènes de navigation prédynastique sont apparemment toutes nilotiques et non maritimes.
Deux ports datés de l'Ancien Empire ont récemment été identifiés à Ayn Soukhna et au Wadi el-Jarf, ce dernier étant bien daté du règne de Khéops (37) . Ces installations portuaires témoignent d'une maîtrise technique remarquable. Si une telle maîtrise découle très vraisemblablement d'une phase plus ou moins longue d'apprentissage, force est d'admettre que rien ne permet actuellement de postuler de premières tentatives d'expéditions maritimes dans le courant du Protodynastique. Plusieurs gravures de bateaux datant des dynasties « 0 » et 1 ont bien été découvertes dans le sud du Sinaï (38), sur la côte faisant face à ces ports, mais une présence égyptienne dans cette région à cette époque peut s'expliquer par un cheminement terrestre via le Delta.
D'autres informations témoignent du rôle rempli par le bateau dans le cadre d'échanges sur de longues distances. La circulation de l'obsidienne entre les côtes de l'Éthiopie et du Yémen durant le 6e millénaire témoigne d'un « undeniable contact between the two coasts of the Red Sea » (39). Des vestiges d'embarcations en papyrus, datant eux aussi du 6e millénaire, ont pour leur part été mis au jour dans le Golfe persique. Ils attestent de l'existence d'un « stable and long-term maritime trading relationship between the peoples of the two regions, … », soit la Mésopotamie et le Golfe persique, à cette époque (40). Deux millénaires plus tard, le lapis-lazuli, transitant par le Plateau central iranien et le Proche-Orient, a emprunté bien des routes avant de rejoindre la vallée du Nil. La Méditerranée et, peut-être, la mer Rouge comptent parmi elles (41). L'utilisation de bateaux dans les premiers contacts à longues distances apparaît de plus en plus certaine. Dans quelle mesure les Nagadiens étaient-ils activement impliqués dans ces échanges maritimes demeure cependant difficile à déterminer.
La primauté de l'ordre sur le chaos est une notion fondamentale en Égypte ancienne. Elle fait également son apparition durant le 4e millénaire, où elle s'exprime particulièrement au sein de scènes de chasse dépeintes sur les vases ou gravées sur la roche. Ces représentations témoignent de la mise en place d'un discours idéologique strictement nagadien. Il est en effet maintenant bien établi que la chasse a progressivement perdu de son importance pour les populations prédynastiques, l'agriculture et l'élevage, couplés à un mode de vie de plus en plus sédentaire, étant devenus les principales sources de subsistance (42). Les activités cynégétiques étaient alors un biais pour les élites d'exprimer la domination qu'ils exerçaient tant sur les Hommes que sur la nature environnante (43). Les personnages impliqués dans ces scènes portent souvent des coiffes de plumes. Cet attribut, marqueur d'un statut particulier, couplé à la connotation militaire que ces expéditions revêtaient, suggère qu'elles étaient réalisées par des membres de l'élite, ou en tout cas dirigées par eux (44).
Très peu de scènes de chasse sont connues sur les vases décorés du Nagada I (45), tandis que seules sept le sont pour ceux du Nagada II (46). L'une d'entre elles (Musée égyptien du Caire, CG 18805) est particulière : deux bateaux, chacun relié par un trait à un animal sans qu'aucun personnage ne soit figuré, semblent incarner les chasseurs (fig.12). Le fait qu'un de ces liens ne paraisse pas toucher la patte de l'animal et que notre seule source disponible soit un dessin n'étant pas à l'échelle nous empêche de tirer de véritables conclusions (47). Si les bateaux sont effectivement rattachés à ces animaux, ils remplaceraient dès lors l'Homme en tant qu'ordonnateurs de la nature sauvage. Les scènes de chasse sont plus nombreuses sur les parois rocheuses. Le bateau y est souvent accompagné de rameurs et de personnages armés d'un arc. La présence de bateaux, inutiles en plein désert, au sein de ces représentations confirme leur nature symbolique. Parfois, seul le bateau est représenté, accompagné d'animaux installés à proximité voire à bord, tandis que de plus rares attestations montrent les bateaux reliés à des animaux par des cordes (48). Dans ce dernier cas, à nouveau, ils paraissent remplacer l'Homme dans son rôle de chasseur.
Le bateau apparaît également dans la majorité des scènes exprimant le pouvoir des élites et des premiers rois, le plus souvent sur des objets de prestige ou sur la roche. Parmi les plus emblématiques figurent le célèbre poignard du Gebel el-Arak (Louvre : E.11517), le manche de couteau du Metropolitan Museum (Metropolitan Museum of Art : 26.241.1) (49) (fig.7a-b), les gravures de Nag el-Hamdulab (fig.16) et celles du Gebel Sheikh Suleiman (fig.17) sont autant d'autres témoignages qui méritent d'être cités.
, les brûleurs d'encens de Qustul (Oriental Museum de Chicago : OIM 24058 et 24069) (fig.14), ou encore la palette de Narmer (Musée égyptien du Caire : CG 14716) (fig. 15). La tombe peinte de Hierakonpolis (fig.6), les fragments de lin peints de GebeleinFig. 14 – Décor d’un brûleur d’encens découvert à Qustul (ca. 3200-3000 av. J.-C.) : Oriental Institute Museum de Chicago (OIM 24058). |
Le couteau du Gebel el-Arak (Nagada IIC-D, ca. 3500-3300 avant J.-C.) (fig.18a-b) est d'une qualité remarquable et la nature de son programme décoratif ne laisse aucun doute quant à son caractère prestigieux. Un des flancs de son manche en ivoire est étroitement associé aux notions de puissance politique et militaire. Il y est représenté, dans la moitié supérieure, un conflit opposant deux groupes d'hommes combattant au corps-à-corps tandis que, dans la moitié inférieure, deux rangées de bateaux sont visibles. Celles-ci sont séparées par des corps désarticulés. La seconde rangée est composée de trois bateaux égyptiens typiques, comparables à ceux peints sur les vases decorated. La première rangée, en revanche, montre deux bateaux aux proues et poupes redressées à la verticale, à fond plat et possédant une cabine étroite au toit vouté. Des bateaux similaires étant connus sur des cylindres-sceaux sumériens (50), il a été fortement suggéré qu'il s'agit ici de la représentation d'embarcations mésopotamiennes, probablement dans un contexte de conflit armé. Cependant, cette typologie particulière est également présente sur le manche de couteau du Metropolitan Museum (fig.13), manche dont l'iconographie est pour sa part typiquement égyptienne. De plus, ce type de cabine au toit vouté existe également sur d'autres représentations de bateaux strictement égyptiennes. Il s'agirait, sur bases de comparaisons avec d'autres exemples bien identifiés, d'une chapelle (51).
L'iconographie de cette face du manche renvoie aux notions de pouvoir et de domination. Le bateau peut y être perçu comme un moyen de pression, politique et religieuse, mais également militaire. Pourtant, ces deux rangées de bateaux jouent également un rôle plus pacifique : celui d'ordonner l'ensemble de la figuration, de l'équilibrer, en séparant deux scènes violentes par une procession navale paisible. C'est d'ailleurs à cette notion de « primauté de l'ordre sur le chaos » que renvoie l'autre face du manche, portant des représentations animales ordonnées et notamment de chiens, associés à l'ordre et à la domestication (52). Le lien étroit unissant activités guerrières et bon ordonnancement du monde est symbolisé par la présence d'un chasseur, participant aux activités d'une face du manche tout en se trouvant représenté sur l'autre.
La fresque murale de Hierakonpolis (fig.6) est pour sa part dominée par le thème de la navigation (53). Les dimensions importantes des bateaux, en comparaison avec les autres éléments qui les entourent, confirment leur importance. Ces éléments sont autant de petites scénettes décrivant des activités cynégétiques, des combats ou encore l'exécution de prisonniers. Cinq bateaux sont blancs tandis que le sixième est noir. Comme signalé plus haut, les bateaux « faucilles » représentent très vraisemblablement des bateaux en bois. Les vestiges de plâtre blanc découvert sur les bateaux d'Abydos abondent dans ce sens (54). L'embarcation noire (fig.19), sur laquelle un personnage est assis, possède une typologie particulière rappelant les embarcations confectionnées à partir de fagots de papyrus. Une extrémité est haute et redressée, presque à la verticale, tandis que l'autre s'arrête brusquement, à l'instar de ce que l'on constate sur les embarcations végétales une fois leurs extrémités rabotées. Cette barque étant parfois considérée être en papyrus, le noir a pu être utilisé pour représenter un matériau végétal. Rien ne permet cependant de l'affirmer, d'autant que le fond d'une embarcation en papyrus est normalement plat, contrairement à ce que l'on constate sur l'exemplaire de cette tombe. Il s'agit dès lors plus probablement d'un bateau « papyriforme », c'est-à-dire imitant les possibilités d'élongations des extrémités offertes par un matériau végétal mais confectionné en bois. À l'extrémité d'un « bateau faucille » classique aurait ainsi été ajoutée une extension verticale (55). La cabine est, ici aussi, identifiable à une chapelle. Mise en valeur par une typologie et une couleur particulières, il s'agirait d'une barque à vocation religieuse et funéraire. Ainsi, déjà, pouvoir et religion sont étroitement associés par l'intermédiaire du bateau. Il est intéressant de noter que de telles embarcations ont été étroitement associées à la religion et à la royauté dans l'iconographie pharaonique. Peut-être le lien unissant ce type de barque aux divinités découle-t-il d'une pratique issue d'un passé lointain, quand celui-ci était effectivement utilisé au sein des processions royales et/ou religieuses ? La barque hnw de Sokar, par exemple, présente de fortes similitudes avec certains bateaux du Nagada III et, en particulier, avec celui visible sur une étiquette d'ivoire du roi Aha dont le règne est daté de la première dynastie (Musée du Caire, CG 14142) (fig.20) (56).
Les processions navales sont pour leur part typiques du Nagada III et, elles aussi, unissent représentations royales et symbolisme religieux. Ainsi, l'iconographie du manche de couteau du Metropolitan Museum (57) (fig.13) et celle des brûleurs d'encens de Qustul (58) (fig.14) nous montrent un roi coiffé de ce qui semble être la couronne blanche, installé dans une barque, tandis que des captifs sont placés dans un véhicule analogue. Ces processions se dirigent généralement vers une structure architecturale, un temple ou un palais. Elles existent également dans l'art rupestre, en témoignent notamment les gravures du panneau 7 de Nag el-Hamdulab (59) (fig.16) où un personnage, couronné et accompagné de ses chiens et de sa cour, est entouré par une procession de bateaux. L'un d'entre eux est d'ailleurs très semblable à la barque funéraire de la tombe de Hierakonpolis, confirmant l'immixtion de la sphère religieuse dans le discours politique. Les gravures du Gebel Sheikh Suleiman (60) (fig.17) vont plus loin encore puisqu'elles illustrent un bateau vide, dominant des ennemis abattus et rattaché par un lien à un prisonnier blessé, tandis que le roi n'est présent que par l'intermédiaire de son serekh (61). À nouveau, il incarne dans cette scène la notion même de domination et de contrôle : « the boat confirms the importance of the king when he is depicted in it, but the boat dominates and controls captives when they are in it » (62).
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Les bateaux sont progressivement introduits dans les pratiques funéraires des dirigeants des deux premières dynasties et de leurs hauts fonctionnaires. La découverte la plus remarquable est sans conteste celle des 14 bateaux en bois mis au jour à proximité de l'enceinte funéraire de Khasekhemouy à Abydos. Ceux-ci, fabriqués en tamaris local, sont associés à un complexe funéraire rectangulaire anonyme, probablement à attribuer au règne de l'Horus Aha (63). Ils témoignent des grandes capacités techniques égyptiennes de l'époque dans le domaine de la construction navale.
Ces bateaux ont été enterrés dans des structures naviformes en briques. Celles-ci font de 19 à 29 mètres de long (64) . À ce jour, seul un bateau a pu être étudié . Bien que le système de tenons et de mortaises était déjà connu au Prédynastique, il n'était pas utilisé dans la confection de bateaux. Au lieu de cela, les planches étaient fixées grâce à des ligatures, placées de manière symétrique et à intervalles réguliers, ainsi qu'à un système d'emboitage par encoches taillées à même les planches (65). Ces dernières étaient cousues les unes aux autres par des liens végétaux passant à travers des canaux angulaires et en forme de « L ». Comme il l'a déjà été mentionné, des résidus de plâtre blanc ont été décelés sur certaines planches, qui ont peut-être été peintes dans une couleur ocre. Ce système d'assemblage par ligatures permettait le démontage des bateaux afin de les stocker ou de les transporter. La barque d'Abou Roash, actuellement en cours d'analyse, semble résulter des mêmes techniques de construction que les bateaux d'Abydos (66). Le rôle important progressivement joué par le bateau dans les croyances et les pratiques funéraires atteint ici son paroxysme. Ces bateaux d'Abydos sont autant de prototypes de la barque funéraire pharaonique, parfaitement illustrée par celles découvertes le long du flanc sud de la pyramide de Khéops.
Conclusions
Les premiers déplacements sur le Nil, à l'aide de simples fagots de papyrus assemblés, remontent très certainement aux origines de l'établissement de l'Homme dans la vallée. La découverte d'un modèle à Mérimdé semble prouver que, déjà aux plus hautes époques, la navigation sur le Nil a eu un impact important sur les sociétés qui en bordaient les rives. Au cours du 4e millénaire, le bateau est progressivement inséré dans un système idéologique et symbolique alors en pleine élaboration. Son image connaît une forte évolution durant le Nagada II, période où il devient un élément incontournable de l'iconographie nagadienne. En tant que « signe-image », il participe, grâce à son association avec d'autres éléments décoratifs, à l'expression d'un discours idéologique. Le bateau seul est également porteur de sens, puisqu'il est rapidement utilisé comme allégorie de l'ordre et du contrôle, notion exprimée par le biais de scènes de chasse ou à haute teneur politique. Le fait que de telles scènes soient gravées au plus profond des déserts, loin de la vallée du Nil et à des endroits où la présence du bateau ne se justifie pas, témoigne de leur forte valeur symbolique. Ces nombreuses gravures, outre marquer le contrôle, politique et religieux, d'un territoire, auraient-elles également joué un rôle apotropaïque garantissant la protection de ceux qui transitaient par ces régions ?
Avec l'apparition d'une iconographie réservée aux élites, le bateau s'est imposé comme une expression de puissance et de richesse. En effet, stimulée par une société progressivement hiérarchisée et par le développement des contacts par-delà les mers, la construction navale connaît une évolution remarquable. L'apparition de grands bateaux en bois permet sans aucun doute aux élites de consolider leur pouvoir en contrôlant à la fois la population et l'afflux de biens de valeur. Il est très intéressant, mais pas pour autant surprenant, de noter leur développement au cours du Nagada II, alors même que se développe cette puissante classe d'élite et que se démarquent les sites majeurs que sont Abydos, Nagada et Hierakonpolis. Sous les deux premières dynasties, les représentations de bateaux paraissent plutôt marquer la domination politique : la domination des ennemis vaincus, comme sur la palette de Narmer, ou encore celle d'une région, comme en témoignent les gravures rupestres de cette époque (67). Dans ce contexte, le serekh du roi jouxte d'ailleurs généralement l'embarcation. La navigation est rapidement devenue une technologie essentielle. Elle était économiquement, militairement et politiquement importante. Le rôle religieux du bateau est le résultat d'une élaboration idéologique progressive, définitivement fixée par les premiers pharaons. Ceci est fortement attesté par la présence de modèles dans tous les dépôts de culte de la période protodynastique, par la représentation d'un probable cycle solaire cosmique dans l'art rupestre (68) et par des inhumations de bateaux en contexte funéraire.
Webographie
Abréviations des périodiques et séries
- ASAE : Annales du Service des Antiquités de l'Égypte.
- BAR Series : British Archaeological Reports. International Series.
- BIFAO : Bulletin de l'Institut Français d'Archéologie Orientale.
- BMSAES : British Museum Studies in Ancient Egypt and Sudan.
- IJNA : International Journal of Nautical Archaeology.
- JNES : Journal of Near Eastern Studies.
- MIFAO : Mélanges de l'Institut Français d'Archéologie Orientale