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Gravure - Peinture - Préhistoire - Europe - Histoire de l'art Didier Martens Les grottes ornées à la lumière de l’histoire de l’art. Un nouveau livre de Marc Groenen
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Reporticle : 197 Version : 1 Rédaction : ? Publication : 27/02/2017

Les grottes ornées à la lumière de l’histoire de l’art. Un nouveau livre de Marc Groenen

La somme sur l’art des grottes ornées que vient de publier Marc Groenen, professeur à l’Université libre de Bruxelles, s’adresse tant au spécialiste de la discipline qu’au public intéressé par les arts visuels. Au préhistorien patenté, elle apporte un état de la question sur la peinture, la gravure et le relief au Paléolithique supérieur, un état à la fois bien documenté, comme le montre la quantité des publications dépouillées, et critique. L’auteur, qui mène depuis de longues années des recherches dans les cavernes du Monte Castillo en Cantabrie, a eu la possibilité de soumettre à l’épreuve des originaux les nombreuses théories émises par ses prédécesseurs et de développer un point de vue personnel, qui s’appuie aussi bien sur l’expérience directe que sur une méthodologie profondément réfléchie, élaborée à partir d’une véritable formation philosophique. Aux historiens d’art travaillant sur des périodes plus récentes que le Paléolithique supérieur, aux étudiants et à l’honnête homme, le présent ouvrage propose une introduction à l’un des phénomènes les plus singuliers de l’histoire de l’humanité :   l’émergence d’un art figuré chez l’homo sapiens européen il y a quelque 35.000 ans. Cet art, qui allait durer plus de 20.000 années, a légué à nos contemporains des images aussi troublantes que les peintures de la grotte Chauvet, celles de la Salle des Taureaux de Lascaux ou du Grand Plafond d’Altamira. Le propos de Groenen, qui peut se targuer d’une longue expérience d’enseignant, est structuré et aisément accessible ;  sa bonne compréhension ne nécessite nullement une familiarité avec le Paléolithique. Le texte est éclairé par une abondante iconographie, excellemment reproduite, qui trouve en grande partie son origine dans des photographies prises in situ par l’auteur et son épouse Marie-Christine Groenen. Les illustrations sont systématiquement référencées dans le corps du texte et souvent commentées dans les légendes, ce qui n’est pas inutile, vu l’effacement partiel de certaines représentations.

Dans le premier chapitre intitulé Distribution, l’auteur plante le décor. Celui-ci couvre une grande partie du continent européen. Selon Groenen, l’appellation d’ « art franco-cantabrique » ou « franco-ibérique », naguère utilisée par les préhistoriens, doit définitivement être bannie (p. 34) car le complexe des grottes et des rochers ornés occupe une zone qui, en dépit d’interruptions, s’étend du Portugal à la Roumanie et de l’Angleterre à l’Oural. Cette extension géographique constitue un fait que peu de spécialistes songeraient encore à remettre en cause, même si le caractère paléolithique des gravures rupestres de la Foz Côa dans le Tras os Montes portugais a été vivement contesté dans les années 90 du siècle passé. Tout en reconnaissant que la datation d’incisions dans la pierre ne peut s’appuyer en principe sur des données de laboratoire et que la faune représentée se retrouve aux époques post-glaciaires, l’auteur relève que les caractéristiques stylistiques des animaux, notamment leurs attitudes et les conventions graphiques utilisées, trahissent clairement une origine paléolithique (p. 27). D’emblée, le cadre de référence méthodologique est également planté :   l’auteur se situe dans le camp de ceux pour qui l’étude de l’image préhistorique relève également de l’histoire de l’art et non de la seule archéologie. Si la seconde est de plus en plus dominée par des structures de raisonnement et d’argumentation empruntées aux sciences exactes, la première demeure une science humaine historique. Elle s’appuie sur des notions et des concepts qui, bien que périodiquement perfectionnés, ont plus de deux siècles d’ancienneté. C’est dans la parfaite conscience de cet héritage que Groenen a souhaité aborder les grottes ornées.

Le deuxième chapitre est consacré aux thèmes ou motifs de l’art paléolithique. L’auteur distingue les figurations zoomorphes, les anthropomorphes, les signes et les empreintes de mains. Par leur abondance, les représentations animales ne peuvent que frapper le spécialiste de l’art des périodes plus récentes. Elles sont beaucoup plus nombreuses que les figurations anthropomorphes. Si un certain anthropocentrisme domine l’art des périodes historiques, en revanche, celui du Paléolithique, comme le relève Groenen, est avant tout animalier (p. 47) et c’est comme tel d’ailleurs qu’il est perçu par l’imaginaire collectif. Dans ce contexte, le choix du plafond des bisons d’Altamira pour la première de couverture s’inscrit dans une stratégie de communication dont on ne peut que reconnaître l’efficacité car il rend immédiatement identifiable le sujet du livre :   il y est question d’art paléolithique, c’est-à-dire d’art animalier.

Cet art animalier repose sur une expérience de première main :   les populations qui l’ont produit et consommé pratiquaient la chasse. Il en résulte un grand nombre de représentations parfaitement identifiables au niveau de la famille ou du genre. Si les espèces dangereuses, tels le rhinocéros, l’ours ou le lion, dominent à l’Aurignacien (environ -35.000 à -30.000), en revanche, au Magdalénien (environ -16.000 à -12.000), ce sont avant tout le cheval, le bison et l’aurochs qui ont retenu l’attention des peintres et graveurs. Outre ces variations chronologiques, on observe également des variations géographiques. Ainsi, il faut noter la fréquence de la biche dans le répertoire des artistes de la corniche cantabrique, alors que l’animal est quasi absent dans les grottes de la région pyrénéenne (p. 37).

Fig. 1 – Lascaux (Dordogne, France), Nef : bisons adossés. Deux bisons mâles adultes ont été figurés dans l’attitude de la charge au moment de la mue.
Photo N. Aujoulat/ Centre national de la préhistoire/Ministère de la Culture et de la Communication.Fermer
Fig. 1 – Lascaux (Dordogne, France), Nef : bisons adossés.

L’auteur relève la tendance naturelle des préhistoriens à considérer que les artistes du Paléolithique supérieur auraient eu l’intention de représenter le bison, le cheval ou le mammouth, plutôt qu’un bison, un cheval ou un mammouth (p. 42). En l’absence d’indications spatio-temporelles, de lignes de sol, de fonds végétaux ou de représentations de ciel, les figurations d’animaux paraissent en effet décontextualisées aux yeux du spectateur moderne, lequel associe spontanément la notion d’art animalier aux compositions scéniques d’un Paul de Vos, d’un Paulus Potter ou d’un Alexandre Desportes. Pourtant, ce serait un malentendu, affirme Groenen, que de croire qu’elles reproduisent l’espèce en tant que telle, comme s’il s’agissait d’une illustration d’encyclopédie ou de manuel zoologique, plutôt qu’un individu saisi dans une situation donnée. Les notations précises de mouvement, certaines attitudes, certains détails comportementaux qui n’ont pas échappé aux éthologues trahissent clairement, dans le chef des artistes du Paléolithique supérieur, une approche extrêmement concrète de l’animal. Parfois, le peintre a composé de véritables scènes, ce que bien des préhistoriens éprouvent encore des difficultés à accepter. Dans la grotte du Gabillou, une harde de rennes a été incisée, dans celle du Ker de Massat, il s’agit d’une harde de cerfs qui a été gravée (p. 44). À Lascaux, les deux bisons adossés constituent également un groupe (voir p. 125) (fig. 01) :   on peut affirmer que les animaux sont représentés au moment de la mue, comme l’indique l’étonnante tache rouge qui interrompt le pelage de l’animal de gauche.

Fig. 2 – Rouffignac (Dordogne, France), Galerie H : anthropomorphes gravés dits « Adam et Ève ».
Photo M.O. & J. Plassard. Relevé d’après C. Barrière, 1982, p. 142, fig. 439.Fermer
Fig. 2 – Rouffignac (Dordogne, France), Galerie H : anthropomorphes gravés dits « Adam et Ève ».

Le corpus des anthropomorphes confronte le préhistorien à de multiples problèmes de description. Si l’identité sexuelle peut souvent être établie car le peintre ou le graveur a eu le souci de la mettre en évidence, parfois même de manière très expressive, en revanche, la nature des personnages représentés résiste dans bien des cas à toute tentative classificatoire. À quels êtres convient-il d’attribuer les deux visages de profil gravés de la grotte de Rouffignac, dénommés par les archéologues Adam et Ève (p. 49) (fig. 02) ? Ces deux têtes rappelleront au spectateur moderne la caricature ;  le profil de droite, avec son sourire surdimensionné, semblant même tiré d’une bande dessinée d’aujourd’hui. Il est peu probable que de telles associations anachroniques rencontrent ne fût-ce que partiellement les intentions du graveur.Les préhistoriens ont pris l’habitude d’appliquer le terme de « signes » à des motifs répétitifs dont le signifié ou le référent ne peut être identifié par la voie de l’analogie visuelle. L’auteur relève le caractère malheureux de ce terme pourtant consacré et sa faible pertinence épistémologique, dans la mesure où les représentations figurées constituent également des signes (p. 58). On pourrait affirmer que les « signes » des préhistoriens constituent plutôt des « signes arbitraires », au sens défini par Lessing dans son Laokoon, par opposition aux « signes naturels » que sont les représentations animalières. Principalement présents en peinture, dans les grottes ornées, ces « signes arbitraires » peuvent être isolés, disposés en séries répétitives ou accompagner des représentations figurées. Certains reproduisent manifestement, sous une forme stylisée, des empreintes d’animaux, que l’homme du Paléolithique supérieur devait être capable d’identifier avec facilité. On reconnaît par exemple des pattes d’ours dans la grotte de la Pasiega et un sabot d’équidé dans celle du Castillo (p. 58, 65).

Enfin, à la différence de ses collègues, l’auteur a souhaité traiter les images de main comme un thème à part entière de l’art préhistorique. Ces images se retrouvent quasi exclusivement dans les grottes ornées et se présentent le plus souvent sous la forme d’empreintes négatives, l’artiste ayant projeté de la couleur sur une main posée à même la paroi. Cette modalité de production par contact apparaît pour le moins particulière dans le contexte paléolithique. En outre, le motif se détache le plus souvent en négatif sur la roche et non en positif, comme toutes les autres représentations figurées du Paléolithique, ainsi d’ailleurs que les « signes ». Groenen évoque « une étonnante exception à la règle de la représentation en usage au Paléolithique » (p. 81).

Le découpage en thèmes proposé par l’auteur suggère au lecteur l’existence d’au moins quatre modes de représentation en usage au Paléolithique supérieur. Il y aurait tout d’abord le mode analogique, dont relèvent la plupart des représentations animalières et quelques figures humaines, surtout féminines :   la référence est obtenue par une recherche systématique de ressemblance avec les formes du monde visible. Dans le mode expressif ou synthétique, auquel on peut rattacher de nombreuses images anthropomorphes, la ressemblance n’est obtenue que par quelques traits analogiques, que le regard doit isoler, par rapport à d’autres, qui ne ressemblent pas au sujet représenté. On retiendra également un mode conventionnel, dans lequel la référence relève clairement d’associations arbitraires partagées au sein d’un groupe humain et, enfin, le mode de l’empreinte, positive ou le plus souvent négative, dans laquelle la référence trouve son origine dans la trace même de ce qui est représenté.

Fig. 3 – El Castillo (Cantabrie, Espagne), Recoin des Tectiformes : motif constitué de ponctuations rouges juxtaposées.
Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
Fig. 3 – El Castillo (Cantabrie, Espagne), Recoin des Tectiformes : motif constitué de ponctuations rouges juxtaposées.

Le troisième chapitre traite des techniques. L’auteur relève que l’étude des pigments utilisés par les peintres du Paléolithique supérieur a débuté fort tard, par rapport à ce que l’on observe dans le domaine de l’histoire de l’art (p. 95), où ce type d’approche a acquis droit de cité peu après la Seconde Guerre Mondiale (on se rappellera ici l’ouvrage édité en 1953 par Paul Coremans :   L’Agneau mystique au laboratoire). Il est aujourd’hui établi que les artistes ont utilisé un nombre réduit de pigments :   la goethite jaune, l’hématite rouge et, pour obtenir du noir, l’oxyde de manganèse et le charbon de bois. Ces pigments pouvaient être travaillés de différente manière pour obtenir des teintes variées, qui vont du blanc au violacé. L’auteur met en évidence le fait que l’art du Paléolithique supérieur ne relève nullement de conceptions esthétiques ‘naïves’ ou ‘sauvages’. Les peintures des grottes ne sont pas l’œuvre d’artistes improvisés qui, ayant ramassé un bâton d’hématite traînant sur le sol, auraient à l’improviste couvert de lignes les parois, en suivant leurs caprices ou leur inspiration du moment. Bien au contraire, l’analyse attentive des dispositifs ornés permet de reconstituer une véritable chaîne opératoire. La mise en place éventuelle d’échafaudages, la préparation des couleurs à partir de pigments finement broyés, l’addition de charges minérales pour augmenter la fluidité de la peinture, le lissage de certaines superficies, le grattage d’autres, jusqu’au passage final de tampons sur la surface picturale pour augmenter le caractère illusionniste du modelé, c’est de la succession concertée d’opérations bien définies que dépendait la réalisation de l’image. Des instruments inattendus ont pu être utilisés, trahissant l’existence d’un projet esthétique précis, même lorsqu’il s’agit d’œuvres d’apparence rudimentaire. C’est ainsi qu’un motif géométrique de la grotte de Castillo, constitué de séries de points rouges, n’a pas été réalisé au doigt, comme on aurait pu s’y attendre. La macrophotographie a permis de mettre en évidence, au centre de ces points, des zones de couleur moins dense. Ceci suggère qu’ils ont été obtenus à l’aide d’ « un os creux sur lequel a été tendue une membrane souple » (p. 106). (fig. 03).

L’attention portée au résultat final se révèle un trait constitutif de l’art du Paléolithique supérieur. Elle s’observe notamment dans des techniques subtiles de modelé élaborées aussi bien par les peintres que par les sculpteurs. Les effets obtenus touchent encore le spectateur d’aujourd’hui, en dépit de l’écart chronologique. Quel regard masculin hétérosexuel ne sera-t-il pas troublé par les rondeurs habilement polies des corps nus, pourtant fragmentaires, de la frise des femmes de l’Abri Bourdois (p. 108) (fig. 04) ? Qui n’éprouvera pas une sensation d’apaisement devant le camaïeu de brun et de blanc du renne gravé de la grotte des Trois-Frères (p. 117) (fig. 05) ? Ce camaïeu a été obtenu par le fin raclage d’une partie de la paroi. La complexité et la qualité de l’art des grottes ornées amènent Groenen à envisager la question du degré de spécialisation des personnes qui ont réalisé les peintures et gravures des grottes. C’est à cette question qu’il consacre le quatrième chapitre de son livre :   Les auteurs :   amateurs, artisans ou artistes ? Pour Groenen, il est évident que les œuvres du Paléolithique supérieur ont, dans leur majorité, été produites par des spécialistes, des professionnels. En faveur de cette conclusion plaident non seulement la virtuosité d’exécution et la complexité technique que l’on observe dans grand nombre de réalisations. On mentionnera également l’existence de conventions de représentations, à l’instar de celles qui gouvernèrent l’art de l’Égypte pharaonique pendant plus de trois millénaires (p. 135), ainsi que de styles collectifs, dont la diffusion a dû s’étendre sur d’amples territoires. L’auteur rappelle que l’abondance des figurines en terre cuite exhumées sur le site morave de Dolní Vìstonice est telle que cette production ne peut avoir été limitée aux seuls besoins du groupe (p. 134). Elle a nécessairement dû servir de monnaie d’échange dans le cadre de relations commerciales avec d’autres groupes. La production elle-même devait se trouver entre les mains d’artisans spécialisés, exemptés des tâches dont dépendait la survie journalière du groupe :   chasse, pêche, cueillette, préparation de la nourriture, etc… Selon Groenen, un statut similaire peut être envisagé pour d’autres artisans du Paléolithique supérieur, notamment les peintres et sculpteurs.

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    Dans ces conditions, un style personnel, fruit d’une pratique répétitive, a pu émerger. À la suite de recherches menées depuis quinze années avec l’auteur de ce compte rendu, Groenen met en évidence deux personnalités artistiques qui auraient œuvré dans le réseau A de la grotte de la Pasiega probablement il y a quelque quinze milles ans :   le « Maître aux Contours dédoublés » et le « Maître aux Contours expressionnistes ». Ces deux personnalités, reconstituées sur le modèle des maîtres anonymes de l’histoire de l’art de la fin du Moyen Âge, se caractérisent par diverses formules graphiques répétitives, auxquelles elles sont redevables de leur appellation conventionnelle. Même si leur talent apparaît limité par rapport aux grands virtuoses de Lascaux ou d’Altamira, elles méritent de retenir l’attention, en raison notamment des synchronismes que l’attribution à des mains autorise à établir entre différentes figurations, parfois séparées de plusieurs mètres.

    Fig. 6 – Pasiega A (Cantabrie, Espagne) : animaux attribués au « Maître aux Contours dédoublés ». 1. Cheval, 2. Biche, 3. Chamois, 4–5. Aurochs, 6. Cheval. Les caractéristiques sont des proportions similaires, une tête démesurée par rapport aux pattes, le dédoublement de certains contours, en particulier au niveau du poitrail ou du pli du grasset, l’articulation entre la ganache et le cou sous la forme de deux courbes convergeant en pointe.
    Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
    Fig. 6 – Pasiega A (Cantabrie, Espagne) : animaux attribués au « Maître aux Contours dédoublés ».

    Les illustrations reproduites aux pages 140 et 141 donneront entière satisfaction à l’historien d’art préoccupé par les questions de stylistique individuelle (fig. 6-7). Elles reproduisent, en deux habiles montages de reproductions, le corpus des figurations attribuables qui au Maître des Contours dédoublés et qui à celui des Contours expressionnistes. Un jeu de flèches et le commentaire des illustrations permettent de saisir rapidement les traits distinctifs des deux anonymes. L’usage de noms d’emprunt est encore loin de constituer une pratique scientifique acceptée parmi les préhistoriens et il est à prévoir que chez plus d’un, il suscitera une opposition de principe. Les documents reproduits à la page 142 devraient toutefois ébranler bien des sceptiques car Groenen se livre ici à l’épreuve négative :   il reproduit six figurations animales du réseau A de La Pasiega, dues manifestement à des exécutants différents (fig. 08). Elles font apparaître la diversité des styles individuels susceptibles d’être rencontrés dans une même grotte. Ils ne peuvent exister bien sûr qu’en fonction de styles collectifs, transmis par les apprentissages, apparemment sur une longue durée. Un exemple de style collectif est illustré à la page 144, à partir de différentes têtes de biches photographiées dans les grottes de Cantabrie ((fig. 09). L’une est due au Maître des Contours dédoublés. Peut-être aurait-il été opportun de le mentionner et de répéter dans la suite du livre, dans les légendes, le nom des deux anonymes, lorsque sont reproduites des œuvres qui leur ont été attribuées (voir p. 144, 195, 220, 241). Ces répétitions sont de mise chez les historiens de l’art travaillant sur les XIVe, XVe et XVIe siècles. Il serait souhaitable qu’elles le deviennent dans le champ des études préhistoriques.

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      Fig. 10 – Las Monedas (Cantabrie, Espagne) : bison tracé au charbon de bois, orienté vers le haut, dont le corps exploite un dièdre rocheux.
      Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
      Fig. 10 – Las Monedas (Cantabrie, Espagne) : bison tracé au charbon de bois, orienté vers le haut, dont le corps exploite un dièdre rocheux.

      Dans le même chapitre mettant en exergue la professionnalité des peintres du Paléolithique supérieur, Groenen évoque leur étonnante capacité à utiliser les particularités du relief des parois pour en tirer des suggestions de présence illusionniste. Certains semblent avoir eu l’ambition de dépasser les limites de la représentation bidimensionnelle, en y annexant certaines rondeurs du support pouvant faire fonction de volume ou quelque excroissance susceptible d’assumer le rôle d’un sol. Parfois aussi, une partie du contour de l’animal est formée par une fissure ou par l’interruption naturelle du rocher. Ces effets de présence illusionniste confèrent à la représentation un pouvoir de suggestion inattendu, comme excessif par rapport aux attentes que le spectateur associe a priori à l’image peinte. Il est intéressant de noter que le même peintre a fort bien pu, au sein d’un même ensemble, opposer une représentation à caractère illusionniste à une autre dont, au contraire, c’est le caractère d’image qui est mis en évidence. Comme le note Groenen, dans la grotte de Las Monedas, « un bison vertical exploite le dièdre caractère d’un pendant, qui donne un remarquable effet de volume à l’animal » (p. 158) (fig. 10). Bien que dépourvue de modelé, la masse du bison s’impose en effet aux regards comme s’il s’agissait d’un relief sculpté. Il est clair que c’est la recherche d’une adéquation entre le volume impliqué par le contour noir de l’animal et une partie du volume réel du support qui a amené le peintre à inscrire verticalement la figure sur le dièdre. Le supplément imprévu de présence résultant d’une telle disposition frappe d’autant plus que, sur le même dièdre, a été peint, manifestement par le même artiste, un cheval noir dont les lignes s’inscrivent dans une cuvette. Dans ce cas, le caractère concave du support contrecarre toutes les tentatives du spectateur de faire apparaître un volume entre les lignes noires. L’image demeure, dans la perception, un ensemble de traits. Le cheval peut être facilement reconnu mais ne peut « apparaître », ce qui rend par contraste d’autant plus excessive la présence du bison…

      Fig. 11 – Las Chimeneas (Cantabrie, Espagne), Salle principale : entablement rocheux évoquant un poisson. Un fragment de concrétion a été placé dans une anfractuosité suggérant une proie dans la bouche de l’animal.
      Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
      Fig. 11 – Las Chimeneas (Cantabrie, Espagne), Salle principale : entablement rocheux évoquant un poisson. Un fragment de concrétion a été placé dans une anfractuosité suggérant une proie dans la bouche de l’animal.

      Pour conclure ce chapitre, l’auteur attire l’attention sur la disponibilité que semble avoir eue l’homme du Paléolithique supérieur à projeter des figures humaines ou animales dans certains reliefs des parois rocheuses. Semblables lectures de l’espace naturel en termes de représentation analogique occupent une place importante dans le discours des guides qui, depuis le XIXe siècle, accompagnent les visiteurs dans les grottes, ornées ou non. Si elles relèvent aujourd’hui de la culture touristique et de ses activités ludiques, souvent partagées en famille, elles ont pu avoir, au Paléolithique supérieur, une toute autre valeur. Dans un contexte où bien des cavernes ont manifestement assumé la fonction de sanctuaires, ce qui a pu être perçu comme des apparitions spontanées de figures a pu avoir valeur d’épiphanie. À la suite de Joaquín González Echegaray, Groenen cite en exemple, dans la grotte de las Chimeneas, un entablement rocheux qui évoque la forme d’un grand poisson (p. 167) (fig. 11). Dans la bouche de l’animal se trouve un morceau de stalactite, apporté par l’homme. De même, dans l’entrée gravettienne de la grotte du Castillo, un relief naturel évoque la forme d’un mammouth. Le lien référentiel a dû frapper l’homme préhistorique car ce relief a été partiellement badigeonné et orné de chevrons gravés (p. 163). Enfin, l’auteur envisage que la forme même du Monte Castillo, dont la crête rappelle la ligne cervico-dorsale d’un mammouth couché, ait pu être perçue comme une image monumentale de cet animal, qui jouait apparemment un grand rôle dans l’imaginaire préhistorique (p. 163).

      Après avoir parcouru le corpus d’exemples rassemblé par Groenen, le lecteur est amené à considérer que l’image faite par la nature, l’un des grands mythes de l’histoire de l’art occidental depuis le De Sculptura d’Alberti, pourrait fort bien avoir elle aussi constitué une modalité de représentation à part entière dans l’art préhistorique. Aux modes analogique, expressif et conventionnel, ainsi qu’à celui de l’empreinte, il conviendrait de ce fait d’ajouter celui de l’image ‘naturelle’, découverte dans le paysage ou au fond des grottes, au hasard des pérégrinations.

      Fig. 12 – Foz Côa (Nord, Portugal), Quinta da Barca : 2 bouquetins piquetés et gravés. Celui du bas présente une animation de la tête
      Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
      Fig. 12 – Foz Côa (Nord, Portugal), Quinta da Barca.

      Le cinquième chapitre aborde, avec beaucoup de prudence, les intentions des artistes. L’auteur revient sur la qualité étonnamment référentielle d’un grand nombre de représentations. La volonté de capter en image la réalité d’un animal particulier, y compris ses mouvements, est souvent manifeste. Groenen fait explicitement référence aux recherches menées par Marc Azéma, qui a mis en évidence le phénomène de l’animation dans l’imagerie préhistorique. Par animation, ce dernier entend une décomposition visuelle du mouvement. Soit l’artiste superpose, dans une même figure, différentes attitudes, en multipliant les segments anatomiques :   c’est l’animation par superposition. La formule, redécouverte au XXe siècle par les Futuristes italiens –on se rappellera Giacomo Balla et son Dynamisme d’un chien en laisse– ainsi que par les dessinateurs de bandes dessinées, a été utilisée de manière répétitive dès le Paléolithique supérieur. Un des exemples les plus convaincants est reproduit par Groenen à la page 27 :   un bouquetin piqueté de la Foz Côa, pourvu de deux têtes et de deux cous, manifestement réalisés par la même main (fig. 12). Soit l’artiste juxtapose, dans une sorte de frise, différentes attitudes successives. La formule est beaucoup plus rare. Elle peut probablement être reconnue dans la série des cerfs de Lascaux et dans la rotonde des Chevaux de Villars (p. 182, 183).

      Fig. 13 – El Castillo (Cantabrie, Espagne), Salle C : cheval–aurochs peint en noir.
      Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
      Fig. 13 – El Castillo (Cantabrie, Espagne), Salle C : cheval–aurochs peint en noir.
      Fig. 14 – El Castillo (Cantabrie, Espagne) : Salle B : homme–bison dessiné au charbon de bois et gravé, avec l’ombre du pilier projetée sur la paroi.
      Photo M. & M.–C. Groenen.Fermer
      Fig. 14 – El Castillo (Cantabrie, Espagne) : Salle B : homme–bison dessiné au charbon de bois et gravé, avec l’ombre du pilier projetée sur la paroi.

      Les visées réalistes, mimétiques, des artistes du Paléolithique supérieur n’épuisent toutefois pas, loin s’en faut, le spectre de leurs intentions. Une visée mythique peut également être postulée. Groenen évoque l’existence de véritables thèmes iconographiques, une possibilité qui, de prime abord, semble difficile à admettre pour un historien de l’art des périodes successives. Peut-on concevoir une iconographie en l’absence de textes servant de référents aux images ? Il existe pourtant, dans l’art du Paléolithique supérieur, des images qui tout à la fois font violence à l’ordre naturel et qui s’inscrivent dans des séries correspondant manifestement à un type figuré. L’idée d’une référence à une créature mythique semble s’imposer. Parmi ces images, on peut mettre en évidence le cheval-aurochs, qui combine des caractéristiques anatomiques du cheval et de l’aurochs. Un exemplaire de cet hybride a pu être identifié par l’auteur dans la salle C de la grotte du Castillo :   le corps massif est clairement celui d’un aurochs tandis que la tête correspond à un cheval (p. 187) (fig. 13). La sûreté du tracé et la présence, dans l’image, de caractères stylistiques attestés dans la grotte par d’autres représentations permettent d’exclure une quelconque maladresse de dessin. D’autres thèmes iconographiques sont constitués par l’homme-oiseau, l’homme-aurochs et surtout l’homme-bison. Ce fut l’un des mérites de l’auteur que d’avoir reconnu, dès 1997, sur un pilier de la grotte du Castillo, au-dessus d’un homme-bison peint au charbon de bois, une structure en partie artificielle, comportant une sorte de corne taillée. Éclairée par l’avant, cette structure produit une ombre qui donne à voir un gigantesque homme-bison, projeté sur la paroi de la grotte. Dans la mesure où la lumière des torches ou des lampes oscillait selon les mouvements de l’air, cette silhouette pouvait sembler vivante. Le commentaire de l’œuvre aux pages 237-238 et son illustration (fig. 14) constituent une page remarquable d’histoire de l’art. Il est probable que d’autres images similaires se cachent encore dans les grottes ornées. En dépit de leur caractère immatériel, on pourrait considérer qu’elles relèvent elles aussi du mode de l’empreinte, comme les mains négatives.

      La question du spectateur, de l’utilisateur des réseaux ornés, n’a pas encore été abordée. C’est elle qui constitue le fil conducteur des deux derniers chapitres. Que faisait-on dans les grottes ornées ? Visiblement, on les parcourait. Dans certains cas, on peut montrer que le décor figuré a été aménagé en fonction de zones de passage. Les images, disposées en frise, ont pu guider le spectateur dans certains réseaux. Elles peuvent aussi s’organiser autour de béances ou de sources d’eau. Ce n’est pas sans raison que le terme de grotte ornée a été retenu par l’auteur car le chapitre VI met en évidence que le travail des peintres est dans bien des cas subordonné à la grotte. Ils en commentent la structure, en la ponctuant de représentations.

      Les visiteurs préhistoriques des grottes ne se bornaient toutefois pas à regarder. Dans le dernier chapitre du livre, peut-être celui qui contient le plus de nouveautés factuelles, Groenen dresse un inventaire des traces que ces visiteurs ont laissées, en s’appuyant principalement sur ses propres investigations dans les grottes du Monte Castillo. Outre les empreintes de pied et les tracés digités dont l’argile des grottes a conservé le souvenir, il signale des entassements de pierre formant barrière, des traces de couleur sur certaines parois, des dépôts. S’agit-il d’offrandes ? On ne peut l’assurer mais, ce qui est certain, c’est que l’homme préhistorique a emprisonné de manière délibérée dans des failles du sol et des parois divers fragments de stalactite, des cailloux, des outils en pierre taillée et des fragments osseux. Les petits galets bigarrés posés au fond d’une cavité naturelle d’un massif concrétionné de la grotte du Castillo ne semblent pas en provenir, comme le relève l’auteur, et il serait difficile, à moins de disposer d’une fine pince, de les extraire de leur logement (p. 261) (fig. 15). On le voit :   ce dépôt manifestement intentionnel était bien protégé contre d’éventuels voleurs…

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        En prenant en considération tour à tour le point de vue de l’artiste, puis celui du spectateur, Groenen offre à son lecteur un véritable ouvrage d’histoire de l’art. Il s’inscrit ainsi dans une lignée de professeurs de l’Université libre de Bruxelles qui, tout en travaillant dans des disciplines traditionnellement rassemblées sous le nom d’archéologie, ont eu à cœur de faire de la question de l’image un axe central de leurs recherches. Groenen fut l’élève de Pierre-Paul Bonenfant (1936-2011) et de Roland Tefnin (1945-2006). L’un, préhistorien et proto-historien, a publié en 1998 un ouvrage consacré à la statuaire celtique en pierre, dans lequel il reconstitue et date une production d’images anthropomorphes en utilisant presque exclusivement une argumentation fondée sur l’analyse formelle (1). L’autre est un égyptologue qui s’est fait connaître non seulement par ses études sur la sémiologie et sur la stylistique de l’art égyptien, y compris les questions d’attribution, mais aussi par un ouvrage de sémiotique du regard, qui embrasse l’histoire de la frontalité en art, depuis le Paléolithique et l’Égypte pharaonique jusqu’à Byzance (2). L’historien d’art qui a rédigé ce compte rendu ne peut que se réjouir de constater que l’héritage intellectuel de ces deux maîtres continue à porter ses fruits à l’Université libre de Bruxelles.

        Référence du livre

        Marc GROENEN, L’art des grottes ornées du Paléolithique supérieur. Voyages dans les espaces-limites, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des Arts, 2016. 1 vol. 29 x 25 cm, 303 p., 277 ill. (préface de Jean CLOTTES).

        Notes

        NuméroNote
        1 Pierre-Paul BONENFANT et Jean-Paul GUILLAUMET, La statuaire anthropomorphe du premier Âge du fer (Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 667 ;  Série Archéologie et Préhistoire, 43), Besançon, 1998.
        2 Roland TEFNIN, Le Regard de l’Image, des origines jusqu’à Byzance, Anvers et Paris, 2003.