Les Sculpteurs de lumière à la lumière de l’histoire de l’art
L’auteur du présent article n’a eu aucun contact direct avec Frank. L’interprétation des Sculpteurs de lumière qui est proposée ici s’appuie exclusivement sur des sources publiées. C’est un agréable devoir de remercier ici J-Cl Van Aerde, qui a mis à ma disposition sa documentation sur Frank. Comme de coutume, B.Bernaerts, G.Hupin, T.Lenain, F.R.Martens et M.Renault ont bien voulu relire mon manuscrit et le faire bénéficier de leur esprit critique.
Broussaille, le héros des Sculpteurs de lumière, album publié par Frank en 1987 (1), est un adolescent d’environ dix-huit ans. « Grand, efflanqué, les cheveux en bataille, vêtu d’un simple T-shirt et d’un jean délavé [...] », ce « jeune homme roux » vit à la ville – le lecteur informé reconnaît facilement Bruxelles (2). Pour quelques jours, le temps d’un petit congé réparateur à la campagne, chez son oncle, il s’arrache à la préparation de ses examens de juin. L’oncle habite un village qui paraît situé au cœur de l’Ardenne belge : Dampreval. Dans les parages se trouvent des bois magnifiques et un lac. Durant l’enfance, Broussaille fut fréquemment l’hôte de son oncle, mais, ces dernières années, il n’a plus guère eu l’occasion de retourner à Dampreval. Le village et son environnement naturel n’ont pas changé, l’accueil de son oncle est toujours aussi chaleureux. Pourtant, Broussaille réalise que, dans un avenir proche, Dampreval risque bien de ne plus être le Dampreval qu’il a connu. Une énorme usine de retraitement de déchets est en construction sur le territoire de la commune. Même si elle répond aux normes écologiques les plus sévères – elle est en grande partie souterraine, de façon à ne pas nuire au paysage –, il n’empêche que ses deux immenses cheminées, déjà terminées, se voient de loin. Et que Dampreval, en accueillant un site industriel sur son territoire, cessera d’être un village.
C’est dans ce contexte où une réalité familière bascule, où le décor de l’enfance est sur le point de disparaître, pour faire place à autre chose, que notre héros va connaître une expérience de caractère initiatique. (3) Grâce à un petit enfant du lieu, qui se promène toujours accompagné d’un porcelet, et à une inscription gravée sur la margelle d’un puits, Broussaille percera un secret, enfoui dans le bois de Dampreval depuis la fin du XVIIIe siècle.
En 1792, pressés par la menace que faisaient peser les bandes révolutionnaires, les membres d’une société secrète, visiblement une loge maçonnique, mirent la dernière main à un étrange dispositif. Il comporte treize cristaux, plantés dans les falaises bordant le lac de Dampreval, ainsi qu’une statue acéphale de l’évangéliste Jean, située face au lac (p. 25). La découpe des pierres et les intervalles qui les séparent firent l’objet de calculs très précis, comme, sans aucun doute aussi, le choix de l’emplacement de la statue. C’est que, dans l’intention de ceux qui conçurent le dispositif, les cristaux devaient donner périodiquement naissance à un étonnant spectacle. Chaque année, à l’époque de la Saint-Jean, autour du 24 juin, date du solstice d’été, le lac et son environnement s’illuminent. En réfractant les rayons du soleil, les treize cristaux font apparaître, pour un court instant, une forme lumineuse immense, d’une grande régularité. Il s’agit d’un carré inscrit dans un octogone, qui lui-même est compris dans un cercle. Dans le même temps, deux rayons réfractés touchent le cou de la statue décapitée de l’évangéliste Jean et lui rendent une tête... Il ne semble pas que, hormis le petit garçon au porcelet, qui que ce soit, à Dampreval, connaisse ce dispositif.
Après avoir été le témoin privilégié de l’illumination du lac et vu, de ses yeux, la tête du saint réapparaître, Broussaille rentre en ville. Le bref intermède campagnard que s’est accordé notre héros est terminé et les examens l’attendent. « Quel pouvait être ce message venu de gens qui vivaient à l’époque de la Révolution ? », s’interroge-t-il (p. 45). À la nuit tombée, il ouvre un dictionnaire de symbolique, et y lit : « Le carré, c’est le chiffre quatre, les quatre points cardinaux, la terre, le matériel... Le cercle, c’est le ciel, le chiffre douze, le spirituel... Et l’octogone, c’est le huit, l’intermédiaire, le moyen de passer du quatre au douze. Oh là là », soupire Broussaille, qui repose le livre et s’étend sur son lit, pour réfléchir. « Alors, je me suis dit que c’était peut-être un message pour chacun d’entre nous, pour que chacun, partant du carré, essaie d’arriver au cercle. Une façon de vouloir s’élever, de devenir meilleur... Mais je n’ai peut-être rien compris !? ».
On le voit, Frank ne souhaite pas imposer, par l’intermédiaire de son héros, une interprétation univoque du message. Les hésitations de Broussaille, sa perplexité devant les enseignements schématiques tirés du dictionnaire, invitent clairement le lecteur à ne pas se contenter d’un simple déchiffrement, à ne pas ramener le message à un contenu qui s’énoncerait en quelques mots... Comme toute initiation, celle que le héros a connue à Dampreval vise la durée, et la multiplicité des significations qu’elle véhicule ne se révélera qu’avec le temps.
La portée éthique, très générale, que Broussaille envisage de donner au message dans ses réflexions nocturnes ne saurait donc en épuiser le contenu. Pour un lecteur adulte et cultivé, les treize cristaux et la statue s’inscrivent dans un processus initiatique qui présente une dimension clairement esthétique. On constate, en effet, que Frank a introduit dans son récit une série de références à l’histoire de l’art. Une fois reconnues, elles tissent la trame d’un parcours. Le point de départ de ce parcours se situe dans la belle nature qui entoure Dampreval. Son aboutissement se trouve dans la statue acéphale, dont les rayons du soleil, réfléchis par les cristaux, font réapparaître la tête...
Après avoir visité le chantier de l’usine en compagnie de deux écologistes rencontrés par hasard, Broussaille redescend au lac et s’assied au bord de l’eau. Il contemple les lieux. Frank nous dévoile les pensées de son héros : « Cet endroit me rappelait un peintre que j’aime bien. Il manque peu de chose pour se croire dans un tableau d’Arnold Böcklin » (p. 24).
Arnold Böcklin (1827-1901) est un peintre suisse, dont une bonne partie de la carrière s’est déroulée à Rome. S’il n’est pas bien connu du public francophone, en revanche, il jouit d’une solide réputation dans le monde germanique. On lui doit un grand nombre de paysages, qui procèdent de la tradition romantique, mais aussi des compositions à caractère mythologique ou allégorique. Böcklin possédait une vaste culture littéraire. Néanmoins, il répugnait à être un simple illustrateur. En témoignent des œuvres comme L’Île des morts ou la Centauromachie, qui renvoient non pas à un texte particulier de la littérature antique ou moderne, mais bien à une mythologie personnelle.
L’une des peintures les plus célèbres de Böcklin est, sans nul doute, cette Île des morts, dont il existe pas moins de cinq versions, similaires dans leurs grandes lignes. Les deux premières, conservées aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts de Bâle et au Musée métropolitain de New York, remontent à l’année 1880 (4). Un îlot rocheux, dont la partie centrale est plantée de hauts cyprès, domine l’image de sa masse escarpée. Au premier plan, une barque s’approche. On y aperçoit deux personnages : le rameur et une figure drapée. En travers de la barque se trouve un cercueil, recouvert d’un drap blanc. Le spectateur en déduit que l’îlot est un cimetière. On remarque d’ailleurs des tombes creusées dans le rocher. Le cyprès, symbole traditionnel d’immortalité, se rencontre fréquemment dans les cimetières, notamment italiens.
Le lac de Dampreval et sa falaise ont clairement été conçus sur le modèle de l’Île des morts de Böcklin. On peut reconnaître, dans le site dessiné par Frank, les principaux éléments qui composent l’image inventée par l’artiste suisse, même si leur agencement dans l’espace est quelque peu différent. Comme l’île des morts, la falaise du lac de Dampreval se présente sous la forme de deux masses rocheuses qui se répondent. Les deux blocs sont à la fois séparés et réunis par un groupe de conifères sombres, aux proportions particulièrement élancées. Ces formes noires, qui dominent la falaise, constituent autant de verticales. Elles contrastent nettement avec l’horizontalité parfaite de la surface de l’eau et remettent en mémoire les cyprès de L’Île des morts.
Les premières fois que le lac de Dampreval et sa falaise apparaissent dans l’histoire, aucune référence au tableau de Böcklin n’est encore perceptible (pp. 5, 21, 24). En raison du cadrage choisi par le dessinateur, on n’aperçoit ni les deux blocs rocheux, ni le groupe des conifères. Ce n’est que lorsque Broussaille s’assoit au bord du lac, après avoir pris congé de ses deux amis écologistes, et s’abandonne en solitaire aux charmes de la nature environnante, que les relations unissant le lac et la falaise de Dampreval à L’Île des morts deviennent apparentes (p. 24). Broussaille contemple alors deux massifs rocheux, qui lui font face. Le lecteur, pour sa part, les voit de biais. Entre ces deux massifs « jaillit » un groupe de conifères sombres. L’eau aussi est sombre, comme dans les deux premières versions du tableau de Böcklin.
La référence à l’Île des morts est peut-être plus manifeste encore dans les trois représentations frontales du lac et de la falaise que l’auteur a insérées dans la suite de l’histoire (pp. 34, 43 et 48). Ici, l’angle de vue adopté est le même que celui choisi par le peintre suisse.
Après avoir observé un avatar ardennais de l’Île des morts, Broussaille a soudain l’attention attirée par une masse végétale, située au bord du lac. Elle présente une allure vaguement anthropomorphique. L’amas de lierre le fait songer à une forme humaine (p. 25). Piqué par la curiosité, il s’approche de ce qu’il croit être un rocher, et commence à arracher le lierre. Il découvre alors, petit à petit, une statue acéphale. Une fois débarrassée de sa gangue végétale, cette statue, perdue en pleine nature, peut être rapprochée d’une autre œuvre de Böcklin : la Vénus abandonnée du Musée des Beaux-Arts de Bâle, peinte vers 1860. (5) L’artiste suisse a représenté une effigie de Vénus, en pierre, dans un paysage. À l’instar de la statue dégagée par Broussaille, elle se trouve au bord d’une surface d’eau, au niveau du sol, et ne repose pas, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, sur un piédestal. Comme la statue du lac de Dampreval aussi, elle est dissimulée en partie aux regards par la végétation, la nature environnante lui servant d’écrin. Semblable mise en scène de l’effigie de Vénus tend à lui conférer le caractère d’une figure vivante, et donc à gommer son identité de statue.
L’ambiguïté que Böcklin s’est ingénié à introduire dans son tableau se retrouve dans la statue dessinée par Frank. Elle aussi tend à apparaître comme une image vivante. L’effet est particulièrement saisissant dans l’une des cases (p. 25) : la statue semble tournée vers Broussaille, et paraît le bénir...
La séquence de la découverte de la statue s’achève par une vue panoramique (p. 25). Le héros est représenté au premier plan, à contre-jour. Devant lui s’étend le lac, que nous contemplons en quelque sorte avec ses yeux. Le pied de la falaise se trouve à droite, la statue à gauche. « Je serais bien resté des heures à regarder cette statue et ce lac qui allaient si bien ensemble », lit-on au sommet de l’image. Faut-il voir, dans cette phrase, un clin d’œil au lecteur érudit? Pour qui a reconnu les références à l’œuvre de Böcklin que constituent tant le lac que la statue, il est évident, en effet, qu’ils doivent « aller bien ensemble »...
Les images de la statue que le lecteur a pu voir jusqu’ici ne lui permettent pas de s’en faire une idée précise. Tout au plus a-t-il pu reconnaître qu’il s’agit d’un saint Jean évangéliste. En effet, le personnage tient dans la main gauche un calice, dont émergent de petits serpents. De la main droite, il fait le geste de la bénédiction. Le disciple préféré du Christ est représenté ici de manière traditionnelle, suivant les règles de l’iconographie chrétienne. Le calice aux serpents renvoie à une légende suivant laquelle un prêtre de Diane, répondant au nom d’Aristodème, aurait cherché à mettre Jean à l’épreuve, en lui faisant boire une coupe remplie de poison. Grâce à la protection divine et après avoir fait le signe de croix, l’évangéliste vida cette coupe, sans en subir le moindre dommage (6)...
L’effigie du saint va resurgir une seconde fois dans le cours de l’histoire. Après qu’elle a été à nouveau dégagée par Broussaille (p. 36), les rayons du soleil, déviés par les cristaux, lui rendent momentanément son visage (p. 40). Cette fois, la statue est parfaitement visible, et par une sorte de travelling avant, le dessinateur nous la fait découvrir progressivement, avant de nous offrir un détail de la tête, inséré dans un médaillon. Le lecteur possédant quelque connaissance en histoire de l’art s’aperçoit alors que ce saint Jean n’est pas n’importe quel saint Jean. Il a les traits de la statue de l’évangéliste représentée par les frères Van Eyck sur l’un des volets de l’Agneau mystique. (7) Le retable – ou polyptyque – de l’Agneau mystique est, sans conteste, l’œuvre la plus célèbre de la peinture flamande du XVe siècle. Achevé en 1432, il est toujours conservé, à l’heure actuelle, dans l’édifice pour lequel il fut conçu : la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Anciennement, cette église était dédiée aux deux saints Jean : le baptiste et l’évangéliste. C’est pourquoi le couple qui a commandé le retable s’est fait représenter agenouillé en prière devant leurs statues. Jodocus Vijd vénère saint Jean-Baptiste, son épouse Elisabeth Borluut l’évangéliste Jean que nous retrouvons dans le bois de Dampreval... Les références aux œuvres de Böcklin dans Les Sculpteurs de lumière relèvent de ce que l’on pourrait appeler la paraphrase visuelle. Le dessinateur s’est abstenu de copier l’Île des morts ou la Vénus abandonnée, en tout ou en partie. Elles lui ont simplement servi de sources d’inspiration. C’est sans doute pour cette raison, d’ailleurs, que le nom de l’artiste suisse se trouve explicitement mentionné dans le texte. Sans ce « coup de main » herméneutique, il est peu probable que le lecteur aurait jamais songé à associer le site du lac de Dampreval à l’Île des morts de Böcklin. En revanche, dans le cas de la statue de l’évangéliste, nous sommes en présence d’un véritable emprunt. Le dessinateur a eu à cœur de reproduire fidèlement son modèle, rendant ainsi la référence tout à fait manifeste, sans qu’il soit nécessaire de faire mention des frères Van Eyck. Le drapé de la statue dégagée par Broussaille suit, dans ses linéaments, celui imaginé, plus de cinq siècles auparavant par les deux artistes. Et le visage imberbe, qui soudain apparaît au point de rencontre de deux rayons solaires, est bien celui de l’évangéliste eyckien. On reconnaît sans peine sa chevelure bouclée et ses yeux mi-clos.
Cette fidélité au modèle choisi n’a pas empêché le dessinateur d’adapter quelque peu la statue à son goût personnel. Il l’a rendue plus svelte. Il a réduit en largeur le manteau et la masse capillaire, allongé le cou, aminci le visage. La moue du personnage eyckien a été transformée en un léger sourire, le drapé assoupli. Les plis cassés, anguleux et comme écrasés de la statue peinte, si caractéristiques de l’esthétique du gothique finissant, en particulier au XVe siècle, ont cédé la place à un réseau de courbes. Tous ces changements sont révélateurs d’une volonté de s’approprier esthétiquement le modèle. Celui-ci a, en quelque sorte, été « frankisé ».
Les proportions plus élancées que le dessinateur a données à la statue sont celles qui lui sont coutumières et que l’on retrouve dans de nombreux personnages de Frank. La statue du saint, telle qu’elle apparaît dans Les Sculpteurs de lumière, a le long cou, le visage étroit et le sourire de Broussaille, de sa compagne et de sa tante. Quant aux plis du manteau de l’évangéliste, ils ne sont pas sans évoquer ceux de la redingote de l’oncle de Broussaille (p. 12).
Il est intéressant de comparer l’évangéliste eyckien redessiné par Frank avec une autre copie de ce prestigieux modèle, conservée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles : celle que réalisa, entre 1557 et 1559, un peintre flamand de la Renaissance du nom de Michel Coxcie. (8) Coxcie, en dépit de l’admiration qu’il devait certainement ressentir pour son illustre devancier, a modifié son modèle en fonction du goût nouveau venu d’Italie. Par certains aspects, l’interprétation qu’il donne de la figure eyckienne annonce celle de Frank. En effet, l’évangéliste de Coxcie se signale, lui aussi, par un drapé assoupli et des proportions plus sveltes. De manière générale, on constate, depuis la seconde moitié du XVe siècle, dans les copies suscitées par l’œuvre des Van Eyck, une tendance à rejeter le système de plis en zigzag des Primitifs flamands, au profit d’un drapé moins rigide. L’interprétation que Frank donne de son modèle s’inscrit donc dans une tradition : celle de la critique en acte – puisqu’émanant d’artistes – de l’art des frères Van Eyck. Cette critique s’appuie sur le goût classique, qui s’impose partout en Europe au cours du XVIe siècle et qui, par l’enseignement des académies, demeure, aujourd’hui encore, une référence importante.
Peut-on interpréter l’initiation esthétique reçue par Broussaille ? L’esprit de système qui a présidé à l’ordonnance des étapes du parcours du héros y invite clairement. Ce parcours s’articule, en effet, autour d’une notion-clé du discours esthétique occidental : le couple art-nature (ou image-réalité). Dans Les Sculpteurs de lumière, les concepts d’art et de nature sont mis en œuvre selon un schéma dialectique en trois temps.
Broussaille fait, dans un premier temps, l’expérience de la nature comme modèle, comme matrice de l’œuvre d’art. En regardant le lac et les falaises de Dampreval, il se remémore Böcklin, l’un de ses peintres favoris. La vision de la nature, l’immersion dans le monde visible, le conduisent à l’art. C’est que la peinture de Böcklin présente des analogies pour le moins étroites avec le site visité par notre héros. Le lac, ses falaises et ses conifères évoquent l’Île des morts, tandis que la statue située au bord du même lac rappelle la Vénus abandonnée…
Après ce préambule, Broussaille découvre une véritable œuvre d’art. Nous entrons dans le deuxième temps de l’initiation. L’œuvre que notre héros a aperçue n’est autre que la statue de l’évangéliste Jean, peinte par les frères Van Eyck. Il y a toutefois une différence fondamentale entre le saint eyckien et celui du lac de Dampreval. Le saint eyckien n’est pas une sculpture réelle, mais bien la représentation en peinture d’une sculpture monochrome, ce que l’on appelle, dans le jargon de l’histoire de l’art, une grisaille. C’est là un type d’image peinte particulièrement prisé au nord des Alpes, à la fin du Moyen Âge. (9)
De cette sculpture représentée, le spectateur de l’Agneau mystique ne peut voir qu’un seul aspect, choisi par le peintre. En revanche, le saint Jean du lac de Dampreval est une authentique sculpture, que Broussaille contemple successivement sous différents angles. Frank a donc converti pour son héros l’image peinte – le panneau eyckien – en réalité. Ce que la peinture représente a pris corps, est entré dans le monde réel : l’image bidimensionnelle de la sculpture est devenue sculpture à part entière. Pour le lecteur qui a correctement identifié la référence eyckienne, l’expérience de l’œuvre d’art que fait ici Broussaille possède un caractère transgressif. Dans le bois de Dampreval, notre héros découvre non pas simplement une œuvre d’art, mais bien le sujet d’une œuvre d’art devenu réalité. L’expérience artistique le conduit donc vers la nature, le monde réel... Alors que la nature a mené Broussaille vers l’art, voici que l’art le ramène vers la nature. À peine le site de Dampreval lui a-t-il remis en mémoire Böcklin, que la conversion d’une peinture flamande du XVe siècle en ce qu’elle représente effectivement le plonge à nouveau dans le monde de la réalité.
Le moment d’une synthèse n’est-il pas venu ? C’est le troisième temps de l’initiation esthétique de Broussaille. Pour un bref instant, l’art et la nature vont fusionner, pour rendre sa tête à la statue acéphale. C’est la lumière réelle du soleil qui, réfractée par les cristaux, recompose soudain la face du saint, telle que les frères Van Eyck l’avaient représentée. Le savant dispositif mis en place en 1792 fait ainsi participer la nature elle-même à l’achèvement d’une image...
La conception de l’art qui se manifeste au travers du parcours esthétique de Broussaille ne surprendra guère un historien d’art. Elle relève, en effet, de la grande tradition du réalisme occidental, fondée sur l’Imitation (ou mimesis, pour reprendre le terme grec utilisé par Aristote). En peinture et en sculpture, cette tradition trouve son origine dans l’art du XVe siècle. Elle connaîtra son aboutissement – certains parleront plutôt d’un enterrement – dans la production académique du XIXe siècle. Dans l’esthétique de l’Imitation, non seulement la nature constitue la source de l’art, mais l’art lui-même doit chercher à s’imposer au regard comme nature, et viser de ce fait l’illusion. Ces éléments se retrouvent bien dans les enseignements reçus par notre héros au bois de Dampreval. Si la nature, prise en tant que source de l’art, constitue le thème du premier temps de l’initiation, l’art en tant qu’illusion de nature est l’objet du deuxième temps de l’initiation.
Quant au troisième temps de l’initiation, s’il apparaît comme celui de la synthèse dialectique, qui réunit les deux premiers, il introduit aussi le héros à la dimension signifiante de l’œuvre d’art. Dans la tradition de la mimesis occidentale, l’œuvre d’art est toujours porteuse de sens. Elle se définit comme une forme visible toute imprégnée de signification(s). Une bonne représentation se doit donc de « faire sens », et ce à de multiples niveaux. Car le sens de l’image mimétique occidentale, ce n’est pas seulement le contenu clairement identifiable qu’elle véhicule – son sujet –, c’est aussi la pertinence de ce contenu dans le contexte (espace, temps) où elle se trouve placée.
Cette dimension signifiante de l’art va être dévoilée à Broussaille au moment où la statue décapitée retrouve sa tête. L’objet cassé en pierre se transforme alors en une image de l’évangéliste Jean parfaitement reconnaissable, bien qu’éphémère. Mais le sens de la statue recomposée ne s’épuise pas dans la découverte de l’identité du personnage représenté. L’image de saint Jean l’évangéliste « fait sens » de manière toute particulière dans le contexte temporel de son « apparition », à savoir le jour du solstice, « la Saint-Jean d’été », pour reprendre les termes de l’oncle de Broussaille (p. 42). Enfin, l’effigie de saint Jean évangéliste « fait sens » également dans son contexte spatial. La parenté formelle entre le lac, qui dessine un cercle relativement régulier, et le calice que tient le saint s’impose au regard. Elle invite le lecteur à les mettre en parallèle. Les serpents qui émergent du vase sacré n’évoquent-ils pas les menaces qui pèsent sur le lac ? Le calice empoisonné ne serait-il pas une préfiguration du sort qui attend ce dernier ?
On ajoutera que la statue de saint Jean « faisait sens » aussi, et de façon très spécifique, pour ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, l’ont installée au bord du lac et ont mis en place les cristaux. Ces personnes nous sont présentées, au début de l’histoire, comme les membres d’une société secrète, ressemblant assez clairement à une loge maçonnique. Or, selon la tradition, la fondation de la Grande Loge de Londres, dont procède toute la Franc-maçonnerie régulière, remonterait justement à la Saint-Jean d’été 1717. (10)
La statue s’illuminant au moment du solstice aurait donc rempli, aux yeux de ceux qui l’ont érigée, la fonction d’un monument commémoratif...
Il est difficile de ne pas reconnaître, dans les lignes de faîte de l’éducation artistique que Broussaille reçut à Dampreval, les conceptions esthétiques de Frank. Celui-ci s’est exprimé à ce propos dans deux entretiens, publiés récemment. Il n’y fait pas mystère de son hostilité à l’art du XXe siècle, auquel il reproche son formalisme, et se revendique d’une esthétique traditionnelle, en prise sur le réel, sur le vivant, et attachée au sens. [...] "Je n’adhère pas, [dit-il], à cette école formaliste qui se concentre sur la forme pour tenter de faire avancer les choses; pour moi, c’est le fond qui doit faire avancer les choses. J’ai mis toute l’histoire de l’art moderne et contemporaine entre parenthèses. Je l’ai étudiée, bien sûr, et je l’ai trouvée très intéressante mais, pour moi, il s’agit plutôt d’un serpent qui se mordrait la queue. La fracture s’est vraiment produite avec les impressionnistes et je préféré me référer à tout ce qui précède [...]." (11) "L’un de ses maîtres, avoue Frank, fut Rodin. "La sculpture a été une découverte très importante pour moi. C’est en lisant dans une vieillerie, « L’Art », un important entretien que Rodin a accordé à Paul Gsell, que j’ai vraiment compris ce qu’était un artiste [...]". Dans cet entretien, Rodin donne [...] toutes les clés d’une attitude artistique : l’implication de l’art dans la vie, l’importance des émotions, la mise en forme des émotions [...]." (12) Par ailleurs, Frank reconnaît occuper la position d’un traditionaliste dans le paysage actuel de la bande dessinée : "J’ai reçu des outils relativement classiques quand j’ai débuté et ils me suffisent. [...] Je n’essaie pas de révolutionner la bande dessinée dans son langage, pas même dans ses moyens." (13) Et de préciser : "La poésie d’un coin de campagne dessiné par Franquin m’a marqué au fer rouge [...]." (14)
Si l’initiation esthétique de Broussaille dans le bois de Dampreval, par l’accent mis sur les relations intimes unissant l’art au réel et le réel à l’art, ressemble aussi étonnamment aux propres positions artistiques de Frank, on est amené à s’interroger : Les Sculpteurs de lumière ne constitueraient- ils pas, en dernière analyse, une autobiographie fictive ? Frank y raconterait, sur le mode du récit initiatique, son propre parcours d’artiste, ses propres années d’apprentissage, de quête, de recherche... Cette interprétation de l’histoire semble trouver confirmation dans des propos tenus par le dessinateur lui-même. À la question Comment est né Broussaille ? , il répond notamment : "J’ai [...] pensé à un type comme moi, qui se balade, voit des phénomènes qui lui paraissent incompréhensibles, creuse dans les bouquins, demande des explications. Et un soir, le nom de Broussaille m’est venu, suivi de son visage. Il était en moi !" (15)
On ne s’étonnera pas d’apprendre, dans ce contexte, que Frank, comme Broussaille, professe une grande admiration pour Böcklin. Le dessinateur affirme : « [Böcklin] a été à l’origine de mon chemin artistico-spirituel ». (16)
De même, ce n’est certainement pas un hasard si l’œuvre d’art qui se trouve au centre du parcours initiatique dans Les Sculpteurs de lumière est une sculpture. Frank a plusieurs fois insisté sur l’importance qu’a eue ce médium pour son développement.
L’histoire des Sculpteurs de lumière s’achève mal, ce qui est plutôt rare pour la bande dessinée traditionnelle. Le lendemain de son retour à la ville, alors qu’il revoit à la hâte son cours de physique, Broussaille apprend par la radio que le chantier de l’usine de Dampreval a été la cible d’un attentat terroriste. Non seulement l’édifice en construction, mais aussi le paysage environnant ont été soufflés par une explosion d’une rare violence. « Le paysage est hallucinant... Les deux cheminées se sont écroulées dans le lac voisin, partout, ce n’est que gravats et poutrelles tordues... Une partie de la falaise du lac s’est effondrée elle aussi... En fait, c’est le paysage tout entier qui est bouleversé », précise le journaliste (p. 46). Broussaille comprend immédiatement qu’il est sans doute le dernier, avec le petit garçon, à avoir vu fonctionner l’étonnant dispositif mis en place à la fin du XVIIIe siècle par les Sculpteurs de lumière. Son oncle, qui a cherché en vain à pénétrer le secret du lac de Dampreval, ne verra jamais la tête de l’évangéliste eyckien réapparaître mystérieusement à l’époque du solstice d’été, au moment de la Saint-Jean...
La dernière planche de l’album (p. 48) nous présente le vieil oncle, de dos, face au paysage ravagé du lac de Dampreval. On retrouve, une ultime fois, les éléments que Frank a repris à l’Île des morts de Böcklin : l’eau, au premier plan, puis les deux masses rocheuses symétriques et, enfin, les conifères élevant leurs silhouettes sombres vers le ciel... Mais toute la partie gauche du site est recouverte par les débris de la fabrique, encore fumants. Et, au milieu du lac, on aperçoit l’une des cheminées, brisée en plusieurs morceaux. Celle-ci rappelle les serpents qui émergeaient du calice de l’évangéliste.
Est-ce seulement le site de Dampreval qui a été irrémédiablement détruit ? Ou est-ce aussi le chef-d’œuvre de Böcklin ? Dans cette seconde hypothèse, Frank aurait fait preuve d’un incontestable pessimisme culturel. Dans le monde d’aujourd’hui, n’y aurait-il plus de place, à ses yeux, pour l’esthétique de la grande tradition du réalisme occidental, incarnée par Böcklin et les frères Van Eyck ?
Site de Pierre Frank : www.frankpe.com