Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait du catalogue de l’exposition Paysages de Belgique ; celle-ci est présentée au musée d’Ixelles du 25 juin au 20 septembre 2015. Pour une lecture comparée, voir : Denis Laoureux & Claire Leblanc (dir.), Paysages de Belgique. Un voyage artistique 1830-2015, Bruxelles, Racine, 2015.
Introduction
Le phénomène est d’abord physique et atmosphérique : le nuage est une masse composée de gouttelettes d’eau en suspension dans l’atmosphère provoquées par la condensation de la vapeur d’eau contenue dans l’air. Sous l’influence de la lumière, du vent mais aussi de la quantité, de la nature et des dimensions des particules d’eau qui le composent, sa forme et sa teinte varient. Ce sont sans doute ces qualités particulières de métamorphose, de légèreté et d’évanescence qui rendent les nuages si fascinants. Déjà le nourrisson, pelotonné dans son landau, le regard tourné vers le ciel, jouit d’un spectacle animé captivant. Celui-ci se mue ensuite en jeu tandis que l’enfant, scrutant le ciel, crée un imagier fictif au gré de l’aspect des nuages. Adulte, au-delà de la banalité du bulletin météorologique quotidien, la magie peut encore opérer face au renouvellement incessant des nuées et inspirer les esprits les plus créatifs. L’histoire de la littérature et de l’art regorge d’allusions et de représentations faisant du nuage un thème permanent. Composant partiel ou sujet à part entière, il occupe une place importante dans les représentations des paysages, notamment ceux de Belgique du XIXe siècle à nos jours. Avec évidence, le nuage s’est donc imposé comme l’un des thèmes incontournables de l’exposition « Paysages de Belgique » dès les prémices du projet. D’une manière générale, la question de la représentation du nuage dans l’histoire de l’art n’a pas laissé indifférent (1). Régulièrement, de manière plus ou moins approfondie, des essais et des expositions s’y consacrent et révèlent toute sa richesse interprétative et ses potentialités esthétiques. Sur base de ces sources et sans prétendre à l’exhaustivité dans le cadre limité de ce court essai, nous aspirons à offrir quelques clefs d’approche de ce sujet pourtant si vaporeux et fugitif.
Petit nuage deviendra grand
Le motif du nuage ne fait pas l’objet d’un intérêt constant par les artistes au fil du temps. Durant l’Antiquité, il est généralement un élément décoratif simplifié et stylisé. Même si les effets atmosphériques sont considérés comme l’une des prérogatives divines, les apparitions de nuages dans l’art de cette période ne sont guère fréquentes et restent neutres. Au Moyen-Age, la charge symbolique du sujet se renforce plus clairement. Le ciel et le nuage s’imposent comme des composants privilégiés de la représentation du sacré, qu’il soit mythologique ou chrétien. En effet, à l’instar du statut général de l’œuvre d’art, les sujets et les éléments qui la composent expriment un ordre supérieur. Dans ce cadre, le nuage est donc essentiellement un sujet de convention et assume une fonction d’outil dans la représentation (2).
La Renaissance perpétue globalement ce schéma même si progressivement, le « recentrement » sur l’Homme et, dès lors, une perception démystifiée et plus directe du monde, permet l’apparition de représentations de nuages plus naturels. La terre et le ciel retrouvent alors une certaine unité (3) et le paysage, bien qu’encore réduit à un plan secondaire dans les compositions – fenêtre discrète sur le monde –, intègre principalement des nuages et des ciels en sfumato permettant surtout d’établir des perspectives atmosphériques suscitant une certaine distance avec la réalité.
Fig. 1 – Jan van Goyen - Un estuaire avec des bateaux de pêche et deux frégates, 1650-6, Huile sur bois, 49,5 x 69,1 cm. |
Le siècle des Lumières confirme ce tournant majeur vers l’Humanisme. Le monde, et son appréhension, se fondent désormais sur la propre expérience que l’Homme s’en fait, permettant un « rapprochement du réel » décisif dans l’évolution de la pensée et celle de l’art. En conséquence, la représentation du monde est désormais touchée par une progressive démystification et, conjointement, l’essor d’un registre jusqu’alors secondaire de la création : le profane. Dans ce contexte, c’est une ouverture nouvelle vers le réel qui s’amorce. Le paysage est investi peu à peu pour lui-même et un certain intérêt pour les phénomènes atmosphériques pointe. Les maîtres paysagistes hollandais du XVIIe siècle – Jan Van Goyen, Salomon Van Ruysdael – désacralisent et investissent les ciels sous un œil plus naturaliste. Une palette variée de nuages, d’effets atmosphériques, de jeux de reflets aquatiques et de luminosités est expérimentée avec une prouesse technique forçant aujourd’hui encore l’admiration. Le nuage, sans dominer les représentations, en devient un élément important. Et le sera d’ailleurs de plus en plus, au gré d’une montée en puissance du paysage jusqu’au XIXe siècle. De paysage « composé » – reposant sur l’agencement factice des éléments qui le composent selon la vocation symbolique, allégorique, historique, anecdotique ou mythologique de la représentation – au paysage « pur » (4) – s’attachant à la transposition sensorielle directe du monde, s’opère donc une profonde métamorphose du genre. Progressivement, le paysage fait l’objet d’un nouvel investissement et, en son cœur, le thème du nuage sera abordé comme une expérience picturale à part entière.
Le nuage, entre ici et ailleurs
Libéré des codes et des conventions symboliques, le paysage prend donc la voie de l’autonomisation et d’une nouvelle liberté, tendance se confirmant tout au long du XIXe siècle. Dans la mouvance romantique, c’est dorénavant la sensation, les impressions et l’imagination qui motivent les artistes, même si le symbolique n’est pas radicalement exclu pour autant. Les ciels, et particulièrement les nuages, offrent ainsi une gamme infinie de variations esthétiques établissant des correspondances diverses avec les émotions et les sensations des artistes ou permettant plus directement de multiples recherches plastiques (jeux de formes, de lumières, de matières, de couleurs…). L’œuvre de l’Anglais John Constable est, à cet égard, un tournant significatif dans l’émancipation du paysage et de la pratique picturale. Avec fluidité et spontanéité – la technique de l’aquarelle appréciée par l’artiste se prêtant d’ailleurs particulièrement à cette nouvelle liberté –, Constable dépeint le réel tel qu’il se donne. Oscillant entre naturalisme et scientisme, l’artiste porte toutefois un regard empli d’humilité sur la Nature. Maître accompli de l’observation directe des phénomènes naturels, pour qui « le ciel est la source de la lumière dans la nature et gouverne toute chose », le nuage occupe une place prépondérante dans son œuvre. Et c’est sous son impulsion, mais tout autant celle de son compatriote J.M.W. Turner dont l’œuvre se consacre obstinément aux humeurs du ciel et aux audaces de la palette, que le nuage trouve ses lettres de noblesse dans la peinture du XIXe siècle.
Ce nouvel intérêt à l’égard du nuage ne se manifeste d’ailleurs pas uniquement dans le champ artistique. C’est à la même époque que, fort de l’essor scientiste, la météorologie s’établit et, surtout, bénéficie d’une large diffusion et même d’une vulgarisation. Au cours du XIXe siècle, les scientifiques Jean-Baptiste de Lamarck, Luke Howard ou Hugo Hildebrand publient des atlas et manuels pratiques illustrés établissant des nomenclatures détaillées des nuages (cirrus, stratus, cumulus, nimbus…) et s’intéressent de près au caractère de mutation perpétuelle du phénomène. Avec ces travaux mais aussi grâce au développement du médium photographique – tant la photographie documentaire permettant d’inventorier le monde que la photographie artistique, alors émergente –, le nuage fait l’objet d’un engouement et d’une diffusion sans précédent. Cet élan, concomitant à l’expansion du paysage « pur », est dès lors naturellement propice à la confirmation du thème en peinture autour de 1850-1880.
La vague paysagiste, structurée en France autour de l’École pleinairiste de Barbizon – Théodore Rousseau, Charles-François Daubigny, Jean-Baptiste Corot – propulse les représentations de ciels et de nuages. Tandis que les réalistes – Gustave Courbet – sont en pleine quête de vérité et contemplent le terrestre, les paysagistes trouvent quant à eux un équilibre inspirant entre, d’une part, l’attachement au réel et, d’autre part, un certain onirisme. Si leurs ciels ne sont plus sacrés, s’ils se réfèrent au monde objectif et s’appuient sur l’expérience sensible des artistes, ils sont toutefois la prolongation d’un espace imaginaire et de la pensée. L’œuvre d’Eugène Boudin est, à cet égard, exemplaire. Se consacrant principalement aux ciels, il offre aux nuages une place noble dans l’histoire de l’art.
3 images | Diaporama |
La Belgique n’échappe pas à la déferlante paysagiste ni à l’épanouissement du thème du nuage. En écho aux Français, l’École de Tervueren et la Société libre des Beaux-Arts – Hippolyte Boulenger, Alfred Verwée, Jean-Baptiste Degreef… – privilégient la représentation de la Nature, notamment les effets atmosphériques, pour s’adonner à de nouvelles expériences esthétiques afin d’atteindre une liberté artistique inédite et une modernité fondée sur un nouveau rapport de l’artiste à la Nature et les éléments. Tel que l’exprime alors Camille Lemonnier: « L’artiste ne s’attache plus avec une prédilection marquée à un ordre de sujets plutôt qu’à un autre ; tout ce qui est vie, couleur, action, l’intéresse, le sollicite, éveille en lui le besoin d’une notation instantanée. Les prismes changeants de la lumière, la variété et la mobilité des tons, les transparences de l’air, le jeu des colorations deviennent l’objet d’une curiosité incessante, sous quelque aspect qu’ils se présentent, inerte ou animé » (5). Les impressionnistes, consolidant ces tendances esthétiques novatrices, poursuivront l’attachement aux sujets atmosphériques.
Cet intérêt inédit pour le nuage est d’ailleurs considéré par John Ruskin dès les années 1850, dans son essai « Modern Painters » (6), comme une étape marquante et symptomatique de l’évolution de la peinture moderne. Selon lui, le « nuagisme » consiste bien plus qu’en une libération esthétique. Il s’agit également du signe d’un nouveau mysticisme en dépit de l’inéluctable désacralisation de l’art. En effet, à travers la fugacité et l’immatérialité du nuage, l’artiste explore les voies alternatives d’un « autre » infini, d’un ailleurs, de la liberté et du rêve. Analysant en profondeur l’essai de Ruskin, Hubert Damish considère tout autant l’engouement à l’égard du nuage au XIXe siècle comme le symptôme d’un renversement majeur de la peinture moderne vers la métaphysique (7). Symbole de la perte de repères, du trouble des sens et d’emprise sur le réel, le nuagisme est l’une des voies menant l’art vers des espaces de réflexion et d’imagination qui inspireront largement l’art moderne. Sans doute est-ce dans ce registre que les symbolistes, d’abord, et plus encore les surréalistes, ensuite, emploient les effets de nuit, de brume ou les nuages tels des zones de passage entre l’expérience formelle, objective et le rêve, le merveilleux ou l’insolite. Thème omniprésent dans l’œuvre de René Magritte, le nuage intervient comme l’un des principaux symboles de cet espace interstitiel, à la fois infini et indéfini, entre le réel et l’imaginaire : la poésie.
Fort de ce cheminement florissant, de son atemporalité et de son attractivité, le nuage subsiste encore comme l’un des thèmes inspirant et ressourçant de l’art d’aujourd’hui.