Introduction
La première moitié du Vème siècle avant notre ère fut pour la Sicile une période particulièrement faste, qui vit les Grecs battre leurs concurrents carthaginois et étrusques dans deux batailles importantes, à Himèra en 480 et à Cumes en 474, et la construction de nombreux temples. Les monnayages des tyrans siciliens de cette époque présentent un certain nombre d’innovations et des problématiques originales. Beaucoup de ces monnaies sont exceptionnelles, et ce n’est pas un hasard si le tétradrachme d’Aitna, fleuron de la Collection du Cabinet des médailles de Bruxelles, fut frappé dans ce cadre.
Les Déinoménides dans l’Histoire
Les Déinoménides, quatre frères originaires de la cité-État de Géla, ont marqué leur époque. Leurs victoires lors des courses de chars des Jeux panhelléniques et dans leurs guerres contre les Carthaginois et les Étrusques furent chantées à leur cour par les poètes dont ils étaient les mécènes, Simonide, Bacchylide et Pindare (1), tandis qu’Eschyle consacrait une tragédie (2) aux habitantes de la cité d’Aitna, refondée par Hiéron, le second frère. Hérodote (3) et Diodore de Sicile (4) ont consacré plusieurs chapitres à leur histoire, Xénophon a mis en scène Hiéron (5) dans un dialogue philosophique, et aux IIème et IIIème siècles de notre ère encore, Polyen (6) et Élien (7) citaient Gélon, l’aîné, comme modèle du « bon » tyran, qui pouvait sans risque se promener sur l’agora de Syracuse désarmé et sans gardes du corps.
Fig. 2 – L’aurige de Delphes, dédié par Polyzalos, tyran de Géla, après la victoire de son char aux Jeux pythiques en 478 ou 474. |
Les traces archéologiques sont par contre rares, Syracuse ayant été assiégée et reconstruite plusieurs fois aux IVème et IIIème siècles. Le quadrige dédié par Gélon à Olympie, mentionné par Pausanias (8), a disparu. Il ne reste que l’aurige de Delphes , dédié par Polyzalos, le troisième frère, et quelques bases d’offrandes et casques étrusques dédiés à Delphes et Olympie. Par contre, les monnaies survivantes sont nombreuses et reflètent une production importante pour l’époque, frappée entre 490 et 465 à partir de l’équivalent d’environ 220 coins de droit de tétradrachmes. Un bref résumé de l’histoire des quatre frères et des tyrannies voisines, telle qu’elle est racontée par Hérodote et Diodore de Sicile, est nécessaire pour bien comprendre cette production monétaire. La carte présentée ici ne donne bien sûr qu’une idée des territoires contrôlés à leur apogée par les trois tyrans, Théron, Gélon et Anaxilas. Ces territoires présentaient certainement des solutions de continuité, des populations indigènes occupant les zones montagneuses de l’intérieur de l’île. En 491/90, l’aîné des Déinoménides, Gélon, général de cavalerie et tuteur des fils du tyran précédent, Hippocrate, tué dans une bataille, s’empara du pouvoir à Géla, qui était alors la cité-État la plus puissante de Sicile. Géla avait auparavant conquis les cités de Naxos, Zankle, Leontinoi, Catane et Camarina. En 488, un char de Gélon remporta une victoire à Olympie. En 485, Gélon mit la touche finale à la conquête de l’Est sicilien en s’emparant sans combat de Syracuse, dont il fit sa capitale. Il plaça son frère Hiéron comme tyran à Géla, et des proches dont probablement son frère Polyzalos à la tête des autres cités. Gélon procéda alors à des déplacements de population, afin de renforcer Syracuse, sa nouvelle capitale. Camarina, Naxos et Catane furent vidées de leurs habitants, et le monnayage de ces cités s’interrompit. Un autre tyran, Théron, s’empara d’Akragas, aujourd’hui Agrigente, en 488 et d’Himèra en 483, et un troisième, Anaxilas, tyran de Rhegium, conquit Zankle en 489 et la rebaptisa Messana, aujourd’hui Messine. En 480, Gélon et son allié Théron battirent les Carthaginois dans une grande bataille à Himèra. Juste après la bataille, Anaxilas rejoignit l’alliance de Gélon et Théron. La bataille d’Himèra sert, depuis l’étude des coins de Syracuse par Erich Boehringer en 1929 (9), de pivot pour la chronologie des monnayages grecs de Sicile. Sévèrement battus, les Carthaginois, craignant une offensive des Grecs de Sicile sur leur métropole, payèrent à Gélon 2000 talents d’argent de dommages de guerre. Ici se place une problématique monétaire qui a fait couler beaucoup d’encre. Diodore de Sicile écrivit : « Les Carthaginois, sauvés contre toute espérance, (...) promirent, outre cela, une couronne d’or pour la reine Damarète, femme de Gélon, parce qu’à la prière qu’ils lui en avaient fait faire, elle avait beaucoup contribué à la paix. Dès qu’elle eût reçu d’eux ce présent, qui pesait dix talents d’or, elle en fit frapper une médaille, qui fut appelée Damareteion de son nom, et que les Siciliens nommèrent pentekontalitron, parce qu’elle était de dix drachmes attiques d’or, qui allaient à cinquante livres de poids. » (10)
En 1830, le duc de Luynes, dans son article Du Démarétion (11), identifia ce Démaréteion au premier décadrachme émis à Syracuse . Après leur défaite d’Himèra, les Carthaginois payèrent des rançons pour racheter une partie des nombreux prisonniers, tandis que ceux qui ne pouvaient payer devenaient les esclaves des cités grecques. Un important programme architectural suivit la victoire, mais aussi une importante production monétaire. Les tétradrachmes portaient au droit la représentation d’un quadrige couronné d’une victoire, sans doute une évocation de la victoire du char de Gélon aux jeux Olympiques de 488. Le revers portait l’emblème de la cité-État de Syracuse, la nymphe Aréthuse, allégorie de la source d’eau potable de l’île Ortygie, dans le port de la ville, entourée de dauphins symbolisant les eaux de ce port. Il se peut que les quatre chevaux indiquent la valeur de la pièce, quatre drachmes, les drachmes ne montrant qu’un seul cavalier, et les fractions la roue du char. Gélon mourut en 478, et son frère Hiéron lui succéda à Syracuse, tandis que Polyzalos, le troisième frère, devenait tyran de Géla. En 476, Hiéron déplaça sa capitale à Catane, qu’il peupla de colons venus du Péloponnèse et de mercenaires, et la rebatisa Aitna. Il battit les Étrusques dans une bataille navale à Cumes en 474. En 466/5, à la mort de Hiéron, c’est le quatrième frère, Thrasybule, qui lui succèda comme tyran. Mais les Syracusains se révoltèrent et, aidés par une armée de citoyens venus de Géla et d’Akragas, chassèrent Thrasybule et rétablirent la démocratie. Il fallut plusieurs années aux exilés pour reprendre leurs cités et chasser les mercenaires des tyrans, et, selon Diodore, ce n’est qu’en 461/60 que les troubles se terminèrent.
La production monétaire des Déinoménides
Fig. 7 – Qoppa (Q) sur la base d’un trépied offert à Delphes par Gélon après la victoire d’Himéra, 480/79. Kappa (K) sur un casque étrusque dédié à Olympie par Hiéron après la victoire de Cumes, 474. |
Dans son étude des coins de Syracuse, Erich Boehringer en a établi la séquence, des origines vers 510 avant notre ère, jusqu’aux environs de 435. La chronologie absolue de cette séquence a été revue par Colin M. Kraay (12) et Denis Knoepfler (13) et ce sont les dates abaissées que je présente ici . D représente le nombre de coins de droit calculé d’après la méthode de Carter (14) à partir du nombre de monnaies survivantes n et du nombre de coins identifiés d. L’argument principal de cette chronologie revue tient dans la « réforme » orthographique qui fit disparaître le qoppa de l’alphabet grec pour le remplacer par le kappa . Véritable réforme ou simple modification des usages, le passage du qoppa au kappa est datable pour Syracuse grâce à deux monuments officiels, la base d’un trépied dédié à Apollon à Delphes par « Gélon fils de Déinoménes, Syracusain », après la victoire d’Himèra, et où l’ethnique est écrit avec le qoppa, et un casque étrusque, dédié à Olympie par « Hiéron fils de Déinoménes et les Syracusains » suite à la victoire de Cumes, où l’ethnique est écrit avec le kappa. Il y a de sérieuses probabilités que le passage du qoppa au kappa sur les monnaies, à peu près au milieu du petit groupe II, se soit produit entre ces deux dates, 480 et 474. D’autre part, il n’y a aucune source d’argent en Sicile. Or, le groupe III de Boehringer, comptant 3 droits de décadrachmes et 139 de tétradrachmes, demandait, en supposant une production de 20000 monnaies par paire de coins, environ 52 tonnes d’argent, soit près de 2000 talents. Il ne semble pas déraisonnable de placer cette production monétaire après la réception des 2000 talents carthaginois plutôt qu’avant. Il s’ensuit que le décadrachme placé par Boehringer à la fin de ce groupe III ne peut plus être daté de 479, mais voit sa chronologie abaissée jusqu’au début des années 470, voire dans les années 460. Il ne peut dans ce cas plus être identifié au Démarèteion dont parle Diodore de Sicile. En résumé : en 485, Gélon s’empara de Syracuse. De 485 à peu après 480, il frappa une petite série de tétradrachmes, le Groupe II, introduisant au droit le char couronné par une Nikè, en mémoire de sa victoire de 488. A une date indéterminée entre la bataille d’Himèra et celle de Cumes, mais sans doute proche de 480, le kappa remplaça le qoppa sur les monnaies. A cette époque, des monnaies du Groupe II étaient encore émises. Puis, après réception des 2000 talents carthaginois, commença l’émission du grand Groupe III.
Jenkins a publié l’étude de coins des monnaies de Géla (15). Selon lui, les Groupes I et II (fig. 9 et 10) se suivent sans discontinuer et ont été frappés sous les Déinoménides. La frappe s’interrompt ensuite, et le groupe III est frappé après une interruption de quelques années. Le premier Groupe compte 30 droits de didrachmes et 1 de tétradrachme, tous au type du cavalier. Il s’agit probablement du premier monnayage de Gélon, avant qu’il transfère sa capitale à Syracuse. Le cavalier ferait allusion à l’aristocratie de Géla, allant à cheval à la chasse comme à la guerre. Il pourrait aussi s’agir d’une allusion à Gélon lui-même, général de cavalerie (hipparchos) avant de devenir tyran. Le revers porte l’emblème de la cité, la représentation du dieu-fleuve Gélas, un taureau à tête humaine. Le groupe II compte 19 droits de tétradrachmes au type du char couronné par une Niké, ainsi que des fractions. Le char du droit est le type créé à Syracuse sous Gélon et faisant allusion à sa victoire olympique. Le système de fractions utilisé à Syracuse est également utilisé à Géla : la drachme porte la représentation d’un cavalier, l’obole celle d’une roue. Boehringer et Jenkins ont tous deux noté une parenté stylistique très étroite entre le droit V26 de Syracuse et le premier droit de tétradrachme du Groupe II de Géla, le O32 . Ils ont proposé d’attribuer ces coins au même graveur. Le coin portant le quadrige (ou son graveur) aurait été envoyé de Syracuse à Géla afin de commencer l’émission du Groupe II.
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Il n’existe pas d’étude de coin des monnaies de Léontinoi. Rizzo a distingué trois types pour ce qu’il appelle la « parenthèse syracusaine » (16). Kraay estime qu’environ 15 coins de droit ont été utilisés pour la première série de tétradrachmes (17), comprenant les types I et II de Rizzo, qui marque les débuts du monnayage de cette cité. Ces monnaies portent au droit le char de Syracuse, et il ne fait pas de doute qu’elles ont été frappées alors que Léontinoi faisait partie des possessions des Déinoménides . Le revers reprend l’emblème de la cité, sous la même forme que les revers de Syracuse : la tête de la nymphe Aréthuse est ici remplacée par un mufle de lion, et les dauphins qui symbolisent le port de Syracuse sont remplacés par des grains d’orge symbolisant les riches terres agricoles de Léontinoi. Cette fois c’est le didrachme qui porte l’image d’un cavalier, et la fraction reprend le mufle de lion et le grain d’orge du tétradrachme. La frappe de cette série pourrait avoir débuté en 476, lorsque Hiéron déporta à Léontinoi les habitants de Naxos et de Catane . Boehringer a noté qu’un coin de droit au quadrige avait été utilisé avec un coin de revers à Syracuse, avant d’être utilisé avec trois autres coins de revers au début de la série de Léontinoi. Si une étude de coins future devait montrer qu’il s’agissait du premier coin de droit de cette cité, nous serions en présence du même processus qu’à Géla : un coin ou un graveur aurait été envoyé de la capitale afin de commencer l’émission monétaire de la cité vassale. Le type III de Rizzo compte deux autres tétradrachmes frappés à Léontinoi dans les années 460 . Le premier n’est connu que par une seule paire de coins (18). Le droit porte toujours le char, avec cette fois un lion courant à l’exergue, comme dans la série du décadrachme syracusain « Démarèteion ». Le revers porte l’image d’une déesse, probablement Artémis, dans le style de l’Aréthuse de Syracuse, entourée de grains d’orge. Le second, connu par deux droits et deux revers (19), porte au revers la tête d’Apollon couronnée de lauriers et entourée de feuilles de lauriers et d’un lion courant. La parenté stylistique de ces deux tétradrachmes et de la série du décadrachme de Syracuse est grande : lion à l’exergue, couronne de lauriers, série émise avec très peu de coins. Il se pourrait que ces monnaies aient été émises non par les Déinoménides mais par leurs vainqueurs, pour commémorer le retour de la démocratie. L’envoi par les autorités ou par l’atelier monétaire de Syracuse d’un coin de droit au char couronné d’une Nikè ou/et d’un graveur à Géla et à Léontinoi, au début d’un nouveau groupe de monnaies à Géla, au début du monnayage de Léontinoi, aux environs de 476 BC, évoque un embryon de politique du monnayage. Hiéron, ou quelqu’un de son entourage, a pu penser au prestige que conférait la diffusion de l’emblème de sa famille. Mais Hiéron n’est pas le premier tyran de Sicile à avoir eu l’idée d’apposer l’emblème de sa capitale sur les monnaies de cités conquises.
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Vers 483, après avoir pris Himèra, Théron avait mis sur les monnaies de la cité conquise le crabe d’Akragas
. Et en 480, après avoir conquis Messine, Anaxilas, tyran de Rhegium, avait instauré un nouveau monnayage, commémorant sa victoire à la course de biges attelés de mules , à Olympie en 484 ou 480, dans les deux cités. Un coin de droit de didrachme de Rhegium fut utilisé à Messine, et un coin de droit de tétradrachme de Messine fut utilisé à Rhegium . Les trois tyrans semblent donc, à la même époque, avoir diffusé volontairement leurs types monétaires dans les différentes cités qu’ils gouvernaient.2 images | Diaporama |
Si Naxos et Camarina, vidées de leurs habitants, n’ont émis aucune monnaie sous le règne des Déinoménides, il n’en alla pas de même pour Catane, rebaptisée Aitna par Hiéron et repeuplée par lui en 476. Pindare a consacré à la bataille de Cumes et à cette fondation une ode (20) qu’il chanta sans doute à la cour de Hiéron à Aitna. Les monnaies d’Aitna n’ont pas fait l’objet d’une étude de coins , mais elles sont extrêmement rares. On connaît deux tétradrachmes, l’un et l’autre en un seul exemplaire, une drachme et des oboles ou litrae. Le tétradrachme au char conduit par Athéna et au Zeus assis serait le plus ancien (21) ; il pourrait avoir été émis pour fêter la refondation de la cité en 476. Une drachme Zeus assis/cavalier accompagne ce tétradrachme (22). Le second, d’une qualité exceptionnelle, au point que l’on baptisa son graveur « le maître d’Aitna » (23), est le célèbre tétradrachme au Silène de la Collection de Hirsch, conservé au Cabinet des médailles de Bruxelles (24). Des oboles au Silène sont également connues . La question se pose de savoir si ces monnaies ont été émises par Catane rebaptisée Aitna par Hiéron, ou bien par les colons et les mercenaires que Hiéron avait installés à Catane, expulsés entre 465 et 461 par les anciens habitants, et réinstallés à Inessa, qu’ils rebaptisèrent Aitna.
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Fig. 24 – Carte de distribution des trésors enfouis entre 490 et 460 et contenant des monnaies émises à Syracuse. |
Quand on examine les trésors (25) contenant des monnaies émises par les Déinoménides, on est frappé par le fait que, à l’exception de deux très petits ensembles, trouvés à Serra Orlando et à Palazzolo, tous les trésors contiennent des monnaies de plusieurs cités . Les monnaies de Syracuse, Géla, Messine et Rhegium, Himèra et Akragas, et dans une moindre mesure celles de Léontinoi, furent trouvées ensemble dans 10 trésors sur 12. Toutes ces monnaies appartenaient à un même système d’étalon, le standard eubéo-attique, basé sur une drachme d’environ 4,3 grammes. Le système de dénominations figuré au droit par le quadrige, le cavalier et la roue, était largement utilisé dans les cités gouvernées par les Déinoménides, et le droit au bige d’Anaxilas s’en rapprochait beaucoup. Les trésors contenant des monnaies de Syracuse et pour lesquels nous disposons d’une situation géographique assurée ont presque tous été retrouvés sur le territoire des Déinoménides . Un seul provient de la zone gouvernée par Anaxilas. Les accords politiques entre les trois tyrannies pourraient avoir été doublés par des accords économiques, permettant aux monnaies de circuler sur les différents territoires. Les numéros suivant les lieux de découverte renvoient aux numéros sur la carte de distribution. Les points d’interrogation renvoient à des nombres inconnus. IGCH 1891, le trésor trouvé dans le Bruttium, contenait principalement des monnaies émises dans diverses cités d’Italie du Sud (Tarente, Métaponte, Caulonia, Crotone, etc.) Les trésors de Géla IGCH 2066 et de Monte Bubbonia IGCH 2071 contenaient également des monnaies frappées à Acanthe (respectivement 4 et 1 exemplaires) et Athènes (187 et 6). Enfin, quelques monnaies émises dans d’autres cités de Sicile ont été trouvées dans deux de ces trésors : 30 didrachmes de Sélinonte à Monte Bubbonia, et un didrachme de Ségeste dans le trésor IGCH 2076, trouvé en Sicile sans plus d’indications.
Le monnayage des Déinoménides dans la production monétaire sicilienne et grecque
Les études de coins permettent de faire une estimation de la production monétaire des Déinoménides. Le total de cette production, en 25 ans, de 490 à 465, traduit en équivalents de coins de droit de tétradrachmes, se monte à environ 220. En supposant une production moyenne de 20000 monnaies par paire de coins, cela donne 4.400.000 monnaies de 17,2 grammes, ou encore 75,680 tonnes d’argent. Sur ce total, 2000 talents d’environ 26 kilos, soit 52 tonnes, ont pu venir des indemnités de guerre payées par les Carthaginois après la bataille d’Himèra. J’ai recensé les études de coins des cités grecques de Sicile pour les VIème et Vème siècles et les ai réparties en trois périodes : avant la prise de pouvoir de Gélon à Géla, pendant le règne des Déinoménides et de leurs alliés Théron et Anaxilas, et après les restaurations démocratiques. Pour les trois décennies qui vont de 490 à 460, on ne peut que constater la place prééminente tenue par la production des tyrans, avec près de 91 % du total de la production monétaire siciliote
.J’ai ensuite recensé, dans le Recueil quantitatif des émissions monétaires archaïques et classiques de François de Callataÿ, 50 études de coins consacrées à des monnayages frappés par des pouvoirs émetteurs grecs ou macédoniens aux VIème et Vème siècles (26). J’ai choisi, pour les comparer avec la production monétaire des Déinoménides, les productions des plus grandes cités . Charles Seltman a étudié le monnayage d’Athènes de ca 510 à 475 BC (27), Chester Starr (28) le monnayage d’Athènes entre 480 et 449, et les datations qu’il a proposées ont été précisées récemment par Christophe Flament (29). Wolfgang Fischer-Bossert a publié l’étude du monnayage de Tarente (30), Richard Ashton un article sur le monnayage de Rhodes (31). Pour les siècles suivants, les monnayages hellénistiques ont fait l’objet de publications réunies et comparées par François de Callataÿ dans son Recueil quantitatif des émissions monétaires hellénistiques et dans deux articles (32). Ces publications permettent d’établir, à titre indicatif, un tableau comparatif, et de voir dans quelle fourchette se situe la production monétaire des Déinoménides. Ces chiffres sont bien sûr des approximations, tous les coins n’ayant sans doute pas été identifiés. Les coins de didrachmes et de drachmes ont été chaque fois « traduits » en équivalents de coins de tétradrachmes, pour permettre la comparaison.
Le commerce ne peut pas être la source principale du métal utilisé pour frapper monnaie: Rhodes et Tarente, cités commerçantes, ont émis une production monétaire sans commune mesure avec celles de cités engagées dans une politique impérialiste comme Athènes ou Syracuse au Vème siècle ou celles des dynastes hellénistiques, perpétuellement engagés dans des conflits.
Si la guerre était la principale source du métal utilisé pour frapper monnaie, à quoi ou à qui ces monnaies étaient-elles destinées ? Les tyrans entretenaient une armée permanente de mercenaires. Ce n’est pas sans raison qu’Élien citait encore, 7 siècles plus tard, Gélon comme un tyran exceptionnel parce qu’il pouvait se promener sans escorte et sans armes sur l’agora de Syracuse - il s’agissait d’ailleurs probablement d’une légende. Dans le cas de Hiéron, qui règna de 478 à 466, les sources le décrivent comme un homme méfiant, perpétuellement sur le qui-vive. Cette attitude expliquerait le déplacement de la population de Catane et son remplacement par 5000 colons péloponnésiens et 5000 mercenaires, parmi lesquels Hiéron installa sa nouvelle capitale. Hiéron finança aussi la flotte qui vainquit les Étrusques à Cumes en 474, et il n’est pas douteux que les quatre poètes qui chantèrent ses louanges dans une pièce de théâtre et plusieurs odes étaient entretenus, sans doute princièrement, à sa cour d’Aitna. Enfin, Diodore de Sicile nous apprend que suite à la chute de Thrasybulle, le dernier des Déinoménides, 10000 étrangers naturalisés sous Gélon furent exclus des honneurs et des magistratures de Syracuse. En 463, 7000 de ces étrangers se révoltèrent et occupèrent un temps les citadelles de l’Achradine et de l’île d’Ortygie. Diodore précise que ces étrangers avaient « bien plus d’expérience militaire » que les Syracusains de souche. Il s’agissait sans doute des mercenaires de Gélon. Deux auteurs antiques nous ont renseignés sur le montant de la solde des mercenaires à la fin du Vème siècle. Thucydide écrivit, dans La Guerre du Péloponnèse, Livre III, 17, 3 : « Chaque hoplite qui participait au siège (de Potidée en 428) recevait deux drachmes par jour, une pour lui, une pour son valet » ; et au Livre VII, 27, 2 : « leur solde était d'une drachme par jour ». Et Xénophon écrivit dans l’Anabase, au Livre I, 22, 31: « Cyrus leur promet de leur donner à tous une moitié en sus, et de leur compter à chacun par mois trois demi-dariques au lieu d’une darique » (en 401 ; une darique équivalait à ca 20 drachmes). Ces chiffres : 5000 mercenaires à Aitna sous Hiéron, 10000 naturalisés par Gélon, et 1 drachme par jour de solde, éclairent la production monétaire des Déinoménides d’un jour nouveau. 13,3 coins de droit de tétradrachme permettaient une production annuelle, en comptant 20000 monnaies par paire de coins, de 266000 tétradrachmes, ou un million 64000 drachmes. Si l’on prend l’estimation de 200 drachmes par mercenaire par an, la production monétaire annuelle des Déinoménides, entre 480 et 465, permettait donc de payer en monnaies fraîches 5320 mercenaires. Nous sommes dans le bon ordre de grandeur.
Ce lien étroit entre la production monétaire et la solde des mercenaires explique le très petit nombre de petites dénominations émises par les Déinoménides
: les grandes dénominations, décadrachmes, tétradrachmes et didrachmes, forment en effet 97,37 % de l’ensemble de la production. Il convient certainement d’ajouter un certain nombre de coins d’oboles, entre autres les coins des oboles d’Aitna, qui n’ont pas été comptés, mais je doute fort que cela ajoute plus d’un ou deux pourcents au total des petites dénominations. Je pense que ce faible nombre de petites dénominations montre bien que les monnaies émises par les Déinoménides n’étaient pas destinées à faciliter les échanges des citoyens sur les marchés, mais à payer la solde des mercenaires sur lesquels reposait leur pouvoir.Bibliographie
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