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Performance - Epoque contemporaine - France - Histoire de l'art Caroline Roure Étude sur les paradigmes du genre, du sexe et de la sexualité dans l’œuvre performative de Michel Journiac Michel Journiac et la subversion des normes culturelles de genre et de sexe
Amateur
Reporticle : 244 Version : 1 Rédaction : 03/06/2019 Publication : 11/06/2019

Introduction

L’un des enjeux de ce travail de recherche est de réfléchir aux paradigmes du genre, du sexe et de la sexualité, à partir de deux ouvrages majeurs de Judith Butler, Trouble dans le genre (1) et Défaire le genre. (2) Nous tenterons, dans une première partie, de reformuler la critique que Judith Butler émet sur les féministes des années 1980 en vue de proposer une redéfinition des notions de genre et de sexe. Puis, nous démontrerons que le genre, le sexe et même la sexualité sont des constructions, qui sont le fruit d’impositions normatives de la matrice hétérosexuelle. (3) Nous montrerons aussi que l’identité de genre, de sexe et même la sexualité est de nature performative. Nous vivons dans une société de spectacle où le jeu des représentations est permanent. Le sujet ne performe pas sa propre identité mais ce que la société attend de lui. Le genre, le sexe et la sexualité peuvent être étudiés comme une performance, en ce qu’ils sont le résultat d’action performées que les individus s’entraînent à exécuter. « Les différentes façons qu’a un corps de montrer ou de produire sa signification culturelle sont performatives ; il n’y a donc aucune identité préexistante selon laquelle on peut mesurer un acte ou un attribut ». (4) Par la suite, nous nous pencherons sur les pratiques de subversion du système hétéronormatif. Judith Butler s’est intéressée aux performances permettant de déconstruire les normes dominantes en vigueur. L’une des pratiques de visibilisation des minorités de genre et de sexe est le travestissement. Dans une deuxième partie, une fois que les théories portant sur le genre, le sexe et la sexualité seront posées, nous les prendrons comme cadres de référence en vue d’analyser le travail de Michel Journiac, un artiste français du mouvement de l’art corporel des années 1970. Ainsi, nous introduirons l’idée de rituels d’individuation et du genre « neutre » pour comprendre l’engagement artistique de Michel Journiac. Nous reviendrons sur la performance Hommage à Freud, qui montre comment l’artiste aborde la question de l’ambiguïté de l’identité de genre et de sexe. Puis, nous nous concentrerons sur 24 h de la vie d’une femme ordinaire, une performance dans laquelle l’artiste dénonce le caractère aliénant des actions performatives d’une femme « modèle ». Michel Journiac démontre que la femme « modèle » construit son identité par l’accomplissement de rituels du quotidien. Enfin, nous parlerons du travestissement, qui est une pratique de visibilisation utilisée par Michel Journiac afin de lutter contre le système hétéronormatif. Nous étudierons, en conclusion, Piège pour un travesti, une performance dans laquelle l’artiste met en avant le processus de transformation d’un travesti et jette ainsi le « trouble » dans le genre.

Réflexions sur les paradigmes du genre, du sexe et de la sexualité : les écrits de Judith Butler

Le genre, le sexe et la sexualité : le résultat d’une imposition normative

Les théories sur la question du genre énoncent que l’on peut se choisir librement femme ou homme, féminin ou masculin. Judith Butler les considère comme une hérésie. Selon elle, le genre et le sexe seraient le fruit d’une imposition normative. Judith Butler soutient la thèse selon laquelle une identité de genre ou de sexe n’est pas naturellement attribuée à un sexe biologique. La société impose à un individu une norme de genre à respecter, qui doit être conforme à son anatomie. Autrement dit, si son sexe biologique est masculin, la société va lui imposer de se conformer à celui-ci, en s’identifiant au genre masculin. Pour Judith Butler, c’est le même principe qui s’étend à la question du sexe. La réalisation de l’identité sexuelle va se créer autour de discours imposés par le système hétéronormatif. Lorsque la société demande à un individu d’être un homme, puisqu’il possède un sexe biologique masculin, elle lui impose aussi de se sentir homme et de se reconnaître dans ce sexe anatomique. Dans Trouble dans le genre, ou dans Défaire le genre, cette auteure critique les présupposés du système hétérosexuel, qui inflige à l’individu une norme de sexe, de genre et de sexualité, au nom de la nature et de la perpétuation de l’espèce humaine. Aujourd’hui, les études de genre affirment qu’il faudrait considérer au moins cinq catégories de corps sexués différentes pour saisir la complexité des sexes. L’idée selon laquelle l’humanité serait divisée en deux sexes distincts n’est plus évidente. (5)  «  S’exclamer : » C’est une fille ! C’est un garçon ! », C’est introduire un nouveau né dans l’ordre de la nature, mais c’est aussi le placer dans un « genre » masculin ou féminin déterminé par la culture. Le sujet n’a rien à dire sur cette détermination, il la reçoit comme un destin sociologique. Il n’a d’autres moyens de se défendre, pour faire parler son désir en propre – et par là le socialiser – que d’afficher son non-conformisme ou sa rébellion par l’homosexualité, le lesbianisme, le travestissement, le transsexualisme, etc., dont la fonction essentielle sont de jeter le trouble dans les « genres » prédéterminés ». (6) Judith Butler s’interroge ensuite sur les fondements anthropologiques et psychanalytiques de la norme hétérosexuelle. En adoptant la position des post-structuralistes, Judith Butler essaye de mettre au jour les origines de ce qu’elle appelle la matrice hétérosexuelle. Inspirée par la French Théorie, elle revient sur le tabou de l’inceste et plus largement sur le complexe d’Œdipe. Pour Judith Butler, le tabou de l’inceste n’est pas le seul pilier du système hétéronormatif, en ce qu’il impose la nécessité pour les hommes d’aller chercher leurs épouses en dehors de la structure familiale. Au commencement du complexe d’Œdipe, il y aurait le problème de l’homosexualité. Le tabou de l’homosexualité créerait en réalité les prédispositions hétérosexuelles, sans lesquelles le complexe d’Œdipe ne serait pas envisageable. (7) Judith Butler considère que l’hétérosexualité serait la conséquence du tabou de l’homosexualité. Le genre, le sexe et la sexualité sont le résultat d’une élaboration historique et sociale entretenue par ceux qui y trouvent leur intérêt, les hommes. (8) Elle révèle comment les discours émanant des lieux de pouvoirs, que sont les universités, les institutions, les médias produisent de fausses vérités relatives au genre, au sexe et à la sexualité en vue de construire le système phallocentrique hétérosexuel. Il s’agit dès lors de montrer que les corps sexués permettent toutes sortes de genres, qui renvoient eux-mêmes à des sexes et sexualités plurielles. Judith Butler considère qu’il faudrait libérer l’individu de toute obligation de conformité de sexe, de genre ou de sexualité et le décharger du poids des déterminismes sociaux culturels.

La construction du genre, du sexe et de la sexualité : une performance 

Cette critique sur la notion du genre avait déjà été introduite par les féministes dans les années 1980. Judith Butler dépasse ce postulat, en reprochant aux féministes de rester dans une approche binaire femme/homme et, en s’intéressant à la question du sexe. (9) L’un des apports de Judith Butler consiste à ne plus faire correspondre à deux genres deux sexes naturels. Judith Butler cherche à aller au-delà du dualisme traditionnel. Elle démontre aussi que ce ne sont pas seulement des rôles de genre, qui sont construits/ performés mais aussi des sexes et des sexualités. Le corps serait ainsi entièrement construit. Être « femme, féminine et hétérosexuelle » serait une construction sociale, qui résulterait des actions performatives de l’individu. Judith Butler défend la position selon laquelle l’identité de l’individu est de nature performative. « Gender is an act which has been rehearsed ». (10) Par cette phrase, l’auteure veut indiquer que l’individu s’entraîne sans-cesse à être lui même, à construire son identité de genre ou de sexe. (11) Selon Judith Butler, la seule façon pour un individu de produire son rôle genré, sexué ou sexuel, est de le performer. Il n’y a donc pas d’identité de genre ou de sexe préexistante au corps et l’idée selon laquelle une identité de sexe résulterait d’un genre, serait une fiction régulatrice. (12) L’individu, qui naît de sexe masculin, ne devient homme qu’après avoir performé son rôle en vue d’intérioriser son identité. Autrement dit, le rôle genré qui est attribué à un individu ne dérive pas de son identité biologique dans la mesure où celui-ci cherche seulement à le réaliser afin de se conformer à une identité que la société lui donne pour se définir. (13) Dès lors, le sujet, qui se définit comme femme, va accomplir des tâches « féminines » de manière à performer son identité de genre. C’est dans cet accomplissement performatif qu’il réalise son genre. En ce sens les rituels quotidiens d’une femme « ordinaire » ne sont jamais très loin d’une pièce de théâtre, ou d’une performance artistique. Lorsque le sujet se met du vernis à ongle, lorsqu’il danse en boîte de nuit vêtu d’une mini jupe, lorsqu’il discute entres copines des derniers magazines people, il ne fait qu’interpréter son rôle de femme « modèle » que la société attend de lui. Le sujet se complait dans la répétition permanente d’actions féminines en vue de soutenir son identité de genre. C’est en répétant ces actions inlassablement qu’il se conforte dans son rôle social. Du point de vue du sexe, Judith Butler opère la même réflexion. C’est en construisant sa sexualité, c’est à dire en performant ses actes sexuels, en tant que femme, que l’individu acquière son identité sexuelle. (14) De plus, en accomplissant des actes performatifs, tels que les tâches domestiques (faire le ménage, faire la cuisine, faire le repassage, etc.) ou des actes sexuels, l’individu ne fait que citer la norme. D’une certaine manière, en se sentant » femme » ou « hétérosexuel », l’individu ne fait que répéter la norme. (15) Judith Butler pose le principe selon lequel l’individu doit constamment soutenir son identité de sexe, de genre et sa sexualité, sans quoi il risque de les perdre. En effet, selon elle, l’individu peut à tout moment changer son orientation sexuelle ainsi que son orientation de genre et de sexe, simplement en modifiant le type d’actions performatives. Ceci démontre l’instabilité et le caractère mouvant des notions de genre, de sexe et de la sexualité. Ainsi, le genre, le sexe et la sexualité peuvent entrer dans l’étude des Performance studies en ce qu’ils sont « fait(e)s de comportements doublement encodés, de comportements restaurés, d’actions performées que les gens s’entraînent à exécuter, qu’ils pratiquent et répètent ». (16)

La remise en cause du système par la subversion des normes hétéronormatives

C’est dans Défaire le genre (17) que Judith Butler dépasse la question du genre pour déplacer son champ de recherche vers le sexe. Elle poursuit sa réflexion en étudiant les pratiques et les théories directement développées par les minorités queers, (18) qui se mobilisent contre le système. Les mouvements queers dissocient le genre, le sexe et la sexualité. Le sexe n’est plus une donnée naturelle à partir de laquelle le genre et la sexualité sont performés. Le sexe serait, lui aussi, une construction culturelle. Les recherches de Judith Butler se portent alors sur les mouvements lesbiens, queers, gays, transgenres, intersexes, en ce qu’ils subvertissent les normes culturelles. Son objectif n’est pas tant de déconstruire les normes de genre, de sexe et de sexualité que de s’intéresser aux formes de subversion du système hétéronormatif. (19) Pour elle, un des moyens de contester la matrice hétérosexuelle consiste à montrer que les corps sexués permettent toutes sortes de genres, de sexes, renvoyant eux-mêmes à des sexualités plurielles. Cette subversion de la matrice en vigueur passe par des pratiques de visibilisation des nouvelles formes de genre, de sexe et de sexualité. (20)  « Si le genre est une modalité du faire, de la pratique et de la performance, si par ailleurs il constitue une norme répressive « qui sape notre capacité à poursuivre une vie vivable », le constat qui s’impose, l’objectif qui doit être poursuivi pour inaugurer une meilleure vie, doivent être de « le défaire ». La cible n’est plus de subvertir les normes du genre dans l’espoir de les abolir, mais, plus pragmatiquement, de les rendre plus vivables. Et donc les contester, les critiquer, les transformer sur les terrains particuliers où les normes exercent leur emprise ». (21) Les pratiques de visibilisation des minorités de genre et de sexe sont multiples. Il s’agit, entre autres, pour ces minorités d’investir l’espace urbain notamment en édifiant des queers zones (22) (gaypride, bar gays, clubs sadomasochistes, etc.), qui sont autant d’espaces de lutte contre le système. Certains agissent aussi sur leur corps. Les transsexuels, qui ont le sentiment d’appartenir à l’autre sexe, ont aussi souvent recours à des actes chirurgicaux dans l’objectif de retrouver ce qu’ils croient être leur vraie nature. Les mouvements queers, revendiquent le droit à l’hybridation du corps. Ils militent pour le droit à transformer leur corps afin que celui-ci ne soit plus définissable catégoriquement par le système normatif. Le corps devient un instrument de lutte contre le pouvoir, en ce qu’il peut être un terrain à un investir pour revendiquer une forme d’altérité. « Le corps de la multitude queer apparaît au centre de ce que j’appellerai, pour reprendre une expression de Deleuze, un travail de « déterritorialisation » de l’hétérosexualité. Une déterritorialisation qui affecte aussi bien l’espace urbain (il faut donc parler de déterritorialisation de l’espace majoritaire et non de ghetto) que l’espace corporel. Ce processus de « déterritorialisation » du corps oblige à résister aux processus du devenir « normal » ». (23) Une autre pratique de visibilisation de ces minorités est celle du travestissement, qui permet aux individus de performer une multitude de genre et de sexe. En performant de nouveaux rôles genrés ou sexués, les minorités renversent les barrières édifiées par le régime normatif. Il faut distinguer deux approches du travestissement : l’une qui exagère les aspects érotiques, l’autre qui fait ressortir les aspects d’appartenance à l’autre genre. Le drag queen – homme travesti en femme qui s’habille en respectant les codes vestimentaires féminins outrancière (minijupe en cuir, talon aiguille, porte-jarretelle, etc.) – déstabilise les normes culturelles en place. C’est la même stratégie qu’adopte la butch – lesbienne endossant les insignes de la masculinité – qui s’habille en respectant les codes vestimentaires masculins. (24) Ces minorités consolident leur identité en utilisant l’instrument de lutte contre le pouvoir, qui est le travestissement. Le travestissement a ceci d’intéressant, qu’il permet de performer le genre ou le sexe auquel l’individu, qui ne se reconnaît pas dans les conventions sociales, cherche à s’identifier. Le vêtement devient un outil contestataire puissant contre le système hétéronormatif en place.

Illustrations de tentatives de subversions des normes culturelles de genre et de sexe : les performances de Michel Journiac (1935-2005)

Les Rituels d’individuation et le fantasme d’un genre « neutre » : Hommage à Freud (1972)

Fig. 1 – Michel JOURNIAC (1935–1995), Hommage à Freud, 1972, impression noir et blanc sur papier, 34 x 23,5 cm, non signé, non daté, Galerie Patricia Dofmann, Paris.
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Fig. 1 – Michel JOURNIAC (1935–1995), Hommage à Freud, Galerie Patricia Dofmann, Paris.

Michel Journiac est un artiste français, qui s’intéresse aux questions de normes de genre, de sexe et de sexualité. C’est un artiste qui appartient au mouvement de l’art corporel, qui trouve son point d’ancrage dans les évènements sociaux de la fin des années 1960. Les artistes de cette génération ont produit un art militant, dans lequel chacun d’eux a engagé directement son corps, en vue de lutter contre les codes sociétaux qui les assujettissaient. Le travail de Michel Journiac s’inspire de l’idée selon laquelle le corps doit devenir « actant ». (25) Il utilise son corps comme « une viande consciente socialisée ». (26) Pour l’artiste, c’est ce corps actant qui va nous obliger à ouvrir les yeux sur notre propre conditionnement et nous donner la force de briser les chaînes par lesquelles la société nous entrave. Dès 1969, Michel Journiac met en place des « rituels d’individuation », (27) qui sont des performances qui s’inspirent des rites initiatiques très anciens pratiqués avant même le judaïsme et le christianisme. Ces cérémonies décidaient initialement de la définition du féminin et du masculin. (28) De même, les rituels d’individuation de l’artiste ont pour objet de permettre à l’individu de décider de qui il est, de son genre, de son sexe et de sa sexualité et de s’abstraire des impositions normatives de la société. Michel Journiac fantasme sur un nouvel individu, qui ne serait ni masculin, ni féminin mais entre les deux. C’est ce qu’il appelle le genre « neutre ». (29) Chez cet artiste, il y a l’idée que ce n’est plus le sexe biologique qui décide du rôle social de l’individu mais l’individu lui même qui choisit de revêtir les attributs d’un genre ou d’un autre. Michel Journiac se travestit dans ses performances en vue de résister aux normes sociales. Il se déguise pour théâtraliser ce nouveau genre « neutre ». C’est par le truchement du vêtement, que Michel Journiac se donne la capacité de « papillonner » d’une identité à l’autre. Son objectif n’est pas tant d’affirmer son homosexualité, que de montrer la pluralité des genres, des sexes, des sexualités en vue de promouvoir la reconnaissance et l’acceptation de chaque identité. Le travail artistique de Michel Journiac est une apologie de la différence, de l’altérité. Plusieurs actions réalisées entre 1972 et 1975 montrent explicitement comment il aborde la question de la pluralité des genres et des sexes. En 1972, il réalise Hommage à Freud ((fig. 01), qui est une performance dans laquelle l’artiste revisite les différents rôles sociaux de la famille de manière à saper la structure familiale traditionnelle. (30) Il joue successivement tous les rôles : père, mère, fils et même fille. Il se coiffe d’une perruque, s’habille d’une robe, et s’orne d’un collier de perle pour jouer le rôle de la mère, Renée Journiac. Il porte une autre perruque, met des lunettes et un foulard pour endosser le rôle du père, Robert Journiac. Il demande aussi à ses parents de s’habiller avec leurs vêtements habituels et de poser le plus naturellement possible, devant l’objectif photographique. Michel Journiac prend un arrière-plan neutre, un fond blanc. Il choisit la sobriété des photographies d’identité et en sélectionne quatre, deux de lui, une de sa mère et une de son père, qu’il réunit sur un même support. (31) Le médium photographique est souvent utilisé dans le travail de Michel Journiac car c’est un moyen efficace de garder une trace de ses performances. Ce qui est perturbant, dans Hommage à Freud, c’est la façon dont Michel Journiac arrive à troubler les frontières de genre. Cette action met à mal la hiérarchie familiale traditionnelle et rappelle que notre identité est le fruit d’un mélange, hérité à la fois de la mère et du père. Michel Journiac nous invite ainsi à repenser les normes culturelles d’opposition entre les genres et les sexes en vue de se laisser aller d’une identité à l’autre, d’être dans le mouvement permanent, de ne plus se fixer à une identité particulière.

Dénonciation du caractère aliénant des performances du quotidien : 24 h de la vie d’une femme ordinaire (1972)

Fig. 2 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire. Réalités/ fantasmes, 1974, 24 éléments: 2 séries de 12 photographies argentiques encadrées, 54,2 x 51,2 cm, non signé, non daté, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.
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Fig. 2 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire. Réalités/ fantasmes, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.
Fig. 3 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire – les réalités : la vaisselle, 1974, photographie argentique, 54,2 x 51,2 cm, non signé, non daté, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.
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Fig. 3 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire – les réalités : la vaisselle, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.
Fig. 4 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire – les fantasmes : la covergirl, 1974, photographie argentique, 54,2 x 51,2 cm, non signé, non daté, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.
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Fig. 4 – Michel JOURNIAC (1935–1995), 24 h de la vie d’une femme ordinaire – les fantasmes : la covergirl, Musée National d’Art moderne (MNAM), Paris.

La fin des années 1960, dans laquelle s’inscrit le travail de Michel Journiac, est une période de contestation généralisée et plus particulièrement d’émancipation de la femme. C’est ainsi que Michel Journiac prend parti pour la condition des femmes et réalise, 24 h de la vie d’une femme ordinaire (fig. 02), performance dans laquelle il se travestit en femme et joue le rôle social de l’épouse modèle. 24 h de la vie d’une femme ordinaire dénonce les rituels du quotidien, les actions performatives qui asservissent la femme (fig. 03). Michel Journiac y interprète les actions du quotidien d’une femme « ordinaire » dans l’appartement de ses parents. Il exécute ainsi toutes les tâches domestiques : il fait la cuisine, la vaisselle, la lessive, les courses, le déjeuner, le dîner. Il s’installe aussi dans le lit conjugal dans lequel il tente de séduire l’époux. Il performe une femme qui cherche à s’émanciper de son quotidien et rêve d’un amant. Dans une autre partie de la performance, Michel Journiac met en scène plusieurs fantasmes de la « femme ». Il se déguise en veuve, en prostituée, en strip-teaseuses, en cover-girl, en femme travestie en homme (fig. 04). (32) Il fait apparaître ainsi que la « femme » n’est pas une identité réductible. Cette performance est documentée par une série de quarante-huit photographies en noir et blanc, qui se succèdent selon l’ordre chronologique des rituels du quotidien d’une femme, créant ainsi une narration de la condition d’une femme « ordinaire ». La série photographique se subdivise en deux parties : vingt-huit photographies montrent les performances du quotidien d’une femme et vingt d’entre elles présentent différents rôles sociaux féminins. (33) Cette performance poursuit deux objectifs distincts. D’une part, elle dénonce la médiocrité du quotidien des femmes et d’autre part, elle critique l’image sociale de la femme « modèle » véhiculée par les médias dans notre société phallocentrique. Michel Journiac met en exergue le caractère monotone d’une vie de femme conformiste, dominée par des rituels du quotidien structurant le quotidien: le rituel du ménage, le rituel du repas, le rituel du maquillage, etc. L’artiste démontre le caractère aliénant des actions domestiques effectuées par la femme « modèle » et s’engage ainsi pour l’émancipation de la femme, qui n’était jusqu’alors qu’objet de désir pour l’homme hétérosexuel. (34) Michel Journiac lutte contre les aspirations de la nouvelle bourgeoisie émergente des années 1960, qui se complait dans l’acceptation de ces rituels asservissants et participe ainsi à l’érection de la société capitaliste. (35) C’est en incarnant le rôle de la femme, qu’il s’interroge sur les conditions de vie de toutes les minorités et pas seulement celles du genre, du sexe et de la sexualité. En réclamant une certaine émancipation de la femme, il revendique simultanément la reconnaissance et l’acceptation des homosexuels, qui à l’époque sont considérés comme des victimes d’une maladie et ne peuvent pas s’afficher en public. (36) 24 h de la vie d’une femme ordinaire, est une performance qui appelle à la liberté pour tous de choisir de son identité et de posséder à sa convenance de son propre corps. « Ainsi, à travers ses actions, Michel Journiac pose et examine, les questions essentielles de l'existence. Il nous incite à analyser notre participation au monde et en cela à modifier les schémas de pensée et les automatismes sociaux, les conditionnements idéologiques de tous bords et les aliénations de toutes natures. Il désapprouve cette société patriarcale où la rationalité aboutit au triomphe du mécanique sur l'organique, réprimant en nous l'instinct de vie ». (37)

Le travestissement, un instrument de lutte contre le système hétéronormatif : Piège pour un travesti (1972)

Fig. 5 – Michel JOURNIAC (1935–1995), Piège pour un travesti – Rita Hayworth, 1972, 3 photographies argentiques sur formica contre–collées sur bois et un miroir avec texte en relief, 120 x 75 cm, Galerie Patrica Dorfmann, Paris.
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Fig. 5 – Michel JOURNIAC (1935–1995), Piège pour un travesti – Rita Hayworth, Galerie Patrica Dorfmann, Paris.

Le travestissement occupe une place centrale dans le travail artistique de Michel Journiac. Le vêtement exprime une manière d’être, une identité singulière. Le vêtement s’il permet aux individus de se positionner socialement sert également à la mise en valeur du corps. Paul Schilder, psychiatre et psychanalyste autrichien, connu pour ses écrits sur l’image du corps, décrit le caractère social du vêtement : » Dès que nous mettons un vêtement quelconque, il s’intègre immédiatement dans l’image du corps et se remplit de libido narcissique. Dans la mesure où les vêtements font partie du schéma corporel, ils deviennent tout aussi signifiants que les autres parties du corps et peuvent avoir les mêmes significations symboliques ». (38) Michel Maffesoli, sociologue français, souligne aussi le caractère ambivalent du vêtement : » La parure est tout à la fois ambivalente, l’authentique et l’inauthentique s’y mélangent à souhait, la parure permet à la fois d’être tout à fait désindividualisé et de rester pour autant soi-même ». (39) L’ambiguïté du vêtement est une question qui préoccupe Michel Journiac. Dans ces performances, l’artiste met en scène la nature contradictoire de la pratique vestimentaire. Il prend conscience que l’habillement n’est pas le simple reflet de l’identité et se joue de cette indétermination. (40) Ainsi, dans Piège pour un travesti (fig. 05), Michel Journiac se travestit progressivement en une femme fatale et sexy. Ce qui importe à l’artiste, c’est la capacité de chaque individu à passer d’une identité à l’autre par le jeu du vêtement. De cette expérience, Michel Journiac immortalise quatre processus de transformation. Pour chaque travestissement, il réalise trois clichés photographiques qu’il positionne côte à côte sur un support en formica contre-collé sur bois. (41) Le premier cliché montre un homme vêtu de façon ordinaire, le deuxième, le même homme nu, sans vêtement pour le camoufler et le troisième, représente le même modèle déguisé, maquillé en une star telle que Gene Harlow, Arletty, Greta Garbo et Rita Hayworth. (42) À la suite de ces trois clichés photographiques, Michel Journiac positionne un miroir sur lequel figure le nom de chacune des stars. Le miroir contraint le visiteur à une remise en question de sa propre identité, puisque le reflet dans le miroir le renvoie à sa propre image et à son propre travestissement. Michel Journiac explore également la question de l’être et du paraître, en cherchant à faire apparaître le caractère ambivalent et trouble de l’identité. Il nous montre que plusieurs personnalités peuvent cohabiter dans un même individu. En se travestissant, l’artiste rend compte du jeu des représentations et des apparences inhérentes à notre société. Il induit l’idée selon laquelle chaque individu joue un rôle et performe une identité de genre ou de sexe. Il révèle ce qui se dissimule sous les jeux de représentation de notre société normalisatrice. L’artiste subvertit les normes sociales en revêtant les habits d’une femme. Il indique que l’on peut s’affranchir du système en brouillant son identité par le truchement du vêtement. Le vêtement est, pour lui, un instrument de lutte contre le pouvoir, qui a la capacité de détruire le principe d’identité, en vue de valoriser l’ambiguïté, l’équivoque, l’incertitude, l’indétermination, autant de notions fondatrices d’une société nouvelle.

Le travail de Michel Journiac présente l’intérêt de préfigurer, en quelque sorte, les recherches portées par les mouvements queers. Ses performances apportent un nouvel éclairage intéressant sur les questions d’identités de genre et de sexe. Les travestissements de l’artiste incarnent cette crise de l’identité, ce « trouble » dans le genre. Les performances de Michel Journiac font écho au travail de Judith Butler, en ce qu’elles expriment que le genre, le sexe et la sexualité sont le résultat d’une imposition normative. Michel Journiac instaure des « rituels d’individuation », pour que l’individu puisse se libérer des normes sociales et revendiquer une identité de genre, de sexe et de sexualité qui lui corresponde. Son travail artistique invite aussi à réfléchir sur la question de la performance, qui est au centre de la réflexion de Judith Butler. Dans 24 h de la vie d’une femme ordinaire, Michel Journiac montre que l’identité de l’individu est de nature performative et qu’être une « femme, féminine et hétérosexuelle » est une construction. Celle-ci résulte de l’intériorisation de l’identité féminine par la répétition de performances du quotidien asservissantes : faire le ménage, la vaisselle, les courses, etc. Autrement dit, chaque individu est contraint de se conformer à la société en performant inlassablement une identité que le système lui a donné pour se définir. Il faudrait, selon Judith Butler, le libérer de toute obligation de conformité de genre, de sexe et de sexualité. Cette subversion du système passe par des pratiques parodiques de visibilisation des minorités dérangeantes comme le travestissement en vue de déconstruire les normes dominantes. C’est en réaction au contexte socio-politique des années 1970 que Michel Journiac développe un art qui conteste les normes sociales en vigueur par le truchement du travestissement. Michel Journiac prend très tôt conscience du pouvoir subjectif du vêtement, qui est avant tout un instrument normalisateur de la société en ce qu’il définit socialement et sexuellement. L’artiste en détourne l’usage, en vue d’exprimer une certaine ambiguïté dans le genre et de promouvoir aussi un genre « neutre ». Ces performances sont des moyens d’affirmer son homosexualité, sa différence pour lutter contre le système hétéronormatif. « En inventant de nouveaux comportements et de nouvelles options sexuées et sexuelles, les minorités renversent les barrières édifiées sur le socle d’une prétendue nature. Elles sèment le trouble dans le genre en introduisant de la dissonance et de la complexité dans l’ordre de la dualité des sexes ». (43)

Bibliographie

Ouvrages


BUTLER (Judith), (trad. Cynthia Kraus), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, Ed. La Découverte, 2005.


BUTLER (Judith), trad. Maxime Cervulle), Défaire le genre, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.


LABAUME (Vincent), Tombeau de Michel Journiac, Marseille, Ed. Al Dante, 1998.


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HOUNTOU (Julia), « 24 heures de la vie d'une femme ordinaire - Une performance de Michel Journiac », in. exporevue.com, Paris, Juillet 2007. URL :  http://www.exporevue.com/magazine/fr/journiac_24h.html, consultée dernièrement le jeudi 20 avril 2017.


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Articles de presse

FROIDEVAUX-METTERIE (Camille), « Judith Butler et le genre », in. Philosophie magazine, n° 90, 2015, pp. 79-83.

Catalogues d’exposition


Michel Journiac, Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, du 19 février au 9 mai 2004.


Michel Journiac. L’action photographique, Paris, Maison européenne de la photographie, du 20 mai 2017 au 18 juin 2017.

Sources audio-visuelles

« Mauvais genre, avec Elsa Dorlin », In. Radiogrenouille.com, émission Critiques proposée et animée par par Nicolas Haeringer et Emmanuel Riondé, 2017.

Notes

NuméroNote
1BUTLER (Judith) (trad. Cynthia Kraus), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, Ed. La Découverte, 2005.
2BUTLER (Judith) (trad. Maxime Cervulle), Défaire le genre, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.
3BUTLER (Judith) (trad. Cynthia Kraus), op. cit., p. 113.
4FÉRAL (Josette), » De la performance à la performativité », in. Communications, n° 92, 2013, p. 205-218. URL :  http://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-205.htm, consultée dernièrement le jeudi 20 avril 2017.