Introduction
En 1984, l’historienne de l’art Roszika Parker ouvrait son livre The Subversive Stitch: Embroidery and the Making of the Feminine par un court prologue dans lequel elle révélait à la fois la connivence particulière qui a lié la broderie et les femmes tout au long des siècles et l’ambivalence de la broderie en tant qu’arme de résistance et forme de contrainte pour les femmes :
« Le stylo ou le crayon ont-ils trempé aussi profondément dans le sang de la race humaine que l’aiguille ? demandait l’écrivaine Olive Schreiner. La réponse est, tout simplement, non. L’art de la broderie a été le moyen d’éduquer les femmes à l’idéal féminin et de prouver qu’elles l’avaient atteint mais il leur a également fourni une arme de résistance aux contraintes de la féminité.
Dans ce livre, j’examine les processus historiques qui ont assimilé la broderie à un ensemble particulier de caractéristiques et l’ont circonscrite aux mains des femmes. Cartographier la relation entre l’histoire de la broderie et l’évolution des notions de ce qui a constitué un comportement féminin du Moyen Age au XXe siècle, nous permet de comprendre, d’une part, de quelle manière cet art s’est trouvé impliqué dans la création de la féminité à travers toutes les classes sociales et, d’autre part, comment le développement d’idéaux de comportement féminin a déterminé le style et l’iconographie de la broderie. Connaître l’histoire de la broderie, c’est connaître l’histoire des femmes. » (1)
Trente ans plus tard, dans l’introduction à la réédition de The Subversive Stitch, Parker revient et insiste sur cette ambivalence ; simultanément contrainte (l’éducation par l’aiguille) et respiration (l’inspiration de la création), la broderie a été soumission et liberté :
« La broderie a participé à la soumission des femmes aux normes de l’obéissance féminine et leur a offert des moyens aussi bien psychologiques que pratiques pour qu’elles conquièrent leur indépendance. Colette en décrit le processus en observant sa fille. Elle écrit : “... elle est muette quand elle coud, muette pendant des heures … elle se tait et elle – écrivons donc le mot qui me fait peur – elle pense”. » (2)
Au XXe siècle, des artistes femmes se sont saisies de cette ambivalence comme voix d’expression et ont fait de la broderie un art subversif, apportant de ce fait une réponse à la question par laquelle Rozsika Parker avait intitulé le dernier chapitre de The Subversive Stitch: « A Naturally Revolutionary Art ? »
Elle y explique que, d’une part, en Angleterre au XIXe siècle, les Victoriens ont mis en avant la relation entre la broderie et les femmes comme étant totalement naturelle, biologique même, occultant de ce fait les facteurs sociaux, politiques et économiques complexes qui reliaient les femmes à la broderie depuis le Moyen Age. Et que, d’autre part, le XXe siècle, héritant de l’abondante littérature victorienne sur le sujet, a accepté sans se questionner que la broderie soit une preuve naturelle de féminité. Or, observe Parker : « La magnitude de la broderie au XXe siècle est immense car elle est alors pratiquée non seulement par des artistes, des costumiers, des brodeurs et des enseignants professionnellement mais aussi par des millions de femmes sous forme d’“art de loisir.” » (3)
Une grande partie de cette créativité a rattaché la broderie à des mouvements artistiques d’avant-garde visant à transformer la relation de l’art à la société et la place des femmes au sein de celle-ci. Ces mouvements radicaux apparurent non seulement en Europe occidentale mais aussi en Russie et en Amérique du Nord et se donnèrent pour objectif de faire disparaître la frontière entre beaux-arts et arts appliqués, entre artistes et artisans. Ainsi, dans le mouvement Dada et celui du Surréalisme et du Constructivisme russe, un grand nombre d’artistes femmes furent actives et créèrent des œuvres brodées :
« Les artistes impliqués dans le mouvement Dada, le surréalisme et le constructivisme russe croyaient que la fin de la distinction entre beaux-arts et arts appliqués créerait un art pertinent pour tous et infiniment plus riche en lui-même. Bien que les trois mouvements échouèrent manifestement à atteindre leurs idéaux pour différentes raisons historiques, ils ouvrirent un espace aux artistes femmes dans lequel elles purent exercer leurs compétences particulières. De plus, les domaines d’activité traditionnellement réservés à la sphère domestique, précédemment considérés comme indignes d’un artiste des beaux-arts, y trouvèrent une place de choix. » (4)
Mais les artistes hommes ne furent pas en reste. Jean Arp, cofondateur du mouvement Dada à Zurich, fut initié à la broderie par Sophie Taeuber dès 1915 et réalisa plusieurs œuvres brodées dont La symétrie pathétique (Fig.1), une broderie sur canevas datant de 1916-17. Arp appréciait la broderie au-delà d’un simple médium. Il livre son sentiment dans les derniers vers de son poème The Spider Embroiders:
« La broderie est plus naturelle que la peinture à l’huile, les hirondelles brodent le ciel depuis des milliers de siècles, l’art appliqué n’existe pas. » (5)
1 image | Diaporama |
Deux autres artistes hommes ont également apprécié broder. Il s’agit de William Morris en Angleterre et Henry Van de Velde en Belgique. En 1857, Morris brode lui-même au fil de laine sa devise If I Can (
en motifs répétés sur un panneau et, en 1892, Henri Van de Velde choisit la broderie d’application pour créer La Veillée des Anges ( . Les objectifs de leurs mouvements d’appartenance respectifs, le Arts and Crafts et l’Art nouveau, étaient d’ailleurs identiques aux trois mouvements artistiques susmentionnés, en substance, effacer la distinction entre beaux-arts et arts appliqués.2 images | Diaporama |
Plus récemment, les artistes femmes des années 1970 s’emparèrent des travaux d’aiguille, et de la broderie en particulier, pour revendiquer un statut de femme et d’artiste. Ces artistes ont sciemment pratiqué un détournement des techniques filaires pour élaborer des œuvres d’art qui étaient exposées dans l’espace public de la galerie et non plus dans leur espace privé et domestique, dans un acte de subversion. On peut citer Ma collection de proverbes d’Annette Messager en 1974 (
, une anthologie de proverbes misogynes brodés de la main de l’artiste, ou The Diner Party de Judy Chicago en 1979 ( , une installation composée d’une table triangulaire sur un socle en porcelaine présentant trente-neuf couverts dressés sur des chemins de table brodés « collaborativement », dédiés chacun à une figure féminine mythologique.2 images | Diaporama |
Quelques années plus tard, en 1984, à la lueur de ces actions artistiques, Rozsika Parker concluait son ouvrage par l’évidence de la force transformative de la broderie laissant présager de nouvelles évolutions à l’avenir, évolutions dont nous sommes aujourd’hui les témoins :
« Restreintes à pratiquer l’art avec une aiguille et du fil, les femmes ont néanmoins brodé un point subversif – réussissant à créer un sens qui leur était propre dans le médium même qui avait servi à leur inculquer l’effacement de soi.
Pour les femmes d’aujourd’hui, l’histoire contradictoire et complexe de la broderie est capitale car elle révèle que les définitions de la différence sexuelle ainsi que les définitions de l’art et de l’artiste, qui se sont inscrites en défaveur des femmes, ne sont pas des données fixes. Au contraire, si elles ont évolué au cours de siècles, cela signifie qu’elles peuvent encore se transformer dans les années à venir. » (6)
Si aujourd’hui des artistes exposent des œuvres en broderie, c’est peut-être même grâce au fait que Rozsika Parker et son ouvrage avant-gardiste ont agi comme des catalyseurs dans ce domaine.
Acception et usage de la broderie
Avant d’aller plus loin, il nous semble nécessaire de préciser ce que nous entendons par le terme broderie. Le terme est polysémique et recouvre, en français comme en anglais d’ailleurs, les acceptions suivantes : le procédé lui-même en tant que technique et en tant qu’art, l’ouvrage ou l’œuvre ainsi constitués, ou encore l’opérateur, le lieu et l’outil de production. Par extension, la broderie est utilisée au sens figuré dans d’autres domaines, tels la littérature (broder de jolies phrases), la musique (une note brodée est un ornement mélodique) ou l’horticulture (un parterre de broderie).
D’autre part, les éléments impératifs à son élaboration sont un support préalable, une aiguille, du fil et des points.
De l’ensemble de ces informations, nous proposons une définition personnelle et étoffée de la broderie en ces termes : par l’entremise d’une technologie de l’aiguille (ou du crochet de Lunéville) et du fil, la broderie procède par points, à plat ou en relief. Qu’elle soit manuelle ou mécanique, elle est un ajout précédé d’un dessin et nécessitant un support préexistant – intissé, tissé ou canevas – sur lequel seront fixés fils et éventuelles fournitures (perles, paillettes, etc.). Etant donné qu’elle ajoute quelque chose à son support en vue de l’embellir, la broderie est un ornement.
Dans le but de vérifier l’origine du terme, nous sommes remontés à la racine grecque du verbe broder kentein, kentéo qui signifie « aiguillonner, piquer, percer. » (7) Piquer-percer se traduit en anglais par to prick qui vient du vieil anglais tardif prician signifiant « piquer » – aussi bien le doigt que toucher émotionnellement – et est apparenté au substantif prick, exprimant « l’action et le son d’un percement brusquement arrêtés. » (8) Il pourrait ainsi s’agir d’une racine onomatopéique.
Etymologiquement donc, broder signifie piquer et percer. Or, piquer et percer sont les deux premiers temps du geste brodé, auxquels s’en ajoute un troisième qui vient les parachever : fixer ; la boucle ainsi formée permettant de réaliser un point, l’élément de base de la broderie.
En outre, étant donné que de nombreuses techniques utilisatrices de fil ont fait leur apparition dans le champ de l’art contemporain simultanément à la broderie, force est de la dissocier de ces techniques avec lesquelles elle est souvent confondue, en l’occurrence, couture, tissage, tapisserie, dentelle, tricot, crochet, parmi d’autres.
Cette confusion pourrait provenir de l’utilisation de la désignation générique « travaux d’aiguille » ainsi que de caractéristiques communes centrées sur les usages de la technologie du fil, continu ou non, et d’un outil, l’aiguille, pris au sens large.
En effet, la broderie n’est ni la couture, ni le tissage, ni la tapisserie, ni la dentelle, ni le tricot, ni le crochet. Entre elles, la frontière est ténue mais existe. Là où la broderie ajoute, orne et quelquefois répare, la couture assemble, réunit, construit. Le tissage est une opération mathématique qui élabore une structure par l’entremise d’une union des contraires et ne crée de décors qu’intégrés à sa texture mais peut servir de support à la broderie. La tapisserie se pratique soit sur métier - et dérive alors du tissage - soit à l’aiguille - elle devient alors une broderie sur canevas à points comptés. La broderie se rapproche de la dentelle par le punto in aria (ou point en l’air), première étape de la dentelle à l’aiguille. La dentelle au fuseau, par contre, n’a plus de rapport avec la broderie car elle fait usage de nouage et torsade de fils aux doigts, fixés par des fuseaux et maintenus en place par des épingles. Le tricot et le crochet procèdent par boucles, engendrent des surfaces maillées et symbolisent des enveloppes dont le processus est un fil continu prisonnier d’une, deux ou plusieurs aiguilles ou d’un crochet.
La couture, la dentelle et la broderie partagent une progression multidirectionnelle, celle du tissage et de la tapisserie est bidirectionnelle, celle du tricot est verticale et celle du crochet, verticale et latérale.
Et c’est exactement la distinction qu’a opérée David Revere McFadden, commissaire du Museum of Arts and Design de New York, lorsqu’il organisa en 2007 et 2008 les deux expositions consacrées aux techniques du fil dans le champ de l’art contemporain : Radical Lace & Subversive Knitting qui présentait des œuvres en tricot, crochet et dentelle et Pricked: Extreme Embroidery consacrée exclusivement aux œuvres en broderie.
McFadden définit la place de ces œuvres, qui est celle de leur visibilité contemporaine, comme « l’émergence d’un langage artistique pour le nouveau millénaire. » (9) Ce langage est constitué sur la base d’un retour à la matérialité, à la manualité, à la réaffirmation de l’objet, pratiques qui reposent sur des processus concrets défiant la suprématie conceptuelle et virtuelle du modernisme et des technologies :
« Pour les artistes participant à l’exposition Pricked: Extreme Embroidery, le plaisir de faire et la communication du sens sont essentiels dans leur travail. Ces artistes ont choisi la broderie comme le moyen le plus direct de donner vie à leurs visions artistiques. Un retour à la matérialité dans la pratique artistique est présent dans le travail de chaque artiste, il atteste également un changement dans la manière dont l’art interagit dans nos vies. Ces œuvres suggèrent que le réel est capable de renchérir le virtuel, que les activités de faible technologie peuvent être aussi impressionnantes que les systèmes de haute technologie, que les visions personnelles sont aussi valables que les déclarations génériques, et que processus et matériaux inscrivent leur propre sens dans l’art contemporain. » (10)
En ce début de XXIe siècle, des artistes, hommes et femmes, se saisissent de ce nouveau langage dans une grande diversité d’approches pour raconter une histoire à l’antipode des broderies de nos grand-mères. La broderie n’est désormais plus considérée comme un loisir ni une activité typiquement féminine, ni un artisanat dans le champ de l'art, mais comme un art.
La broderie dans une œuvre de Tracey Emin (°1963)
Fig. 6 – Tracey Emin (1963), Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995 (détruite), 1995, Tracey Emin |
En avril 1995, Tracey Emin, alors une artiste peu connue, présentait pour la première fois Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995 à l’exposition Minky Manky organisée par Carl Freedman, un artiste des Young British Artists, à la South London Gallery.
Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995, surnommée The Tent (Fig.6), est une tente dôme hexagonale en tissu de 122 cm de hauteur, portant des inscriptions textiles brodées sur ses parois. Sur les parois externes sont brodés respectivement le titre de l’œuvre, le nom de l’artiste et les dates du titre. Sur les parois internes sont brodées plusieurs rangées de prénoms et noms en lettres monochromes sur fonds polychromes bigarrés qui surmontent des textes manuscrits de différents formats. Au sol, sur une couverture bleu ciel est brodé un syntagme composé de six éléments: With–Myself–AlwaysMyself–NeverForgetting. L’œuvre-tente est maintenue ouverte par ses deux pans attachés.
L’œuvre est munie d’un dispositif d’entrée qui incite le regardeur à venir voir et s’asseoir à l’intérieur (et ce faisant il passe du statut de regardeur à celui de récepteur). Grâce à son mécanisme d’ouverture et sa disposition, l’accès à la tente présente effectivement les aptitudes nécessaires pour capturer et orienter le regard et, partant, impulser une modification de la perception puis de la conduite des regardeurs en direction de l’intérieur de l’œuvre ; en d’autres termes, un admoniteur. Ce seuil invitant à pénétrer, combiné à la lecture du titre qui est un jeu de mots sur le verbe dormir avec/coucher, nous évoque un hymen. Or, le seuil en tant qu’hymen représente un lieu éminemment féminin que le récepteur est amené à franchir en un acte ultime et sacré avant de pénétrer dans l’intimité de l’artiste, de s’y retrouver en immersion.
Dans un premier temps, le dispositif de l’admoniteur oriente le regard en direction de l’intérieur et le regardeur interpellé prend conscience de la nature du seuil. Dans un deuxième temps, s’impose un agenouillement qui plonge le récepteur dans le syntagme brodé sur la couverture du sol. L’admoniteur a fait passer le regardeur de l’espace public d’exposition à l’espace privé de l’œuvre en même temps qu’il le bascule dans le statut de récepteur. Et dans un troisième temps, à l’intérieur même de l’œuvre, en contact direct avec le syntagme, le récepteur se trouve immergé dans l’intime de l’artiste.
Le syntagme brodé au sol constitue le punctum de l’œuvre. Ce punctum en expansion sur trois lignes fait advenir au récepteur la présence de l’auteur principal: l’artiste elle-même et ce point vers lequel elle revient sans cesse, en l’occurrence : WithMyself, AlwaysMyself, son être essentiel, requalifiant ainsi la notion de matrice à laquelle la morphologie labiale du seuil est censée donner accès.
Grâce à son pouvoir d’expansion plus ou moins virtuel et souvent métonymique, le punctum enrichit en ajoutant des couches sémiotiques allant en-deçà et au-delà de l’intention originale, il est narratif. Depuis sa position, le syntagme irradie les noms sur les parois, ce sont les puncta. Ces puncta sont des révélations – les noms propres – et des confidences – les textes écrits à la main. Ils intègrent dans un même objet et un même espace les relations de tous les âges et des deux sexes que Tracey Emin a entretenues dans la sphère plurielle de son intime.
Agenouillé à l’intérieur de l’œuvre sur le punctum, le récepteur se retrouve dans la position d’un confident ou d’un intime. Par la force des émotions, il est emporté dans le cosmos de l’artiste, composé de ces personnes avec qui elle a partagé sa couche, qui ont marqué sa vie, telle une multitude d’étoiles tissant son ciel.
The Tent met en scène cette intimité (et l’origine grecque du mot tente le confirme, skinikos signifiant scénique) tout en étant elle-même le lieu d’hébergement de l’intime, telle une « poche d’intimité qui se déploie » (11) comme dit le philosophe François Jullien dans De l’intime. Loin du bruyant Amour. En entrant dans la tente, cette « conformation du dedans au dehors » deleuzienne, le récepteur s’immerge – c’est le deuxième temps –, dans un espace privé et personnel et se trouve de la sorte absorbé et engagé dans un intime partagé avec lequel son intime entre involontairement ou volontairement en résonance, formant ce « nous » avec l’artiste :
« La barrière qui sépare chacun d’eux de son Dehors, ils l’ont reportée tous deux, d’un même coup de main, au-delà d’eux : la poche d’intimité qu’ils ont ouverte se déploie sur eux comme une tente où s’héberger… L’intime est ce partage souterrain qui n’a même plus besoin de se montrer, de se prouver. On entre dans l’intime, comme on pénètre sous une tente, … qu’on en a, un jour, trouvé et soulevé la portière et qu’un même dais désormais nous recouvre, traçant ce “nous”. » (12)
Ainsi, la tente comme espace mais aussi comme lieu d’un partage de l’intime atteste cette caractéristique de l’immersion mise en exergue par l’esthéticien d’art Bruno Trentini : « L’expérience de l’immersion n’est pas tant l’expérience d’un monde que l’expérience d’une rencontre entre deux mondes. » (13) Car, à partir du moment où le sujet (le récepteur) est confronté à une situation nouvelle, ici immergé sous un dais, au lieu d’avoir la conscience scindée et fragmentaire de la réalité ordinaire, il a son attention focalisée. L’immersion en situation réelle a provoqué une rupture de la conscience du sujet. Elle a créé une unité de conscience, une fusion qui peut, selon François Jullien, se prolonger en un écho inépuisable : « Sous ce dais invisible, même si l’on n’y “fait” rien…, même si l’on n’y “dit” rien…, la ressource de l’intime ne tarit pas : dans cet entre qu’elle ouvre, elle s’“entre-tient”. » (14)
De décembre 1994 à avril 1995, Tracey Emin brode Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995 aidée de quelques amies dans son studio à Londres. Répondant aux questions de la plasticienne et spécialiste d’art contemporain Rebecca Fortnum, Emin confie que « les pièces qu’elle brode de ses mains revêtent un sens différent pour elle. » (15) Autrement dit, ce qu’elle crée manuellement est investi d’une strate sémantique supplémentaire, son geste manifeste l’attention qu’elle porte à ces personnes. Broder les noms équivaut alors pour Emin à un acte de dévotion d’autant plus révélateur qu’il porte la trace de la main de l’artiste. De ce fait, la broderie engage une perception physique et texturale qui participe, voire renforce, la mise en situation de l’intime.
C’est bien en brodant que Tracey Emin est entrée en même temps dans le cercle des Young British Artists, qu’elle s’est fait reconnaître comme artiste contemporaine et, par suite, qu’elle est entrée dans le XXIe siècle. La broderie est bien un art révolutionnaire.