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Peinture - Epoque contemporaine - Europe - Histoire de l'art Carine Fol De l'art asilaire à l'art en marge Conférence
Amateur
Reporticle : 162 Version : 1 Rédaction : 05/10/2006 Publication : 12/02/2016

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2006, 7-12, pp. 279-321).

Conférence de l'Académie royale de Belgique

Fig. 1 – Affiche du vingtième anniversaire d'Art en Marge, 2006, détail d'une oeuvre de Yassir AMAZINE, sans titre, technique mixte, collection Art en Marge.
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Fig. 1 – Affiche du vingtième anniversaire d'Art en Marge, 2006, détail d'une oeuvre de Yassir AMAZINE, sans titre.

C’est un grand honneur de vous parler de l’Art en Marge dans cette prestigieuse institution qui incarne des normes et des valeurs académiques depuis de nombreux siècles.

C'est-à-dire d’œuvres, pour reprendre les termes de Jean Dubuffet, inventeur de la notion et initiateur de la collection d’Art Brut « dont l’auteur a tout tiré (invention et moyen d’expression ) de son propre fond, de ses impulsions et humeurs propres, sans souci de déférer aux moyens habituellement reçus, sans égard pour les conventions d’usage ».

Mon approche et ma pratique à la direction du centre bruxellois de recherche et de diffusion « Art en Marge » depuis 2002, rejoint la pensée de Jean Dubuffet mais s’en éloigne paradoxalement également.

Vous comprendrez mon propos à partir d’une esquisse historique qui retrace la perception de ces productions actuellement souvent regroupées sous le vocable d’art outsider. Elle rassemble des créations plastiques issues du monde de la maladie mentale, du handicap mental, de la mediumnité, et d’artistes autodidactes isolés qui ne s’inscrivent pas dans le circuit culturel officiel. Le placement dans une perspective historique est très éclairant.

Dès le départ je pars de la conviction que certaines de ces productions sont réellement de l’ordre de l’art à part entière. Et que la vision de l’œuvre est fortement induite par le spectateur, pour reprendre une citation d’Harald Szeemann « on n’a jamais dans aucune œuvre d’art, un niveau unique de réalité, mais un niveau dépendant de l’observateur et de la manière de l’observer, qui ne fait que dominer l’autre » (1). Tout dépend du regardeur, dans cette perspective les clivages entre l’art en marge et l’art officiel deviennent d’ailleurs obsolètes (2).

Il est cependant une spécificité inhérente aux auteurs ‘en marge’. A l’inverse des artistes qui assument leur statut et tout ce qu’il implique comme contraintes et relation au public et au monde de l’art, les auteurs que nous présentons ne participent, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement pas à cet establishment culturel. Cela rend la tâche du commissaire d’exposition d’autant plus délicate et périlleuse. Ces expressions nous poussent constamment à des remises en question des limites de notre recherche et la relation aux auteurs nécessite une très grande humilité.

La fascination pour les productions qui se situent en marge du circuit culturel officiel remonte à l’époque romantique mais c’est surtout au début du vingtième siècle que l’art asilaire sera abordé par des psychiatres fascinés et touchés par les productions de certains pensionnaires. Dans un premier temps ce sont donc surtout ces expressions qui sont prises en compte.

Fig. 2 – Vue des salles du cabinet du Dr Charles Ladame à l'asile de Bel-Air, 1925, photo Collection de l'Art Brut, Lausanne.
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Fig. 2 – Vue des salles du cabinet du Dr Charles Ladame à l'asile de Bel-Air, 1925.
Fig. 3 – Adolf WÖLFLI, Saint Adolf mordu à la jambe par le serpent, 1921, crayons de couleur, 68 x 51 cm, collection de l'Art Brut, Lausanne ; Adolf Wölfli dans sa cellule, photo collection de l'Art Brut, Lausanne.
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Fig. 3 – Adolf WÖLFLI, Saint Adolf mordu à la jambe par le serpent, 1921, crayons de couleur, 68 x 51 cm ; Adolf Wölfli dans sa cellule.

Certains psychiatres comme le Docteur Ladame (1925) à l’asile de Bel-air à Genève transformèrent leur cabinet en véritable cabinet de curiosités dans lequel se côtoient des productions de pensionnaires et autres curiosités.

Il est indéniable que les psychiatres tels que Walter Morgenthaler et Hans Prinzhorn ont fortement contribué à la reconnaissance et à l’appréciation de ces œuvres par le monde de l’art en ce début de vingtième siècle.

Pour exemple le Dr. Walter Morgenthaler qui accorde une attention particulière à l’œuvre d’Adolf Wölfli (1864-1930) et lui consacre une monographie intitulée Ein Geisteskranken als Künstler (1921) (3). Il s’agit de la première monographie consacrée à un artiste malade mental. L’on comprend la fascination du médecin pour les productions créatives de son patient de l’hôpital de la Waldau, près de Berne, mais à l’époque la publication, cet ouvrage suscite la polémique dans le monde médical.

L’œuvre de cet homme agité interné pendant plus de trente ans de son existence suite à des attouchements sur des enfants est immense et intense : elle comprend 25.000 pages où se déploient des compositions graphiques, des partitions musicales ainsi que des instruments à vent, et des créations littéraires. Son autobiographie, calligraphiée et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, fait une pile de près de 2 mètres.

Dans ses textes il prend des libertés avec le code orthographique. Il change de caractère dans le cours des mots, en passant du romain au gothique, ou à des lettres de son invention. Les mots sont sujets à d’étranges manipulations. Wölfli accumule les majuscules, redouble certaines consonnes, commet sciemment des fautes qui contrarient l’intelligibilité et qui opacifient la graphie.

Wölfli est diagnostiqué comme schizophrène. Ses œuvres aux compositions abondantes et remplies semblent dès lors répondre à une caractéristique formelle que l’on retrouve chez beaucoup d’artistes (surtout schizophrènes) nommée « horror vacui » - la peur du vide, qui mène au remplissage total de la page du dessin, de la broderie…

Il est obsédé par les chiffres astronomiques, qui lui permettent de jongler avec d’immenses espaces imaginaires et va jusqu’à en inventer de nouveaux, comme Regonif, Suniff, Teratif.

Il ne s’agit pas ici d’un exemple d’art psychotique mais bien d’une œuvre due à un artiste exceptionnel frappé par la psychose. Adolf Wölfli a développé une véritable œuvre encyclopédique.

Fig. 4 – Hans Prinzhorn.
Photo Collection Prinzhorn, Heidelberg.Fermer
Fig. 4 – Hans Prinzhorn.

Peu après ce premier ouvrage pionnier un autre psychiatre, le Dr.Hans Prinzhorn publie son livre « Bildnerei der Geisteskranken » (« Expressions de la folie »), dans lequel il accorde une dimension esthétique aux œuvres de certains malades mentaux (4). Selon lui aucun trait spécifique ne distingue l’art d’un fou de celui d’un auteur normal. Il s’agit de l’étude scientifique des œuvres de la collection permanente constituée à Heidelberg. D’après Prinzhorn qui est psychiatre mais également historien de l’art et chanteur, ces œuvres naissent d’une impulsion immédiate qu’il nomme « Gestaltung », le besoin de mettre en forme. Elles témoignent de ce besoin qu’ont certains patients, de s’extérioriser en moment de crise, de cette tension dans la condition particulière de l’internement. Ce qui frappe dès les premières pages de ce remarquable ouvrage, c’est l’approche à la fois artistique, philosophique et psychanalytique des expressions asilaires. Il souhaite s’adresser à un public beaucoup plus large que le monde des psychiatres. Ses vues choquèrent d’ailleurs certains milieux conservateurs médicaux et artistiques mais étaient accueillies avec enthousiasme par les milieux artistiques d’avant-garde : Kubin, Klee, Ernst, Hesse entre autres, étaient en possession du livre dès sa parution. Prinzhorn fréquente les milieux d’avant-garde munichois – où se distingue notamment le groupe Phalanx, formé entre autres de Wassily Kandinsky, d’Alexej von Jawlensky et l’Alfred Kubin (5).

Pour lui il n’existe par conséquent pas d’art psychopathologique stricto sensu, « le phénomène artistique et l’activité créatrice demeurent hors d’atteinte de la maladie mentale, ce qui signifie que la frontière entre l’art non culturel et l’art culturel ne saurait être seulement de nature esthétique. » (6).

L’impressionnante collection Prinzhorn, dont une partie fut présentée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi en 1996 dans l’exposition « la beauté insensée », peut désormais être visitée en permanence au sein du musée qui a ouvert ses portes en 2001 sur le campus universitaire de Heidelberg. Le musée abrite une des plus riches collections d’art asilaire au monde et contient des œuvres d’artistes devenus, par l’intermédiaire de Jean Dubuffet, des figures majeures de l’Art Brut. Leurs parcours existentiels sont souvent poignants.

Pour exemple Heinrich-Anton Müller (1865-1930) français d’origine, il épouse une Suissesse et s’installe dans le canton de Vaud. Il travaille dans les vignes et se révèle un bricoleur ingénieux : il invente une machine à tailler les plants de vigne en vue de les greffer, pour laquelle il obtient une patente en 1903. Deux ans plus tard il omet de payer la taxe annuelle du document. L’invention est exploitée par d’autres, et Müller tombe dans un état de désespoir. Il délaisse sa famille et erre dans les vignes, son comportement s’aggrave et il est enfermé en 1906 dans l’asile psychiatrique de Münsingen, près de Berne. Son internement reste sans diagnostic jusqu’à sa mort. En plus de machines, il réalise des dessins sur les murs des chambres de l’asile puis sur des pièces de carton ou sur du papier kraft assemblés par des points de couture. Il lui arrive de mouiller ses dessins, ce qui leur donne un aspect un peu délavé de la fresque.

Fig. 5 – Heinrich Anton MÜLLER, L'homme aux mouches et le serpent, entre 1925 et 1927, crayons de couleur, 57,5 x 42,5 cm, Collection de l'Art Brut, Lausanne.
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Fig. 5 – Heinrich Anton MÜLLER, L'homme aux mouches et le serpent, entre 1925 et 1927, crayons de couleur, 57,5 x 42,5 cm.
Fig. 6 – Heinrich Anton MÜLLER, Deux visages, entre 1917 et 1922, crayon noir et craie, 78 x 82 cm, Collection de l'Art Brut, Lausanne.
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Fig. 6 – Heinrich Anton MÜLLER, Deux visages, entre 1917 et 1922, crayon noir et craie, 78 x 82 cm.

Le dessin L’homme aux mouches et le serpent, crayons de couleur sur papier à dessin, créé entre 1925 et 1927, semble la visualisation d’une hallucination, dont les motifs rappellent le passé de vigneron de l’artiste. Il travaille surtout avec des crayons à la mine de plomb, des craies blanches et donne naissance à un bestiaire imaginaire.

Sa manière de représenter les figures et les visages est déconcertante. Il conjugue des éléments très réalistes avec certaines schématisations hardies, il change d’échelle, varie de point de vue. Dans certains dessins où il représente deux yeux de face dans un visage de profil.

Ce type de représentation nous rappelle certains masques africains qui ont inspiré des mouvements d’avant-garde comme le cubisme, le futurisme. A l’inverse de ces expressions accompagnées d’une intention formelle consciente, les créations d’art premier et d’Anton Müller, n’entendent nullement proposer quelque savante réorganisation du système de figuration.

Le visage et la tête sont des sujets récurrents dans l’art asilaire et l’art outsider. Il s’agit véritablement du reflet de l’âme (7). Elle touche l’essence même de l’être et du moi. Comme l’explique Michel Thevoz dans son ouvrage consacré à l’Art Brut, le visage est la première image qui se constitue et qui se stabilise dans le champ visuel de l’individu (8).

Comme nous l’évoquions déjà, les œuvres de la collection Prinzhorn ont influencé nombre d’artistes d’avant-garde du début du vingtième siècle. La plupart d’entre eux ne lisant pas l’allemand ont surtout été impressionnés par les œuvres reproduites, ainsi le poète surréaliste Paul Eluard disait qu’il s’agissait du « plus beau livre d’images » (9). A cette époque, pendant les premières décennies du 20ième siècle, toutes les normes de l’art traditionnel furent abolies, beaucoup de tabous furent cassés … et les artistes se ressourçaient dans des mondes jusque là inconnus. L’évolution du modernisme européen et l’intérêt croissant pour les arts primitifs, les dessins d’enfants et des malades mentaux ne peut s’analyser qu’en regard des développements et de l’évolution de la psychiatrie, de l’anthropologie, de la philosophie et de la situation politique et sociale.

Fig. 7 – August NATERER, Le berger miraculeux, vers 1919, crayon et gouache sur carton aquarellé, 24,5 x 19,5 cm, collection Prinzhorn, Heidelberg ; Max ERNST, Oedipe, couverture pour un numéro spécial des Cahiers d'art, 1937, Collage.
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Fig. 7 – August NATERER, Le berger miraculeux, vers 1919, crayon et gouache sur carton aquarellé, 24,5 x 19,5 cm ; Max ERNST, Oedipe, couverture pour un numéro spécial des Cahiers d'art, 1937, Collage.

Certains exemples d’influence formelle sont édifiants. C’est le cas de cette œuvre de l’artiste Max Ernst, inspirée d’une œuvre de Neter – de son vrai nom August Naterer (1868- ?) intitulée Le berger miraculeux, avant 1919.

Dans les dessins de Neter qui correspondent, d’après Prinzhorn, « tout à fait à son profil psychologique, (crises de schizophrénie avec expérience hallucinatoire), le trait est toujours d’une grande précision dans la sobriété, comme dans un dessin technique. Il dépeint des visions antérieures de six ans. Nous constatons sans cesse que les schizophrènes ont une mémoire tout à fait extraordinaire pour des expériences qui ont eu de l’importance pour eux. » (10).

Alors que cet exposé ne souhaite pas s’attarder sur les approches symptomatologiques et stigmatisantes de l’art asilaire, il est un épisode tragique de l’histoire qui est édifiant.

L’exposition « Entartete Kunst » organisée dans de nombreuses villes allemandes de 1933 à 1936 par le régime Nazi. Ces expositions confrontaient des œuvres de malades mentaux à des œuvres d’artistes d’avant-garde qui ne répondaient pas aux préceptes de l’art nazi qui prônait la supériorité mentale et raciale. Cet atroce épisode tente à prouver que le regard que l’on porte sur une œuvre peut aussi être un moyen de propagande sans pour autant que l’artiste soit directement concerné.

Fig. 8 – Jean Dubuffet, 1943, Paris.
Photo Fondation Jean Dubuffet.Fermer
Fig. 8 – Jean Dubuffet, 1943, Paris.

Un épisode fondamental dans l’évolution de la perception de l’art asilaire est évidemment dû à l’artiste français Jean Dubuffet (1901-1985).

Sans lui le public n’aurait certes pas découvert autant d’œuvres exceptionnelles. Resituons la chose dans son époque. En 1945 ce fils de négociant en vin du Havre, décide de se lancer dans une carrière d’artiste, après deux tentatives non concluantes précédentes. Il entame parallèlement à sa propre carrière, la recherche de créations et l’élaboration de sa collection d’Art Brut.

D’après sa définition, cet art réunit des ouvrages artistiques tels que peintures, dessins, statues et statuettes, objets divers de toutes sortes, ne devant rien (ou le moins possible) à l’imitation des œuvres d’art qu’on peut voir dans les musées, salons et galeries, mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à l’invention la plus spontanée et personnelle ; des productions dont l’auteur a tout tiré (invention et moyen d’expression ) de son propre fond, de ses impulsions et humeurs propres, sans souci de déférer aux moyens habituellement reçus, sans égard pour les conventions d’usage. » (11)

Il entreprend un voyage initiatique dans l’univers de l’Art Brut en juillet 1945 en Suisse.

Lors de ce périple il visite des hôpitaux psychiatriques, des prisons, des musées et rencontre diverses personnalités suisses qui l’aident dans ses recherches. Sa vision de l’Art Brut se précise de plus en plus à la lumière de ses découvertes et il exclut de son programme les travaux relevant de la tradition, à savoir, l’art naïf, populaire et enfantin. « L’artiste naïf, selon la définition la plus courante, est un artiste autodidacte, issu généralement d’un milieu populaire, ne possédant qu’une culture rudimentaire, ou du moins étrangère à la culture des « cultivés ». Sa production artistique s’effectue en dehors du circuit normal de diffusion : galeries, salons, musées – du moins à l’origine. Quant à son style, on y sent le parti de rendre minutieusement la réalité, sans pour autant s’assujettir aux canons de la figuration conventionnelle, ce qui l’apparente au réalisme enfantin. Paradoxe essentiel du peintre naïf : son incapacité – très féconde – à se conformer à des principes académiques qu’il prétend pourtant faire siens. » (12).

Cette définition de l’Art Brut répond à la révolte de Jean Dubuffet face à l’art culturel dont les œuvres sont, d’après lui «influencées par l’art classique, elles visent à faire partie de cet art, empruntent les mêmes moyens et l’imitent en tout du mieux qu’elles peuvent … » (13).

Son approche comporte deux caractéristiques :

  • Sociale : les auteurs sont des marginaux, réfractaires au dressage éducatif et au conditionnement culturel, retranchés dans une position d’esprit rebelle à toute norme et à toute valeur collective ;
  • Esthétique : les œuvres sont indemnes d’influences venant de la tradition artistique ou de la mode, elles mettent en application des techniques et des procédures de figuration inventées de toutes pièces par leur auteur.

Il est intéressant de savoir que Jean Dubuffet visita de nombreux hôpitaux psychiatriques et qu’il connaissait évidemment la collection de l’hôpital de Heidelberg et les recherches de Hans Prinzhorn. Ses critères de sélection ne sont cependant pas les mêmes que ceux du psychiatre allemand. Et bien qu’ils partagent tous les deux la conviction que ces œuvres ont une réelle valeur artistique, leur approche est très différente. L’intérêt de la collection de Dubuffet consiste dans ce rassemblement hétéroclite d’art asilaire mais également d’autres types de créateurs : artistes médiumniques, autodidactes isolés, bâtisseurs. C’est toute la richesse de son approche et la complexité du sujet. C’est lui qui fixe les limites.

Car l’Art Brut est l’œuvre d’une personne, d’un artiste collectionneur qui a fortement marqué son époque mais également tout ce créneau de l’art outsider. Aujourd’hui encore nous subissons cet héritage.

Pour lui «il n’y a pas d’art des fous, il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou». Cette formule choc a marqué son temps et reste encore actuellement emblématique de l’approche anti-psychiatrique de Dubuffet face à ces expressions.

Entouré de quelques personnes comme André Breton (l’écrivain surréaliste) et Jean Paulhan, Jean Dubuffet fonde la Compagnie de l’Art Brut à Paris en 1948.

Il publie également des « Fascicules de l’Art Brut » dans lesquels il décrit les œuvres des auteurs. Après la dissolution de la première compagnie de l’Art Brut en 1951, la collection part à New-York chez son ami peintre Alfonso Ossorio. En 1962 est constituée la deuxième Compagnie de l’Art Brut et l’association prend de l’ampleur. Désireux d’assurer un avenir à ses collections il décide en 1970 d’en faire donation et de les rendre accessibles au public. Il choisit la Suisse et la Ville de Lausanne qui accepte l’offre avec plaisir.

Il est vrai que les tribulations brutes de Dubuffet débutèrent en Suisse et que plusieurs représentants majeurs de l’Art Brut sont d’origine helvétique.

Mais il faut également indiquer le fait que Jean Dubuffet a reçu des propositions de Beaubourg pour reprendre la collection. Cela ne lui convenait cependant pas du tout, car il souhaitait créer une sorte d’anti-musée, et ne voulait pas que sa collection soit engloutie dans une grande machine du circuit culturel officiel.

Depuis les temps ont bien changé et il est intéressant de mentionner le périple de la collection de l’Aracine. Cette association est créée en France peu après l’ouverture de la collection de l’Art Brut à Lausanne, en partie par frustration de ne pas avoir pu garder cette collection en France.

L’on y retrouve beaucoup d’auteurs découverts par Jean Dubuffet mais également des découvertes d’auteurs plus récents. En 2008 le public découvrira les œuvres de la collection dans une nouvelle aile du Musée d’art Moderne de Villeneuve d’Ascq construite à cet effet. Bien que les initiateurs de cette collection, entre autres Madeleine Lommel, ne sont pas en paix avec leur conscience, il est indéniable que cette évolution marque l’air du temps. L’Art Brut fait son entrée dans le circuit de l’art officiel.

Jean Dubuffet a toujours été entouré de personnes qui ont prolongé sa pensée parfois radicale et qui ont surtout défendu ces auteurs exceptionnels avec conviction.

Il est intéressant d’évoquer la relation tumultueuse avec André Breton qui est un « hôte d’honneur » dans l’aventure de Jean Dubuffet. Ces deux très fortes personnalités allaient cependant se quereller. Le litige intervient au moment de la dissolution de la première compagnie de l’Art Brut , lorsque Dubuffet décide d’envoyer l’ensemble de la collection chez son ami Alfonso Ossorio aux USA. Le point névralgique du désaccord se situe sur un plan idéologique, et concerne leur conception artistique respective de la folie créative.

Alors que Dubuffet oblitère la folie des créateurs aliénés, Breton pour sa part la considère comme un faire valoir. Pour le premier l’œuvre d’Aloïse représente une magnifique création d’Art Brut pour le deuxième il constitue un cas extraordinaire de l’art des fous. Il parle entre autres dans son article l’art des fous la clef des champs », d’art des fous, alors que Dubuffet aborde chaque production qu’il catégorise comme Art Brut comme une procédure alternative. Bien que Dubuffet écrit "l’art, nous voulons dire le seul qui mérite ce nom, procède toujours d’états d’esprit fort cousins de la manie et du délire ». et qu’il reconnaisse à la démence une « valeur positive, très féconde et très utile » en matière d’expression il lui accorde une attention limitée, et voue plus d’intérêt à l’ouvrage en question. Les écrits de Dubuffet sont d’ailleurs de l’ordre de la polémique, du pamphlet et de la poésie philosophique.

Fig. 9 – Adolf WÖLFLI, La Salle de bal de Saint Adolf, 1916, crayons de couleur. Lausanne, Collection de l'Art Brut.
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Fig. 9 – Adolf WÖLFLI, La Salle de bal de Saint Adolf, 1916, crayons de couleur.

Certains auteurs de la collection Prinzhorn se retrouveront plus tard dans la collection de l’Art Brut de Jean Dubuffet. Leurs œuvres y acquièrent un autre statut et font l’objet d’une nouvelle lecture. Adolf Wölfli est un exemple emblématique. Michel Thévoz, directeur de la collection de l’Art Brut à Lausanne dès son ouverture jusqu’en 2000, ne partage pas l’analyse de Hans Prinzhorn de l’œuvre de Wölfli.

Pour lui la caractéristique stylistique de l’ ‘horror vacui‘, la ‘peur du vide’, « est à mettre en relation avec la situation concentrationnaire qui a été la sienne. Dans les compositions les plus chargées, on a le sentiment que le traitement de l’espace n’a pas procédé d’une construction souveraine, mais de l’investissement progressif et continu de tous les intervalles disponibles. Au fur et à mesure que ceux-ci se sont restreints, les figures se sont faites plus petites, ce qui explique sans doute les curieuses variations d’échelle et d’orientation.(…) ».

Fig. 10 – Aloïse CORBRAZ, Sans titre, avant 1964?, crayon de couleur et fil sur papier Kraft.
Photo Musée d’art moderne, Communauté urbaine de Ville, Villeneuve d’Ascq, coll. de l’Aracine.Fermer
Fig. 10 – Aloïse CORBRAZ, Sans titre, avant 1964?, crayon de couleur et fil sur papier Kraft.

L’interprétation de l’œuvre d’une des principales artistes femmes de la Collection de l’Art Brut, Aloïse Corbaz (1886-1964) est également induite par cette approche résolument artistique et non psychiatrique.

Son parcours existentiel nous replonge dans l’horreur des internements psychiatriques abusifs.

A la suite d’une déception sentimentale, elle s’expatrie en 1911 et occupe des postes d’institutrice et de gouvernante, à Leipzig, à Berlin et ensuite à Potsdam. Elle eut alors l’occasion de rencontrer Guillaume II, dans des circonstances qui restent obscures, et elle s’éprit vivement de lui. Ses scrupules religieux et son sentiment d’infériorité l’inclinèrent à vivre sa passion amoureuse dans l’imaginaire. La guerre l’oblige à retourner à Lausanne. Elle manifeste alors des sentiments religieux, pacifistes et humanitaires avec tant d’emportement et passe par des crises d’agitation qui la firent interner en 1918 à l’Asile de Cery-sur-Lausanne, puis à l’asile de la Rosière, à Gimel-sur-Morges.

Dans ses premières années d’hospitalisation, Aloïse traverse une période d’autisme. Elle commence ensuite à dessiner et à écrire, en cachette. A cette époque la quasi totalité de sa production est détruite. Ses dessins seront recueillis et conservés par la suite grâce à l’attention de deux médecins : Hans Steck et Jacqueline Porret-Forel qui a soigné Aloïse en tant que médecin généraliste, et qui a réussi à établir avec elle des liens d’amitié.

Aloïse utilise de préférence des crayons de couleurs d’écoliers, puis des craies grasses, et se sert également de suc de pétales et de feuilles. Le support est le plus souvent du papier kraft qu’elle récupère et ravaude, et dont elle coud fréquemment les pages entre elles afin de les assembler. Elle dessine sur le recto et le verso des feuilles et enrichit également ses compositions de divers collages. Toute sa production est habitée par la figure idéale du couple où les grandes amoureuses de l’histoire – Juliette, la Traviata ou Manon Lescault – tiennent un rôle de premier ordre.

Jacqueline Porret-Forel a décrypté l’œuvre et la cosmogonie d’Aloïse qu’elle qualifie de « Théâtre de l’Univers ». Et elle ajoute « elle n’était pas du tout folle, bien moins en tout cas que tout le monde le croyait. Elle simulait. Elle était guérie depuis longtemps. Elle s’était guérie elle-même par le procédé qui consiste à cesser de combattre le mal et entreprendre, tout au contraire, de le cultiver, de s’en servir, de s’en émerveiller, d’en faire une raison de vivre passionnante. » (15).

Lorsque Dubuffet aborde le travail d’Aloïse il met en question sa folie et rejoint l’approche de Jacqueline Porret-Forrel : « On peut penser que cet habitat (l’asile) ne la contraria pas plus qu’un autre ; en fin de compte il lui laissait le loisir d’élaborer son œuvre et c’était certainement pour elle la seule chose qui comptât. (...)

Il semble bien que dans la suite de sa vie ce fut ce délire lui-même, amplement cultivé, qui lui procura un admirable épanouissement et s’il faut dans le cas d’Aloïse parler de folie (je n’en suis pas sûre), nous assistons en tout cas à une forme de guérison provoquée non pas par des thérapeutiques faisant obstacle au délire, mais au contraire par le libre cours offert à celui-ci et par sa floraison heureuse. (…) Dans ses dessins et ses poésies elle créé une mythologie personnelle et un monde peuplé de personnes appartenant à son entourage transposés sur un plan mystique-mystagogique qui avait envahi et obsédé toute la pensée d’Aloïse. » (16).

Cette interprétation tente à placer la création sur un autre niveau qui transcende la condition de vie et de pathologie des auteurs.

Fig. 11 – Carlo [ZINELLI], Personnages, 1964, gouache, 70 x 50 cm.
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Fig. 11 – Carlo [ZINELLI], Personnages, 1964, gouache, 70 x 50 cm.

Le vingtième siècle connaît une évolution des conditions d’internement et des conditions de création. L’artiste Italien CARLO (ZINELLI) (1916-1974) a pu créer dans un atelier non directif fréquenté par quelques malades.

Il présente des troubles psychiques importants dès qu’il commence son service militaire dans la section des chasseurs alpins. En proie à des délires de persécution, Carlo est interné à l’hôpital San Giacomo de Vérone en 1947. Placé dans une division de patients très agités, il se réfugie dans la musique, puis dans le dessin à partir de 1957. Carlo grave depuis deux ans, à la sauvette, sur les murs de l’hôpital, à l’aide d’un caillou pointu, lorsqu’il est admis à l’atelier de peinture et de sculpture créé dans l’établissement. Il peut alors donner libre cours à son talent artistique. Ses compositions au nombre de deux mille environ, sont réalisées principalement à la gouache, peintes au recto et au verso, de manière ininterrompue, comme s’il ne devait pas perdre le fil d’une narration intérieure fébrile. Elles sont encombrées de silhouettes humaines (petits curés) – figurant souvent par groupe de quatre – ainsi que d’animaux représentés selon des points de vue multiples. Carlo assortit ses œuvres de collages et d’inscriptions, dialogue avec interlocuteur imaginaire.

« Comme bien d’autres artistes d’Art Brut, Carlo provient d’une famille modeste et a eu une instruction des plus rudimentaires. Plus encore il a subi une fracture existentielle née d’un choc ou d’un conflit, en l’occurrence l’expérience de la guerre. Il ne s’en est jamais remis et est devenu un exilé intérieur perpétuel. » (17).

Lors d’un colloque sur l’Art Brut, dans le cadre de l’exposition Gaston Chaissac à Paris, Flavia Pesci qui travaille au catalogue raisonné de l’œuvre de Carlo a plaidé pour une révision de la qualification et de la notion de l’Art Brut. D’après elle Carlo ne doit plus être situé dans cette catégorie.Cette approche tente à prouver le dépassement des clivages entre art brut et art culturel.

Une autre catégorie importante de la collection de l’Art Brut sont les œuvres d’artistes médiumniques.

Fig. 12 – Madge GILLL, Sans titre, encre sur papier (détail d'un calicot).
Photo Collection de l’Art Brut, Lausanne.Fermer
Fig. 12 – Madge GILLL, Sans titre, encre sur papier (détail d'un calicot).

MADGE GILL (1882-1961) est initiée au spiritisme et à l’astrologie à partir de 1903. Quelques années plus tard elle se met à dessiner, tricoter et écrire, « guidée par une force invisible ». Elle se sent poussée à réaliser des dessins sur calicot ou sur carton avec de l’encre ou du stylo à bille, travaille de jour et surtout de nuit, en état de transe, protégée par un esprit qu’elle appelle « Myninerest ». Ses œuvres sont parfois de la dimension d’une carte postale mais peuvent atteindre dix mètres de largeur.

Sa production fait l’objet d’expositions mais Madge Gill refuse obstinément de vendre ses compositions car, explique-t-elle, elles ne lui appartiennent pas. A sa mort, des centaines de dessins sont retrouvés à son domicile, empilés dans des placards ou placés sous son lit. Un visage féminin coiffé d'un chapeau se répète de manière obsessionnelle dans son œuvre, surgissant dans des architectures imaginaires où se multiplient escaliers, damiers et colonnes représentés selon des points de vue différents (18).

Ses tricotages, ses écrits « inspirationnels » ainsi que ses grands dessins à l’encre de Chine sont réalisés sur de longs rouleaux d’étoffe, qui allaient jusqu’à 11 mètres de largeur. Son fils avait confectionné un dispositif de bobines qui permettait de dérouler la toile au fur et à mesure de son travail, dont elle n’avait jamais de vue d’ensemble. Elle dessinait d’ailleurs dans une semi-obscurité. (19)

Il est bien de situer ces pratiques dans leur époque et de rappeler que le spiritisme est une croyance aux communications possibles entre les vivants et les morts par le truchement des médiums. Il est apparu vers le milieu du 19ème siècle, et il connut aussitôt une vogue extraordinaire, surtout dans les milieux populaires, chez les ouvriers et les paysans. Sous la main des adeptes, les tables se mirent à tourner et à retentir de bruits étranges. Puis elles délivrèrent des messages et répondirent aux questions par des coups dont le nombre correspondaient aux lettres de l’alphabet.

Il y a donc une sorte de communication entre les inconscients dans le spiritisme comme dans l’Art Brut, et c’est ce qui explique leur accointance. Comme l’explique Michel Thévoz, nous parlons d’ « inquiétante étrangeté » : tout en nous dépaysant l’Art Brut nous implique intimement.

Lorsque la création d’art brut a lieu dans un milieu spirite elle esquisse une forme de participation collective et d’échange symbolique qui est justement aux antipodes de la culture instituée, par l’atomisation individuelle et les clivages sociaux. » Le théoricien de l’Art Brut parle de « quelque chose d’autre que la culture » plutôt que d’une « autre culture » (20).

Fig. 13 – Augustin LESAGE, Sans titre, 1923, huile sur toile, 212 x 144 cm.
Photo Musée d’art moderne, Communauté urbaine de Ville, Villeneuve d’Ascq, coll. de l’Aracine.Fermer
Fig. 13 – Augustin LESAGE, Sans titre, 1923, huile sur toile, 212 x 144 cm.

L’exemple d’Augustin LESAGE (1976-1954) est édifiant. Issu d’une famille de mineurs, il exerce à son tour ce métier dans le Pas-de-Calais. A 35 ans, travaillant au fond de la mine il entend une voix qui lui annonce : « Un jour, tu seras peintre ! ».

Il n’en dit mot à personne. Quelques mois plus tard, au cours de séances de spiritisme. Lesage reçoit divers messages semblant confirmer cette vocation et réalise des dessins « dictés » par les défunts. Il se livre ensuite à la peinture et abandonne son métier de mineur en 1925 pour se consacrer entièrement à la peinture jusqu’à sa mort.

Constitué de 800 pièces, l’œuvre de Lesage présente des constructions architecturales imaginaires où le principe de symétrie joue un rôle dominant.

Lesage laisse l’initiative à des forces que n’appartiennent pas à son champ de conscience ; cependant, même quand ces forces se sont concrétisées par des peintures, il persiste à les tenir pour étrangères à sa propre personnalité, si bien qu’il n’a pas à endosser de paternité artistique (21).

Cet élément fascine Jean Dubuffet qui trouve là une preuve de la pureté et de la nécessité impérieuse de l’auteur de créer sans volonté de s’inscrire dans des courants artistiques patentés.

Fig. 14 – Le palais idéal du Facteur CHEVAL, Hauterives, France.
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Fig. 14 – Le palais idéal du Facteur CHEVAL, Hauterives, France.

Il retrouve cette même relation à la création chez les bâtisseurs, dont le plus connu est incontestablement LE FACTEUR CHEVAL (1836 – 1924).

Ferdinand Cheval facteur aux postes d’Hauterives rêve lors de ses tournées quotidiennes d’un palais. Un jour de 1879, il remarque une étrange pierre et décide de bâtir en autodidacte son « palais idéal ». Il construira ce palais de 1879 à 1921.

Pendant 30 ans, il ramasse des pierres qu’il rapporte avec une brouette et se fait maçon, architecte, visionnaire. L’édifice rassemble des personnages historiques ou légendaires, des animaux, des plantes, réunit des connaissances hétéroclites auxquelles se mêle une grande part imaginaire. Ferdinand Cheval sculpte un labyrinthe de galeries et d’escaliers auquel il donne l’aspect d’une grotte. Il a apposé une inscription sur le monument : « Tout ce que tu vois, passant, est l’œuvre d’un paysan. D’un songe j’ai sorti, la reine du monde. ».

Les bâtisseurs tels Cheval éprouvent une exaltation dans la création d’un tel ouvrage, la réaction des gens et même la survie de leur œuvre n’est pas du tout comparable à celle des artistes professionnels.

Fig. 15 – Slavko Kopac, Michel Thévoz et Jean Dubuffet à la Collection de l'Art Brut à Lausanne.
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Fig. 15 – Slavko Kopac, Michel Thévoz et Jean Dubuffet à la Collection de l'Art Brut à Lausanne.

Revenons à l’histoire de la Collection de l’Art Brut. En 1972, ouverture à Lausanne dans le Châteeu de Beaulieu. Une telle présentation voulait constituer une mise à l’épreuve de l’institution muséale car les artistes non-professionnels dont les œuvres sont présentées dans cet anti-musée, apportent la preuve que tout individu est un créateur en puissance et que ses facultés d’expression sont étouffées par le dressage éducatif.

Et alors que le souhait pieux de Michel Thévoz et de Jean Dubuffet était de parié sur la puissance contestatrice de ces créations dissidentes, l’ouverture de ce lieu participe incontestablement à un phénomène de promotion officielle auquel ils se montrent par ailleurs réfractaires (22).

C’est là tout le paradoxe de l’Art Brut !

Suite à cette ouverture le succès et l’intérêt pour ces expressions ne cessa de croître. Les influences d’artistes bruts sur les artistes contemporains se comptent par dizaines.

Fig. 16 – Machine d'Heinrich Anton MÜLLER ; Jean TINGUELY, Moulin à prières III, 1954, bois, montants métalliques et fils de fer, 50 x 40 x 30 cm, collection privée.
Photo Collection de l’Art Brut, Lausanne.Fermer
Fig. 16 – Machine d'Heinrich Anton MÜLLER ; Jean TINGUELY, Moulin à prières III, 1954, bois, montants métalliques et fils de fer, 50 x 40 x 30 cm.

Bien avant l’ouverture de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, avec sa compagne Niki de Saint-Phalle qui lui fit découvrir l’Art Brut, l’artiste Suisse Jean Tinguely vouait une véritable fascination pour les auteurs et leurs œuvres.

Dans le « cyclope » qu’il construit dans un bois près de Fontainebleau il intégra des œuvres de Podesta un de ses auteurs favori. Mais celui qui inspira fondamentalement son œuvre est Heinrich Anton Müller et ses machines. Il lui rendit hommage par son œuvre.

Fig. 17 – Arnulf RAINER, übermalung sur une oeuvre de Johann HAUSER, 1994.
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Fig. 17 – Arnulf RAINER, übermalung sur une oeuvre de Johann HAUSER, 1994.

A l’instar de Jean Dubuffet, l’artiste autrichien Arnulf Rainer est un farouche défenseur de cet art qu’il collectionne depuis les années 60. Il trouve dans ces œuvres une zone psychique qui lui offre la force de se libérer et de se déchaîner et lui permet d’atteindre un état élémentaire de la création au même titre que la prise de drogue. Rainer se sert de sa collection d’art asilaire comme matériel d’études. Et il rejoint les surréalistes quand il simule un état de démence dans sa démarche créatrice. « Chez les malades, il s’agit d’une régression dans les premiers stades archaïques. Chez l’artiste, comme dans mon cas, il s’agit d’une plongée consciente, d’une saisie de cette première étape antérieure. ».

Mais Rainer va encore plus loin et collabore avec certains artistes du Haus der Künstler à Gugging. Une autre ressemblance frappe d’ailleurs le spectateur lorsqu’il découvre les « Übermalungen » de Rainer, les dessins de Max, un des artistes vivant là.

Il a recouvert ainsi des œuvres d’artistes insiders et outsiders comme Johann Hauser, qu’il considère véritablement comme un des artistes les plus importants du 20ème siècle.

Fig. 18 – Affiche d'Art en Marge, 1991, réalisée par Serge DELAUNAY.
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Fig. 18 – Affiche d'Art en Marge, 1991, réalisée par Serge DELAUNAY.

Dans les années 80 plusieurs lieux ont vu le jour, entre autres le centre Art en Marge.

Cette association, née en 1983 à l’initiative de Françoise Henrion avec la soutien de la Commission Communautaire française, organisa sa première exposition en 1986 dans la rue des vierges à Bruxelles.

Le travail de cette association consiste en la recherche d’œuvres dans des lieux inaccessibles au public et en la découverte des différences et des similitudes avec celles réalisées par les artistes professionnels, le centre souhaite amener le public à percevoir la richesse de ces créations. Le terrain de recherche de l’association sont situés en Belgique, et à l’étranger et se concentre particulièrement sur les ateliers créatifs dans les homes d’handicapés mentaux, hôpitaux psychiatriques mais aussi des artistes isolés.

A propos de ce terrain de recherche il est important de revenir sur la notion de handicap mental. Il semblerait que jusqu’en 1945 à peu près le handicap était assimilé à la maladie mentale. Le handicap mental survient avant 18 ans alors qu’une pathologie mentale peut survenir à n’importe quel moment de l’existence.

L’histoire de la psychiatrie et du soin des handicapés mentaux s’écoule parallèlement et c’est seulement récemment que l’on distingue un groupe de l’autre.

C’est probablement ce phénomène qui explique que la distinction n’est pas faite car les chercheurs et spécialistes de l’Art Brut ne mentionnent presque jamais le handicap mental.

Pour « Art en Marge » la présentation d’œuvres de handicapés mentaux est devenue une spécificité. Comme l’écrit Françoise Henrion « Notre insistance à fouiller les ateliers au sein d’institutions pour personnes mentalement handicapés s’explique : ce domaine contrairement à la folie, est difficilement reconnu comme source de richesse artistique. Un certain romantisme entoure la folie, on la retrouve en littérature depuis des décennies, elle apparaît dans les cours et les philosophes y font allusion. Par contre le handicap reste un « accident regrettable » ; il n’y a pas un «avant »  le handicap, les parents, les institutions, la société croient ne rien pouvoir attendre de telles personnes ; dans les pays les plus riches, elles sont prises en charge et tout est mis en œuvre pour les amener à un comportement le plus rapproché du nôtre les condamnant en toute bonne conscience à être en deçà du modèle. » (23).

Récemment a été instauré le terme « d’art différencié » qui englobe les œuvres des handicapés mentaux. Pour la première fois l’on parle du handicap et de la création artistique.

Contrairement à l’Art Brut, qui naît d’une manière spontanée, l’art différencié apparaît en atelier avec l’insistance et l’impulsion d’un animateur.

Les œuvres réalisées par certains handicapés mentaux que nous recherchons sont loin d’être le fait d’une majorité. Une recherche élaborée et des choix s’imposent à nous chaque jour.

En l’espace de quelques décennies cette création ‘autre’ qui a d’abord fasciné le modernisme pour son caractère a-culturel et pour son exotisme est quasiment devenue une référence culturelle, presque totalement noyée au milieu des autres.

Les recherches d’Art en Marge ont été fructueuses, en 20 ans de nombreux auteurs majeurs ont été découverts en atelier créatifs pour personnes handicapées mentales.

Serge Delaunay

Nous emporte dans son monde, un monde fait de relais et de traces d’un quotidien souvent négligé qu’il transforme et transcende. Il reproduit à sa manière ses sujets de prédilection que sont les voitures, les robots, les fusées ainsi que toute machine de conception technique élaborée. Ces dessins tracés sans ratures au marqueur noir sur papier blanc jouent du temps et de l’espace. Serge Delaunay existe ailleurs dans un autre espace-temps qui nous échappe et nous interpelle. A l’instar de Panamarenko qui dessine et construit des engins qui ne voleront jamais, Serge Delaunay nous présente des projets futuristes poétiques.

Face à l’odyssée de l’espace et à sa démesure, le dessinateur nous rappelle notre micro-dimension oubliée. Serge Delaunay est l’auteur de plusieurs fresques entre autres sur le mur de la cour de Art en Marge rue des Alexiens, il a réalisé, par l’intermédiaire d’Art en Marge une œuvre pour le Parlement de la région bruxelloise.

Jean-Marie Heyligen

Fig. 19 – Jean-Marie HEYLIGEN, Sans titre, gouache sur papier.
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Fig. 19 – Jean-Marie HEYLIGEN, Sans titre, gouache sur papier.

Une des thématiques récurrentes de l’œuvre est la maternité, la représentation saisissante du mystère de la femme dans sa nudité. Il semble à partir d’une observation vouloir dépeindre sa complexité. Femmes fétiches de la fécondité, corps dépourvu de séduction mais empreintes d’une grande intensité dignes des œuvres préhistoriques. La cellule primaire. La crudité de la nudité.

Jean-Marie Heyligen peint, dessine, sculpte et grave dans l’atelier du centre Livémont depuis 20 ans.

Sylvain Cosijns

Fig. 20 – Sylvain COSIJNS, Sans titre, pastel sur papier.
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Fig. 20 – Sylvain COSIJNS, Sans titre, pastel sur papier.

Ses dessins sont hésitants et affirmés à la fois, fragile et puissant à la fois.

Il s’en dégage une grande pureté. L’artiste Philippe Vandenberg rencontra l’œuvre et l’auteur par hasard. Il fut immédiatement captivé et se retrouva dans l’œuvre de Sylvain dont il dit «  Sylvain est tout comme moi : quelqu’un qui cultive le mystère. Nous vivons une époque où tout est dévoilé mais rien n’est aussi nourrissant que le mystère. ».

Le mystère de ces personnages hiératiques sans visages.

Paul Duhem

Fig. 21 – Paul DUHEM, Sans titre, peinture, crayon sur papier.
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Fig. 21 – Paul DUHEM, Sans titre, peinture, crayon sur papier.

Se reposa après une vie mouvementée à partir de 1978 au Centre La Pommeraie, repos très actif car il y devient l’horticulteur du centre pour ensuite intégrer l’atelier de Bruno Gérard en 1989, ce fut une deuxième naissance pour Paul Duhem. Il dessina pendant dix ans en retraite du monde, et y créa « les faux jumeaux de l’imaginaire ». Ces centaines, ces milliers de visages qui nous regardent comme des soldats uniques, des légionnaires d’un monde clos qui nous confrontent à … nous-mêmes ?

Mais les recherches d’Art en Marge ne se cantonnent pas seulement en milieu institutionnel, d’autres auteurs isolés font partie de la collection du centre.

Martha Grunenwaldt

Fig. 22 – Martha GRUNENWALDT, Sans titre, crayon de couleur, bic et pastel sur papier.
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Fig. 22 – Martha GRUNENWALDT, Sans titre, crayon de couleur, bic et pastel sur papier.

Elle avait 71 ans lorsqu’elle prit les crayons de couleurs de ses petits-enfants et commença à dessiner des visages de femmes d’une beauté apparente. Après avoir travaillé pendant toute sa vie adulte comme bonne dans une ferme, elle s’est découvert un talent artistique.

A regarder de plus près les visages de femmes expriment une oppression et des mimiques crispées se détachant d’un décor de volutes colorées.

Victor Cordier

Fig. 23 – Victor CORDIER, Sans titre, peinture (fonds de pots).
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Fig. 23 – Victor CORDIER, Sans titre, peinture (fonds de pots).

Victor Cordier (1927-1996) a connu une existence et un destin « différents ».

Né à Mons de famille modeste, il n’apprend ni à lire ni à écrire ni de métier et se retrouve pendant une importante partie de son existence dans la marge de la société.

Après avoir travaillé sur des chantiers de constructions il s’engage dans la légion étrangère pour fuir une société dont il se sent rejeté. De cette période l’on retrouve des traces dans ses dessins et ses peintures : des képis de légionnaires et des drapeaux aux couleurs de la France surgissent ça et là dans ses compositions. Il combat en Corée, en Algérie, … et à son retour il est en proie d’une fragilité qu’il noie dans la boisson.

Au club Antonin Artaud à Bruxelles, centre de jour pour malades mentaux que Victor Cordier a fréquenté pendant plusieurs années, il rencontre entre autres Mara Pigeon animatrice d’un atelier de secrétariat. Très vite Mara se rend compte que le cas de Victor est désespéré et qu’il n’apprendra jamais ni à lire, ni à écrire. Elle a la bonne idée de lui proposer le dessin et après une réticence logique « mais je n’ai jamais appris à dessiner », Victor trouve sa voie dans cette forme d’expression qui lui permet de s’exprimer sans devoir s’expliquer.

Lorsqu’on lui demande pourquoi il dessine sa réponse fait allusion à sa difficulté d’être et de vivre dans la société, avec les autres qui le jugent mais ne l’acceptent pas toujours.

« … pour pas beaucoup dormir, pour m’occuper les nerfs, je suis un peu nerveux, malade … pour pas penser aux gens, je n’ai pas envie de rencontrer les gens ».

Concernant l’importance du regard d’autrui sur ses œuvres les témoignages diffèrent : pour les uns Victor ne s’en préoccupait pas « bien qu’il peignait des choses que les gens ne comprenaient pas «  (Pierre Ertveld) ; pour d’autres « la crainte d’une mauvaise interprétation de ses dessins l’angoissait » (Mara Pigeon).

Cet aperçu chronologique succinct qui retrace l’histoire de la perception de l’art asilaire à l’Art Brut, à l’art en marge démontre la relation complexe du spectateur face à ses créations dissidentes. Cette relation se conjugue en divers niveaux du choix, de l’interprétation à la monstration.

Dès le début des recherches les fondateurs d’Art en Marge, ont souhaité, à l’inverse d’autres centres du même type, pointer les différences et les similitudes avec les œuvres d’artistes professionnels. Le propos était donc à l’ouverture et non à l’opposition, cette approche se trouve de plus en plus accentuée actuellement et tout en maintenant le cap de la recherche et la diffusion d’artistes se situant en marge du circuit culturel officiel et d’œuvres créées dans des lieux souvent inaccessibles au public, l’avenir de notre centre s’inscrira dans le dialogue des expressions outsiders et insiders. Cette mise en dialogue induit le questionnement des limites de l’art.

Paul Gauguin –Alexis Lippstreu – Jacques Charlier

Fig. 24 – Alexis LIPPSTREU et Jacques CHARLIER, oeuvres réalisées d'après Anna la Javanaise de Paul GAUGUIN, dans le cadre du projet "autour de la marge" Bruges, capitale culturelle européenne.
Photo Collection Museum Dr. Guislain, Gand.Fermer
Fig. 24 – Alexis LIPPSTREU et Jacques CHARLIER, oeuvres réalisées d'après Anna la Javanaise de Paul GAUGUIN.

Le projet « Kanttekening » organisé dans le cadre de Bruges 2002, capitale culturelle européenne était une première étape importante dans ce sens. Il s’agissait, d’une expérience riche humainement et artistiquement.

J’ai choisi les quatre artistes issus du monde du handicap mental et les quatre artistes issus du monde de l’art professionnel à partir d’affinités artistiques conceptuelles ou techniques.

C’était le cas de la collaboration entre Alexis Lippstreu et Jacques Charlier, qui revisitent de manière très personnelle des grands classiques de l’histoire de l’art. Comme l’écrit Jacques Charlier dans le catalogue « c’est le résultat de cette relation nouvelle et hybride qui est proposé au public. Comme on l’aura bien compris elle se situe doublement en marge des intentions culturelles en « faveur » de l’art des handicapés. Elle s’écarte résolument de la ghettoïsation angélique et compassée, pratiquée par une société qui n’a de cesse d’instrumentaliser l’art et la folie, pour conjurer ses absences d’affect et son angoisse pour tout ce qui risque de lui échapper. » (24).

L’exposition qui résulta de cette semaine de workshop contenait les œuvres de tous les artistes sans qu’aucune distinction ne soit faite. Les œuvres s’imbriquaient parfaitement. Le regard porté par le cinéaste Gérard Preszow dans son film « couples en résidence » se focalisa surtout sur l’aspect intensément humain du projet.

Le propre de l’art est de transcender les limites et de faire tomber les barrières, le propre de l’approche d’art en marge est de l’aborder à partir d’une lecture subjective qui abolit les notions de différences, de maladie, de handicap grâce à la création.

Ce regard qui transcende les clivages a été induit par des commissaires d’exposition tels que Harald Szeemann qui offre au spectateur une exposition qui devient une œuvre d’art totale qui lie diverses disciplines, époques, genres, et qui introduit des œuvres d’art outsider dans son alchimie pataphysique, science qui prône les solutions imaginaires.

Il en résulte une émotion des sens, un plongeon dans un monde imaginaire qu’il orchestre de manière personnelle et comme il aimait le dire subjective.

Le cas de Szeemann est unique et singulier il s’agit véritablement d’un commissaire artiste et la plupart d’entre vous connaissent son intérêt pour l’art outsider. Dès les années 60 (1963) il présenta l’exposition « art brut – insania pingens – art psychotique » au Kunsthalle de Berne et évidemment Adolf Wölfli dans le cadre de la Documenta V en 1972 à Kassel pour ne citer que deux exemples parmi de nombreux.

Pour Harald Szeemann l’œuvre des artistes outsiders répond à son concept de « mythologie individuelle comprise comme un lieu spirituel où un individu dispose les signes, les symboles et signaux qui signifient le monde pour lui. ».

Il s’agit d’œuvre d’art totale qui fonctionne en tant que circuit fermé d’obsession primaire.

Il souhaitait mettre en valeur l’individualité de l’expression et s’éloigner du voyeurisme de la présentation des « cas ». L’individualité de l’expression qui devient universelle.

Je rejoins cette approche et lors des expositions telles que « visions singulières » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2005, j’ai souhaité aborder ces créations en marge, de manière dialectique. La dialectique étant la relation de l’artiste à son œuvre et à son entourage, entre une création idiosyncrasique repliée sur elle-même d’une part et en relation avec le monde et avec l’extérieur d’autre part (25).

Dans nos recherches nous sommes parfois confrontés à des questions fondamentales.

Je veux aborder ici les œuvres qui sont des ersatz de la vie. Il s’agit d’auteurs qui ne sont pas « conscients » de l’impact de l’œuvre et ne souhaitent pas forcément qu’elle soit montrée. Ce n’est pas leur but initial, ni final. Ces œuvres de l’ordre de la survie nous confrontent à une autre notion, à un autre questionnement, celui du pouvoir du découvreur et du commissaire d’exposition.

Comme Harald Szeemann le mentionnait, ces artistes vivent leur obsession et n’en font pas une démarche artistique, cela nous confronte dès lors à une question éthique : avons-nous le droit de sortir ces œuvres de leur contexte afin de les présenter dans une exposition ?

Qui sommes-nous, comme l’écrit Jos ten Berghe dans le catalogue de l’exposition « visions singulières », pour vouloir entrer en contact avec le monde intérieur de quelqu’un comme des touristes en quête d’objets exotiques sublimes ?

Fig. 25 – Antonio DALLA VALLE, Sans titre, technique mixte, plexiglas et papier.
Photo Collection Art en Marge.Fermer
Fig. 25 – Antonio DALLA VALLE, Sans titre, technique mixte, plexiglas et papier.

J’ai été confrontée à ce questionnement lorsque j’ai découvert les œuvres de Antonio dalla Valle et de Cécile Franceus.

Antonio dalla Valle est patient à l’hôpital psychiatrique de Sospiro en Italie du Nord, il crée des œuvres qu’il emporte dans un sac plastic dans l’institution. Ces œuvres sont secrètes : écritures hermétiques que lui seul déchiffre et assemblages en plexiglas qui contiennent, tels des coffres forts semi transparents, des feuilles de papier griffonnées et chiffonnées.

C’est grâce à la complicité avec l’artiste Paola Pontigi qui travaille dans l’institution, qu’il accepte de se séparer de certaines de ses œuvres. Celles-ci ne sont jamais vendues et l’hôpital a créé en petit musée qui lui est consacré, d’autres œuvres se trouvent dans des collections d’art outsider entre autres à la Collection de l’Art Brut à Lausanne et chez Art en Marge.

Ce type d’œuvres, de l’ordre de la survie, pose la question de la monstration et de la légitimité culturelle que nous leurs offrons par ce biais. Le cas d’Antonio Dalla Valle n’est pas unique et là nous nous remettons toujours à la relation avec le ou la responsable d’atelier qui nous guide dans ce regard et dans notre approche de l’œuvre et de la relation avec son auteur. Cela nous garantit le respect de l’artiste.

Fig. 26 – Cécile FRANCEUS, Sans titre, bic sur papier.
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Fig. 26 – Cécile FRANCEUS, Sans titre, bic sur papier.

L’œuvre de Cécile Franceus nous confronte à ce même questionnement.

Elle travaille dans le cadre de l’atelier Zonnelied à Eizeringen. Elle s’exprime à travers une gestuelle qui ne deviendra pas forme identifiable. Pour cette dernière les traits apposés vigoureusement sur la feuille s’accompagnent du bruit du bic sur la table, l’incessante répétition, musique répétitive et lancinante qui accompagne son geste.

Comme l’explique Brigitte Vandersmissen, responsable de l’atelier dans lequel Cécile Franceus travaille, le processus de création est plus important que le résultat.

Lorsqu’une page est trouée, elle glisse une deuxième feuille en dessous, déchire et colle le papier jusqu’au moment où, pour une raison inconnue et non explicitée, elle cesse le travail et décide que l’oeuvre est achevée.

Cet arrêt est guidé par une voix intérieure et non par des contingences matérielles extérieures, car même lorsque son bic s’est vidé d’encre elle continue à l’employer comme grattoir !

La création n’est donc pas une fin en soi mais un médium pour exister, par le geste du va et vient du bras, elle confirme qu’elle vit, la trace subsistera. Cécile Franceus ne nous expliquera jamais son processus, elle le vit intensément et elle offre à notre regard des oeuvres poignantes. De saisissantes sismographies d’une existence silencieuse, que nous ressentons pénible.

Lorsque nous regardons ces œuvres les références avec celles de certains auteurs d’art contemporain particulièrement en vogue ne nous échappent pas. Son œuvre s’inscrit parfaitement dans la nomenclature formelle de l’art contemporain, tout en n’ayant pas conscience de la chose. Les tracés au bic de Cécile Franceus évoquent incontestablement les dessins au bic de l’artiste belge Jan Fabre. Cependant la relation de l’auteur à l’œuvre est très différente, entre conscience et inconscience, pulsion extériorisée et œuvre revendiquée dans le circuit de l’art.

Fig. 27 – Vue de l'exposition "Cheminements tactiles" chez Art en Marge, 2004, oeuvre de Pascal TASSINI, Tissus noués.
Photo Collection Art en Marge.Fermer
Fig. 27 – Vue de l'exposition "Cheminements tactiles" chez Art en Marge, 2004, oeuvre de Pascal TASSINI, Tissus noués.

Un autre artiste répondant à cette contemporanéité est Pascal Tassini et ses créations à base de tissus. Ses nœuds sont de magnifiques métaphores de l’intériorité, du nœud dans la tête, elles sont issues d’un instinct premier. Elles nous rappellent certaines œuvres d’Annette Messagier que l’artiste ne connaît, faut-il le dire, pas. Pascal créé ses œuvres dans le cadre de l’atelier du Créahm à Liège. La mise en espace de l’œuvre incombe, ici également, totalement au commissaire d’exposition.

Il est frappant que nous analysons de plus en plus souvent les œuvres d’art en marge en regard à des expressions contemporaines ou modernes du monde de l’art professionnel.

Le vent a donc tourné car la lecture ne se fait donc plus uniquement en opposition mais plutôt en parallèle et en complémentarité. Pour d’aucuns c’est regrettable pour d’autres c’est indéniable et incontournable.

Dans la programmation des 20 ans d’Art en Marge, j’ai voulu questionner ces limites de l’art en marge par le biais d’expositions d’œuvres d’artistes internationaux qui explorent d’autres disciplines dans des expositions aussi variées que « au fil de soi », « clichés », « musiques en marge », « capharnaüms » et en offrant une carte blanche à l’artiste Jacques Lennep qui a intitulé son exposition « l’art sans marges ».

Jackson Pollock disait « peindre est une découverte de soi. Tout peintre digne de ce nom peint ce qu’il est » c’est sans aucun doute le cas des artistes que nous défendons chez Art en Marge.

Je définis mon rôle comme celui d’interface entre divers mondes : celui de l’institution, des artistes, de l’exposition chez Art en Marge et dans le circuit de l’art outsider mais également dans le circuit culturel officiel. Il s’agit de contribuer à la reconnaissance de ces artistes d’aujourd’hui en essayant de trouver un équilibre entre la dimension artistique et humaine. Le but escompté est que le spectateur se découvre dans l’œuvre et accède à l’effet de catharsis. Il s’agit donc véritablement d’une mission de dialogue, de médiation et de communication dans le respect de l’artiste et en totale humilité.

Notes

NuméroNote
1Harald Szeemann, in Ecrire les expositions, La lettre volée, Bruxelles, 1996, p.32.
2Il fut l’un des premiers à défendre ce point de vue en présentant des oeuvres « psychopathologiques » dans une recherche des « régions inconnues de la création artistique » dans des expositions telle la Dokumenta V. Voir entre autres également les “ex voto” dans “Individuelle Mythologien, Neue Verlag, Berlin 1985 mais également dans des expositions telles “les machines célibataires”, l’Autriche, la Suisse visionnaire et la Belgique visionnaire.
3Walter Morgenthaler, Ein Geisteskranken als Künstler, Berne/Leipzig, 1921 – nouvelle édition augmentée Berlin/Vienne, 1985. Traduction en français de Henri-Pol Bouché, également auteur de la préface, publié dans le Fascicule n° 2, Paris, publications de la Compagnie de l’Art Brut, 1964, deuxième édition 1979, collection de l’Art Brut Lausanne.
4Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken : Ein Beitrag zur Psychologie and Psychopathologie der Gestaltung, Springer Verlag, Berlin Heidelberg, 1922 (republié en 1923, 1968, 1994, 1997, 2001) (traduction) Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, Gallimard, Paris, 1984.
5Lucienne Peiry, L’art brut, Gallimard, Paris.1994, p.23.
6Pierre Cabanne, L’art et la folie, in La folie, p.376.
7Jacques Lennep a choisi ce sujet pour la carte blanche que nous lui avons offert dans le cadre des 20 ans d’Art en Marge pour son exposition « l’art sans marges, qu’est-ce qu’elle a ta gueule », du 24/11/ 2006-13/1/2007. Voir son texte dans le Bulletin n°85, Art en Marge, Bruxelles, pp.8-22.
8René Spitz, De la naissance de la parole, Paris, P.U.F.,1968 cité par Michel Thévoz, Art Brut, ALBERT SKIRA,genève 1975, p.83.
9Roger Cardinal, in Catalogue Parallel visions, p.105.
10Hans Prinzhorn, op.cit., p.195.
11Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, Paris 1967, p.489.
12M.Thévoz, Art Brut, op.cit., p.87.
13Jean Dubuffet, PES, I, p.217.
14Jean Dubuffet, PES, I, p.218.
15Jacqueline Porret-Forel in L’Art Brut, fascicule 7, Paris, 1966.
16Jean Dubuffet, PES, I, p.304-305.
17Lucienne Peiry, op.cit., p.136.
18Lucienne Peiry, op.cit., p.288.
19Michel Thévoz, op.cit., p. 187.
20Michel Thévoz, op.cit., p. 187.
21Michel Thévoz, op.cit., p.182-185.
22Lucienne Peiry, op.cit., p.177.
23Françoise Henrion in Art en Marge collection, Art en Marge, Bruxelles 2003, p.??
24Jacques Charlier, in Autour de la marge, Art en Marge, Bruxelles, 2002.
25Visions singulières, 18/2-15/5/2005, Palais des Beaux-Arts, catalogue Fonds Mercator, Bozar Books, Anvers Bruxelles, 2005.