Yoko Ono – Hide-and-Seek, lecture contemporaine et intersectionnelle de son œuvre
Au terme d’une tournée mondiale (1), l’exposition consacrée à Yoko Ono Half-A-Wind Show. A Retrospective s’est arrêtée au Guggenheim Museum de Bilbao de mars à septembre 2014. Occupant l’entièreté du dernier étage du musée, elle présentait près de deux cents œuvres organisées en sections thématiques, et mettait ainsi en lumière le travail d’une artiste qui – depuis le milieu des années 1950 – n’a de cesse d’expérimenter les formes artistiques, qu’elles soient musicales, filmiques et plus généralement plastiques.
Cette exposition et le catalogue (2) – au titre éponyme – qui l’accompagne viennent marquer le quatre-vingtième anniversaire de Yoko Ono. Ils constituent l’excellent aperçu d’un parcours artistique d’une longueur inhabituelle (plus de soixante ans). Même s’il s’agit déjà de la troisième rétrospective qui lui est consacrée – après YES Yoko Ono (3) en 2000 et Yoko Ono: Between the Sky and My Head (4) en 2008 – cet événement apparaît comme indispensable pour continuer d’asseoir l’artiste à la place qui doit être la sienne dans l’histoire de l’art. Il suffit d’écouter les commentaires des visiteurs pour en constater la nécessité : pour les plus jeunes, elle est celle qui a accompagné Lady Gaga sur scène ; pour les autres, elle demeure encore aujourd’hui la femme de John Lennon. Bien que sans lien avec sa véritable identité de plasticienne, son union avec le Beatles lui a permis d’acquérir une notoriété mondiale. Aujourd’hui encore, l’ombre de Lennon plane sur Ono puisque cette rétrospective reprend le titre de la première exposition organisée après leur rencontre, en octobre 1967 à la Lisson Gallery de Londres. Outre son implication financière, Lennon participa aussi à la création plastique de sa compagne en collaborant sur certaines pièces. Mais bien au-delà de cette perpétuelle association, Yoko Ono est une artiste précurseuse, ayant participé à la création de Fluxus, contribué au mouvement minimaliste et fait avancer l’art de la performance, laissant ainsi son empreinte dans le milieu artistique depuis plus d’un demi siècle.
Nous débuterons cet article par un aperçu de son parcours personnel. Ce rappel s’avère nécessaire pour saisir les perspectives qui lui sont chères, parmi lesquelles un intérêt fondateur pour le féminisme. Nous reviendrons ensuite plus longuement sur la célèbre performance Cut Piece (1962/2003). Cette action – analysée à des multiples reprises depuis plus de quarante ans – pourrait se révéler sous un angle nouveau à la faveur d’un document présent dans l’exposition. Ceci nous amènera à la présenter comme une performance engagée à l’intersection des questions de genre, de culture, de socio-politique et d’identité.
L’intersectionnalité n’est pas une notion habituellement utilisée dans l’analyse artistique. Ce terme est celui de Kimberlé Crenshaw – professeure de droit et héritière du Black feminism – qui a formulé ce concept en 1989 (5) pour définir ce qui était alors la situation des femmes noires aux États-Unis. À la fois femme et issue d’une minorité ethnique, ces dernières subissaient des discriminations multiples auxquelles ni le féminisme, ni le mouvement pour les droits civiques ne portaient attention. À cela s’ajoutait une situation de détresse économique et sociale qui n’était pas prise en compte par les politiques. Initialement perçue comme « un concept critique du droit » (6) ; l’intersectionnalité est devenue, depuis les années 1990, un outil général d’analyse principalement au service des sciences sociales et des sciences politiques. Bien que les catégories soient nombreuses et non hermétiques, les études intersectionnelles s’appuient sur un modèle analogique – le triptyque sexe / race / classe – et permettent de comprendre les rapports qui se font entre les catégories.
Nous proposons d’appliquer les principes d’une approche intersectionnelle à un corpus d’œuvres (7), dans le cadre des pratiques artistiques politisées des artistes femmes. Car, rappelons-le, l’intersectionnalité est avant tout une avancée féministe (8). Dans son ouvrage Art et Féminisme (9), Peggy Phelan évoque le concept de Crenshaw ; si elle n’utilise pas le terme d’intersectionnalité mais celui de « convergence » (10), la définition est néanmoins la même. Il se trouve que le féminisme artistique a suivi le même cheminement que le féminisme civil : vouloir rompre avec un modèle dominant qui ne prenait pas en compte les différences dues à la race ou identité, la classe et le genre, éléments qui constituent pourtant le modèle analogique intersectionnel. Au sein du féminisme artistique cela s’est traduit par une nouvelle remise en question des représentations féminines, ou comment ne plus se satisfaire d’appliquer au corps féminin une unique réflexion sur le genre.
L’approche intersectionnelle de l’art se considère donc à deux niveaux. Premièrement, au niveau de la personnalité de l’artiste puisque l’analyse intersectionnelle est essentiellement fondée sur la prise en compte du contexte et de l’expérience personnelle. Un questionnement identitaire se fait, pour découvrir si l’artiste est elle-même représentante de l’intersectionnalité et quelles influences cette identité particulière peut avoir sur sa pratique. Deuxièmement, c’est la nature des œuvres produites qui est interrogée, à savoir si elles peuvent faire l’objet d’une lecture intersectionnelle. Ce décryptage passe bien évidemment par l’analyse de la représentation et par l’interprétation de l’œuvre. Ce qui suit cherche à établir que le cas de Yoko Ono est, dans l’ensemble de ces perspectives et d’après une analyse à postériori, extrêmement pertinent.
Une personnalité complexe et une œuvre multidisciplinaire
Ono a une pratique artistique à l’image de sa vie : riche, pleine et multiple. Revenir sur son parcours permet d’en dégager des influences notables, tant les deux pans de son existence se nourrissent l’un l’autre. Elle naît au Japon en février 1933, dans une famille de banquiers aristocrates dont elle est l’ainée. Elle fréquente une école tokyoïte réservée aux descendants de la noblesse, où elle bénéficie d’une éducation très traditionnelle également nourrie par la multi-culturalité et les arts. C’est d’ailleurs son père – lui-même pianiste – qui l’encourage à s’intéresser à la musique, en suivant des cours de solfège, de piano et de chant. Yoko Ono est également bilingue dès son plus jeune âge, puisque sa famille déménage fréquemment entre Tokyo, New York et San Francisco. En 1941, ils se réinstallent dans la capitale japonaise, pour ensuite fuir vers la campagne durant la Seconde Guerre mondiale.
En 1951, Ono commence des études de philosophie à l’Université Gakushûin (Japon) où elle côtoie les cercles d’intellectuels pacifistes. Après une année, elle rejoint sa famille à New York, où elle est admise au Sarah Lawrence College. Elle choisit les cours de poésie contemporaine et de composition. Progressivement, elle s’éloigne de sa famille et quitte l’université pour s’engager dans la création artistique. Elle préfère d’abord l’art traditionnel japonais, fait de poésie et d’origami, tout en progressant musicalement. Pour ce faire, elle suit les cours de John Cage, qui la guide et lui apporte son soutien. Au début des années 1960, lorsqu’il participe – avec George Maciunas notamment – à la création du groupe Fluxus, Ono s’associe à cette aventure et en devient un membre actif. Remarquons également que la musique a toujours occupé une place importante dans sa vie, notamment à travers ses trois maris. Après Toshi Ichiyanagi, compositeur de musique d’avant-garde, en 1956, elle se marie au jazzman Anthony Cox en 1963. Son plus célèbre conjoint reste John Lennon, épousé au sommet de sa gloire en 1969.
Yoko Ono ne s’est jamais cantonnée à un seul domaine. Outre sa carrière musicale (sur laquelle nous ne reviendrons pas dans ce cadre précis), elle multiplie les formes plastiques depuis le début des années 1960 et navigue d’un mouvement à l’autre. Aspirant au minimalisme, elle fait notamment des peintures et des dessins, à l’image de ses Instruction Paintings (1961/1962). En juillet 1961, Ono les présente à la AG Gallery de New York. Chaque peinture est exposée avec la notice permettant sa réalisation plastique. Prenons l’exemple de Smoke Painting (1961) (11). L’explication de cette toile noircie réside dans ses instructions, exposées elles aussi.
, également reprise dans la rétrospective de Bilbao à la faveur des photographies de George MaciunasSMOKE PAINTING
Light canvas or any finished painting with a cigarette at any time for any length of time.
See the smoke movement.
The painting ends when the whole canvas or painting is gone.
L’année suivante, en 1962, l’artiste pousse plus loin sa démarche, en supprimant les toiles de l’exposition au Sôgetsu Art Center de Tokyo. En ne gardant que les notices – réécrites en japonais pour l’occasion – elle veut amener l’art visuel à un conceptualisme optimal. (12) En effet, Yoko Ono mêle habilement le minimalisme des formes à une réflexion sur l’idée même d’œuvre d’art chère à l’art conceptuel et à Fluxus. Cette démarche trouve son aboutissement dans Grapefruit (13) (1964) , ouvrage qui couvre la période 1955-1964. Les textes adoptent une forme proche du haïku – court poème traditionnel japonais – mais sont les notes d’Event Scores, c’est-à-dire les actions artistiques et musicales du groupe Fluxus. Si Ono a été l’une des premières à faire des Event Scores, toutes les performances décrites dans Grapefruit n’ont pourtant pas été réalisées. Finalement, l’écrit assume différentes fonctions. Il est employé comme un prélude à la réalisation plastique ou un moyen de s’y substituer ; quand il n’est pas simplement un accompagnant du visuel, puisque nombre de ses œuvres en deux dimensions ou installations sont accompagnées de quelques mots.
Les installations constituent une part importante de son œuvre. Une des plus emblématiques est Half-A-Room (1967/2013) (14). Ono y recrée une demi-pièce où sont disséminés des demi-objets : des éléments coupés en deux dont elle ne garde qu’une seule part comme une étagère, une poubelle ou une bouilloire... En choisissant de tout peindre en blanc, l’artiste inscrit véritablement son œuvre dans le courant minimaliste puisqu’elle produit un monochrome en trois dimensions. Par ailleurs, le conceptualisme dont fait preuve Ono ne l’empêche pas d’aller vers des créations ludiques et participatives, présentes en nombre au Guggenheim Museum de Bilbao. Malgré les indications multilingues qui invitent les spectateurs à y prendre part, ceux-ci hésitent et préfèrent attendre qu’un autre fasse le premier pas. Cette réticence est particulièrement remarquable avec les fameux Air Dispensers (1971/2013) où il faut attendre qu’un visiteur insère une pièce de cinquante cents dans un des quatre distributeurs – sur le modèle d’une machine à sucreries – pour que les autres visiteurs se massent ensuite pour acquérir à leur tour une capsule en plastique transparent contenant de l’air… Mais si Yoko Ono fait participer le public depuis ses débuts, sa démarche n’est pas toujours divertissante. Les performances, qui contribuent à sa renommée, permettent une interaction directe et troublante avec le public. L’artiste se saisit de toutes les opportunités offertes par cette forme artistique, profondément liée aux pratiques féministes. Elle propose ainsi des performances seule – Voice Piece for Soprano (1961) –, travaille en binôme dans Shadow Piece (1963) , et fait intervenir un groupe de personnes dans Cut Piece, dont l’enregistrement filmique a récemment été montré au MUDAM de Luxembourg dans l’exposition Damage Control (15) et sur laquelle nous reviendrons.
, régulièrement exposée et modifiée depuis sa création2 images | Diaporama |
Fig. 7 – Yoko ONO, Museum of Modern F(art). 1971, publicité publiée dans le Village Voice du 2 décembre 1971, 17 x 17,5 cm. |
Les performances font du corps un élément central dans la pratique d’Ono, puisque – par essence – elles mettent les corps en action. Néanmoins, la corporalité est parfois remise en question par un effacement de l’artiste elle-même. Pour le projet Museum of Modern F(art) (1971) (16). Ono étend également sa pratique au film et à la vidéo, que nous avons déjà cités comme moyens d’enregistrement ou éléments d’un projet global. Il faut rappeler qu’elle appartient au groupe Fluxus qui s’est illustré en innovant dans les domaines du cinéma expérimental et du travail de la vidéo. Elle commence avec des Fluxfilms, projets communs aux membres, qui cherchent à remettre en question ce qui entoure la production et la projection d’un film. Les Fluxfilms présentent un « caractère élémentaire » (17) – matérialisé par des plans fixes, simples et répétés – et mettent souvent en jeu le corps. À l’instar de ce qu’elle fait déjà dans ses performances, Ono privilégie les films qui mettent en scène le corps, généralement féminin. C’est le cas du subversif Film No.4 [Bottoms] (1966) , qui donne à voir – en plan rapproché – une paire de fesses féminines qui marche ; ou encore de Freedom (1970) ( qui s’attarde sur le corps sans tête d’Ono qui tente, au ralenti et sur une musique tonale de Lennon, de déchirer son soutien-gorge.
, elle met en scène une exposition personnelle au MoMA et fait paraître un article dans le Village Voice le 2 décembre. Dans un reportage présenté lors de la rétrospective de Bilbao, il est demandé aux passants s’ils ont été voir l’exposition, nombreux sont ceux à répondre quelque chose comme « Non, mais j’irai. ». Ono décrit ensuite le vernissage expliquant qu’elle a installé, dans le jardin du musée, un récipient de la taille de son corps rempli de mouches. Les photographies du catalogue Museum of Modern F(art) rendent compte des lieux d’art new-yorkais visités par les mouches. Mais rien de tout ça ne s’est réellement produit, puisqu’il n’y a eu aucune exposition. En occupant virtuellement l’espace du MoMA, Ono cherchait peut-être à dénoncer l’absence des artistes femmes dans ce musée, mais aussi dans cette ville qui se présentait alors comme une importante scène artistique2 images | Diaporama |
Fig. 10 – Marina ABRAMOVIC, Rythme 0. 1974, performance à la Galerie Studio Morra de Naples. Photographie de la performance, noir et blanc. |
Nombreuses sont les œuvres qui jouent sur un aspect central dans l’œuvre de Yoko Ono, à savoir la dimension féministe. Soulignons que l’artiste est une pionnière puisqu’elle a commencé à interroger la différence des sexes bien avant l’établissement effectif du féminisme artistique. Il faut néanmoins reconnaître le contexte propice dans lequel elle s’inscrit. La ville de New York, où elle a principalement vécu, est un des berceaux de la lutte des femmes. Si la société civile donne l’impulsion avec la création du Women’s Liberation Movement, il est rapidement rejoint par le monde de l’art. Des théoriciennes, des universitaires et des historiennes de l’art s’entendent alors sur deux nécessités. Dans un premier temps, il faut réhabiliter les artistes femmes oubliées par des siècles d’une histoire de l’art orientée, sans négliger de donner une véritable place aux artistes femmes dans le monde de l’art contemporain. Ensuite, il s’agit également de repenser la représentation des femmes dans l’art, et plus particulièrement de leur corps. Yoko Ono offre alors une réponse à ces deux priorités. Premièrement, parce qu’elle est une artiste reconnue du monde de l’art, qui a une position notable parmi ses pairs masculins de Fluxus. Deuxièmement, elle ne cesse de questionner « l’identité féminine et la perception du corps » (18) en les présentant comme « le produit contingent d’attributions complexes » (19). Elle contribue à réinventer la représentation féminine en utilisant le corps comme un moyen et un support d’expression, dégagé de toute contrainte masculine. Ceci explique que Yoko Ono soit un modèle pour les artistes de femmes depuis toujours. Prenons l’exemple de Marina Abramoviæ, célèbre figure du féminisme artistique européen, qui a repris le principe de Cut Piece pour sa performance Rythme 0 (1974) . Dans une galerie de Naples, elle autorise le public à marquer son corps, en utilisant des objets posés sur une table. Les spectateurs sont invités à prélever l’outil de leur choix, parmi lesquels un pistolet chargé. Vêtue au départ, l’artiste se trouve rapidement nue, le corps entaillé. La performance s’arrête au bout de six heures lorsque le public se déchire car tous ne sont pas d’accord sur les limites à respecter (20). Ono se révèle comme une source d’inspiration pour d’autres artistes, qui n’hésitent pas à pousser encore plus loin le rapport au corps féminin.
Depuis six décennies, Yoko Ono s’applique donc à réinventer sa pratique artistique. L’évolution qui se dessine au fil du parcours de Half-A-Wind Show. A Retrospective, s’explique à la fois par l’attachement de l’artiste à construire une œuvre protéiforme, et par son ancrage contextuel dans un monde en perpétuelle mutation. Un dernier élément ne doit pas être négligé : le changement de statut de l’artiste. Le rapport instauré avec le spectateur s’est transformé. La mise en danger des débuts a été remplacée par une aura considérable, faisant d’Ono un monstre sacré de l’art contemporain.
Cut Piece : une performance participative
Fig. 11 – Yoko ONO, Cut Piece. 1964/2003, performance. Photographie prise par Minoru Niizuma lors de la performance au Sogetsu Art Center de Tokyo, le 11 août 1964, noir et blanc. |
Performance produite à six reprises sur une période de trente neuf ans et sur trois continents différents, Cut Piece (figs. 11 et 12) voit Yoko Ono se mettre elle-même en scène. L’artiste vêtue de noir – portant une jupe, un haut et parfois des collants – prend place au centre de la scène, en faisant face au public. Elle s’agenouille à même le sol, dans une posture typique des femmes japonaises, à savoir les jambes ramenées sur le côté (21). Les spectateurs qui le désirent sont amenés à monter sur scène, les uns après les autres, et à se saisir d’une paire de ciseaux mise à leur disposition. Chacun est alors invité à découper un morceau des habits de l’artiste, dont la taille et l’emplacement sont laissés à son libre choix. Il peut conserver cette pièce de tissu. Progressivement, les interventions du public dénudent un peu plus l’artiste, qui se retrouve en sous-vêtements (blancs ou noirs). L’action prend fin lorsque Yoko Ono le choisit, le moment décisif étant lorsqu’elle se retrouve presque nue, se cachant la poitrine avec les mains. En définitive, la durée avoisine toujours plus ou moins une heure (22).
Fig. 12 – Yoko ONO, Cut Piece. 1964/2003, performance. Photographie prise par Minoru Niizuma lors de la performance au Carnegie Recital Hall de New York, le 21 mars 1965, noir et blanc. |
Cut Piece est présentée pour la première fois au Japon en juillet 1964, au Yamaichi Concert Hall de Kyoto. Cette performance initiale est donc l’ « originale », tandis que les actions suivantes peuvent être considérées comme des re-enactments (23). Si certains artistes préfèrent ne pas répéter leurs performances pour que celles-ci conservent un caractère unique (24), il n’en est rien pour Yoko Ono qui a réitéré bon nombre de ses performances. Ceci peut s’expliquer par ses choix artistiques et médiatiques. Durant les années 1960, Yoko Ono a ainsi « tourné » avec ses performances. Le programme n’était pas fixe ; il variait et évoluait selon qu’elle soit seule ou accompagnée par d’autres membres de Fluxus ou des personnalités locales. Il est cependant compliqué de savoir quelles performances ont fait l’objet de re-enactment puisque toutes n’ont pas été documentées, au contraire de Cut Piece. Nous avons donc connaissance de cinq re-enactments de cette performance. La seconde exécution, datée du 11 août 1964, prend également place au Japon – pays d’origine de l’artiste où elle est alors installée – et plus précisément au Sôgetsu Art Center de Tokyo. Retournée vivre aux États-Unis, Yoko Ono effectue Cut Piece dans le célèbre Carnegie Recital Hall de New York, le 21 mars 1965. Au cours de l’été 1966, Yoko Ono rédige pour la première fois les instructions de Cut Piece :
First version for single performer: Performer sits on stage with pair of scissors placed in front of him. It is announced that members f the audience may come on stage – one at a time – to cut a small piece of the performer’s clothing to take with them.
Performer remains motionless throughout the piece.
Piece ends at the performer’s option.
Second version for the audience: It is announced that members of the audience may cut each other’s clothing.
The audience may cut as long as they want. (25)
Si elle suivait ces consignes bien avant de les coucher sur papier, deux précisions doivent pourtant être soulignées. D’une part, elle autorise d’autres artistes à s’attaquer à cette performance ; et d’autre part, elle guide les spectateurs participants. Cette même année, en septembre, elle donne deux fois sa performance en Europe, à Londres, dans le cadre du Destruction in Art Symposium (DIAS). Il faut ensuite attendre trois décennies pour la revoir au Théâtre du Ranelagh à Paris, le 15 septembre 2003. Les différentes exécutions de Cut Piece présentent des variations, notamment dues au fait que cette performance requiert la participation active du public. Par conséquent, si le schéma reste le même, chaque re-enactment produit ses propres particularités.
De l’analyse féministe à la lecture intersectionnelle de Cut Piece
Si le rôle du spectateur semble essentiel à la seule description de la performance, les multiples interprétations des historiens d’art pointent un second élément essentiel déjà souligné : le poids féministe de Cut Piece. Plusieurs raisons, historiques ou visuelles, l’expliquent. S’inscrivant dans les prémices du courant féministe, Cut Piece cherche déjà à réinventer la représentation féminine en interrogeant le rôle du regard masculin. Au contexte propice vient s’ajouter la représentation directe au travers des images. Si presque comme toute performance Cut Piece est définie par son caractère éphémère, il subsiste néanmoins des traces qui rendent possible cette analyse. Kristine Stiles parle de « commissure » (26) pour définir les objets qui demeurent après la performance et qui sont « comme autant d’interfaces à même de faire revivre l’action » (27). À l’instar de nombreux performers, Yoko Ono avait déjà pris conscience de l’impératif d’archivage : la photographie, la vidéo et le film sont ainsi apparus comme des moyens techniques d’enregistrement. Certes Cut Piece est documentée par de nombreuses photographies, mais les captations filmiques nous renseignent de manière plus évidente sur le comportement des acteurs de la performance. Notons, qu’en tant que fluxiste, Ono connaissait les avantages de ce support spécifique capable de rendre le mouvement des corps en action, principe même de la performance cher à l’art féministe. L’enregistrement filmique (Vidéo 1) – réalisé lors de la performance au Carnegie Recital Hall de New York par de célèbres documentaristes de l’époque, les frères Albert et David Maysles – favorise les zooms et les plans rapprochés, voire les gros plans, pour rendre compte des gestes des spectateurs et de l’attitude de la performeuse.
Ces plans rapprochés sont particulièrement signifiants, car si Cut Piece a été comprise comme la « mise en pratique artistique de la possibilité d’agir de la femme » (28), ils révèlent d’abord une certaine angoisse qui s’inscrit sur le visage de l’artiste. Remarquons son regard apeuré quand un spectateur new-yorkais monte sur scène en fanfaronnant, puis en prenant tout son temps avant de découper ses bretelles de soutien-gorge. Cette crainte est confirmée par l’artiste elle-même qui déclare à propos d’un autre re-enactment : « One person came on stage… He took the pair of scissors and made a motion to stab me. He raised his hand, with the scissors in it, and I thought he was going to stab me. But the hand was just raised there and was totally still. He was standing still… with the scissors… threatening me. » (29) Pourtant si la peur est bien là – engendrée par la situation de violence quotidienne qu’elle a recréée avec le spectateur –, elle constitue avant tout le point de basculement de cette action artistique.
La performance est essentiellement ambiguë ; Yoko Ono s’affirme à la fois comme une artiste qui agit, mais également comme un corps féminin récepteur de regards. Elle contraint le public à s’interroger en tant que décideur du rôle laissé aux femmes. Si Hannah Higgins évoque « a disconcerting actualization of voyeuristic language » (30), c’est bien parce que l’artiste se joue ici du côté voyeuriste. Pour ce faire elle impose son corps nu ; et, avec la complicité du spectateur, remet en cause le processus de construction des femmes par le regard des autres. Ono « déconstruit la relation sujet-objet prétendument neutre entre le spectateur et l’objet artistique en proposant une situation dans laquelle le spectateur commet un acte à connotation sexuelle pouvant devenir agressif : mettre à nu un corps de femme soumis. » (31) En orientant le regard et en dirigeant subtilement l’action, Ono amène le spectateur à s’interroger sur sa responsabilité dans la relation déséquilibrée homme / femme ou dominant / dominée. Elle pousse les femmes à abandonner une traditionnelle soumission – d’où la position assise typique des femmes japonaises – et à devenir maitres de leurs propres actions. Avec Cut Piece, Yoko Ono devance l’idée de la théoricienne Adrienne Rich. Pour cette dernière, le changement passe par la mise en action de son propre corps : « La reconquête de nos corps va changer la société. Il nous faut imaginer un monde dans lequel chaque femme est le génie qui règne sur son propre corps. » (32), ce que l’artiste prouve d’ailleurs en allant jusqu’à déclarer « I also felt that I was willingly sacrificing myself. » (33)
Toutefois, un document présenté dans l’exposition Half-A-Wind Show. A Retrospective peut remettre en question la dimension apparemment féministe de Cut Piece. S’il ne semble jamais avoir attiré l’attention outre-mesure, c’est sans doute car il s’inscrit dans une série de manuscrits peu connus, 9 Concert Pieces for John Cage (15 décembre 1966). Il s’agit en fait d’un courrier de plusieurs pages que Yoko Ono destine à John Cage, lui demandant de choisir neuf performances parmi celles qu’elle lui présente en quelques mots. À chaque performance, sa propre page. En introduction, elle précise : « Since my pieces are meant to be spread by word-of-mouth, most pieces only have titles and very short instructions. Therefore, passing words as to how they were performed previously has become a habit. » (34) Évidemment, l’une des performances soumises est Cut Piece. Ono avance cette description :
Cut.
This piece was performed in Kyoto, Tokyo, New York and London. It is usually performed by Yoko Ono coming on the stage and in a sitting position, placing a pair of scissors in front of her and asking the audience to come up on the stage one by one, and cut a portion of her clothing (anywhere they like) and take it. The performer, however, does not have to be a woman. (35)
Cette dernière phrase retient toute notre attention puisque l’artiste apporte une précision surprenante : le performeur de Cut Piece ne doit pas forcément être une femme. La position féministe, soulignée à postériori par toutes les analyses mais aussi par le discours même de l’artiste, paraît évidente mais il nous faut néanmoins repenser notre perspective et admettre que la position d’Ono soit plus équivoque que prévu. Rappelons-nous sa position assise traditionnellement rattachée aux femmes japonaises, la crainte que nous percevons sur son visage lorsqu’elle est face à des spectateurs masculins, ou encore le sentiment de sacrifice qu’elle décrit.
Fig. 13 – John NOGA, Cut Piece. 29 août 2007, performance, auditoire Summit County Public Main Library d’Akron, 44 min. Photographie, couleurs. |
Il est nécessaire de replacer l’indication apportée par Yoko Ono dans son contexte. Le texte est daté de décembre 1966, c’est-à-dire qu’elle n’autorise l’exécution de la performance par un tiers qu’après l’avoir expérimenté elle-même. Ajoutons, comme cela est mentionné dans le catalogue de la rétrospective à Bilbao, qu’il faudra encore attendre quelques années avant que des hommes (36) tant la posture d’Ono est particulière. Elle a déjà malmené son propre corps à cinq reprises et éprouvé le spectateur masculin en l’amenant à être critique vis-à-vis de son propre rôle de voyeur. Cependant, cette performance convoque bien d’autres types de positionnements sur lesquels nous devons nous pencher. En définitive, la précision « The performer, however, does not have to be a woman » (37) ne vient pas contredire la dimension féministe de Cut Piece, mais en ouvre la portée.
osent se frotter à Cut PieceAu début de ce texte, nous avons proposé d’appliquer une lecture intersectionnelle à tout art engagé qui se situe au croisement de plusieurs thématiques, qu’elles soient sociales, politiques, culturelles et / ou genrées. C’est effectivement le cas de Cut Piece qui introduit ce qui deviendront les leitmotivs de Yoko Ono, à savoir la place et le statut des femmes, l’opposition à une société machiste et aux traditions établies, les problèmes d’identité et la lutte contre la violence.
À la lumière de notre définition de l’analyse intersectionnelle de l’art, le profil d’ Ono apparaît comme novateur. Le parcours de l’artiste montre une personnalité issue de l’intersectionnalité, comme en témoigne le portrait dressé au début de cet article. Elle est une femme issue d’une minorité raciale. Certes elle n’a pas connu de difficultés d’intégration dans la société américaine grâce à sa classe – puisqu’elle est issue de l’aristocratie fortunée –, mais elle a néanmoins subi des discriminations à l’intérieur même de celle-ci, notamment au sein de sa famille. Elle a été rejetée car perçue comme n’ayant pas tenu son rang : elle n’a pas fini ses études, a choisi un mode de vie libéré des traditions et s’est dirigée vers un art non noble. Plus tard, au sein de Fluxus, ses caractéristiques intersectionnelles ont été considérées comme des atouts. Non seulement la parole d’Ono avait une résonnance particulière au milieu de ce groupe d’hommes, mais elle a aussi été encouragée à ne garder que le meilleur de son héritage japonais, soit ses connaissances des arts classiques.
Cet éclectique bagage a bien sûr influencé Yoko Ono pour Cut Piece. Comme le rappelle le catalogue Half-A-Wind Show. A Retrospective, la performance ne peut se comprendre en dehors du contexte social et politique de l’époque (38), or l’approche intersectionnelle considère avec beaucoup d’attention le contexte de création d’une œuvre. Le milieu des années 1960 est marqué par plusieurs mouvements civiques auxquels Ono a souvent été associée. D’emblée, elle a pris conscience des enjeux politiques et sociétaux de la montée du féministe. Comme nous l’avons déjà démontré, la performance s’inscrit véritablement dans une perspective genrée à travers les problématiques du regard voyeuriste et du corps féminin. À ceci se superpose la problématique identitaire amenée à la fois par l’artiste et par le spectateur.
Chaque membre participatif de la performance met en jeu sa personnalité dans l’acte de couper (39), qui interagit avec l’histoire de l’artiste – marquée par la multiculturalité et la liberté qu’elle choisit, ainsi que par un héritage traditionnaliste qu’elle subit. Entre l’Asie, l’Europe et les États-Unis, chaque re-enactment de la performance illustre des identités spécifiques. Les catégories du genre et de l’identité se retrouvent dans l’interaction des corps entre Ono et son public. En découle un autre positionnement de l’artiste, à savoir lutter contre la violence. Si, de prime abord, Cut Piece entend combattre les agressions dont les femmes sont victimes, son accession aux performers masculins a ouvert cette lutte à toutes les formes de violence. Quel que soit le genre de l’exécutant de la performance, il est confronté de la même manière à la brutalité. En choisissant un acte fort – la coupe d’un morceau d’habit, qui fait pourtant office de carapace – elle met en lumière des situations singulières où le performer offre une partie de soi pour sensibiliser l’opinion. En conséquence, Cut Piece se situe aux prémices de ce qui guide Yoko Ono depuis lors : une ambition pacifiste universelle.
Fig. 14 – John LENNON et Yoko ONO, Bed-In for Peace. 25 au 31 mars 1969, performance, Hilton Hôtel d’Amsterdam. Photographie, noir et blanc. |
Peu après la création de cette performance emblématique, Ono est même devenue, avec John Lennon, l’une des figures de la lutte contre la guerre du Vietnam, mêlant savamment discours politique et actions artistiques. Lennon et Ono se sont notamment illustrés avec la performance Bed-In for Peace
, du 25 au 31 mars 1969 à l’Hilton Hôtel d’Amsterdam. Cette action – qui a remplacé leur lune de miel – consiste en une sorte de marathon médiatique durant lequel le couple a répondu aux questions de journalistes venus de tous pays. Le principe de la performance est simple : ne pas sortir de leur lit pour promouvoir la paix dans le monde. Ils répétèrent cette même action au Queen Elizabeth Hôtel de Montréal, y ajoutant la production d’une chanson intitulée Give Peace a Chance sous le nom de scène Plastic Ono Band.Outre le fait de soulever un questionnement sur le genre, Cut Piece se situe à l’intersection des problématiques identitaires et culturelles, tout en étant un plaidoyer pour la paix. L’artiste a su évoluer en fonction du contexte socio-politique qui est celui de son parcours mais aussi, dans lequel elle s’inscrit volontairement. En 2003, à l’occasion de sa plus récente représentation à Paris, Yoko Ono a déclaré : « Lorsque j'ai présenté ce travail pour la première fois en 1964, j'étais animée par un certain sentiment de colère [...]. Cette fois-ci, je le présente avec amour, pour vous, pour moi et pour le monde » (40), ajoutant « Cut Piece exprime mon espoir pour la paix dans le monde. » (41) En définitive, cette action satisfait à la lecture intersectionnelle car elle se veut le point de rencontre de pistes biographiques, artistiques, politiques et identitaires au sens large, et demeure, aujourd’hui encore, une performance fondatrice.