Quels qu’ils soient, les Nus rhabillés de Fanny Viollet constituent toujours un ravissement. Alors même qu’elle répète inlassablement le même principe – rhabiller les nus de l’histoire de l’art – l’artiste parisienne née en 1944 arrive toujours à produire une nouvelle surprise esthétique. Et il en est ainsi de tous ses projets artistiques depuis 1980, année durant laquelle Fanny Viollet a abandonné une pratique classique de la peinture, pour faire du fil et de l’aiguille ses instruments fétiches. En introduisant ces deux éléments dans le champ de la création plastique, l’artiste espérait qu’ils lui apportent un peu de renouveau… Cela ne cesse depuis de se confirmer, tant ses travaux sont divers et singuliers. Le point de croix marque ses débuts dans l’art textile, témoignant du goût de Fanny Viollet pour les univers dits féminins. Mais son rapport à cette technique ancestrale s’inscrit aussi dans un esprit avant-gardiste puisqu’elle voit le point de croix comme l’ancêtre de l’image pixélisée. La série des Mémoires (I, II, III et IV, entre 1985 et 1986) (Fig. 1) rassemble ces deux ambitions : quatre panneaux brodés content la vie d’un personnage féminin, prenant la forme d’une écriture traditionnelle qui évolue jusqu’aux caractères informatiques. Vient ensuite l’art du tricot représenté par une œuvre emblématique : Le Long tricot (1983-1993) (Fig. 2), sorte d’interminable écharpe rouge fabriquée par l’artiste en différents lieux, une manière pour elle de « tricoter le temps qui passe » (1).
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Fanny Viollet ne cesse d’évoluer jusqu’à atteindre les piquetages, qui sont des dessins ou écritures réalisés à la machine. Le plus grand exemple est son Phylactère (1988) (Fig. 3), soit une bande de vinyle brodée de piquetages sur dix-sept mètres de longueur, comme une tapisserie de Bayeux. Outre la polyvalence technique de Fanny Viollet, il ne faut pas négliger l’importance qu’elle accorde aux matériaux. Les fils sont certes essentiels, mais l’artiste utilise également toutes sortes de matières récupérées. Comme cette série des Mouchoirs trouvés (Fig. 4), ramassés dans la rue puis brodés. L’enthousiasme de l’artiste pour les éléments négligeables s’illustre particulièrement dans les Boites à dérisoire (Fig. 5) où, entre 1984 et 1990, elle fiche tout ce qu’elle peut trouver (comptant environ dix milles fiches tenant dans soixante-neuf boites noires).
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Le travail sériel est une autre particularité notable chez Fanny Viollet. Chaque série peut lui prendre de plusieurs mois à quelques années, mais aucun n’a atteint la durée des Nus rhabillés qui l’occupent ponctuellement depuis le début des années 1990. Aux prémices de cette série, d’autres cartes brodées où l’artiste installe un personnage dans une vue touristique, cherchant un surplus de sens. Leur succès dans deux expositions successives l’incite à continuer. C’est en 1996, année où elle découvre que L’Origine du monde de Gustave Courbet a été éditée en carte postale par le Musée d’Orsay, que lui vient l’idée des Nus rhabillés (Fig. 6 : un des nombreux exemples de L’origine du monde de Courbet, rhabillée par Viollet) Pourtant c’est une mésaventure qui inspira sa démarche.
« Après la mort de Michel-Ange, l’Arétin (le premier journaliste, dit-on, personnage à la fois scandaleux et moralisateur) ainsi que le pape Paul IV, tous deux offusqués par toutes les nudités de la Chapelle Sixtine, voulurent faire disparaître le choquant Jugement Dernier. Le peintre Daniele da Volterra qui avait connu le Maître et l’admirait profondément, sauva le chef-d’œuvre de la destruction en voilant d’élégantes culottes et de pudeur tous les corps nus. Plus tard, les critiques d’art, oublieux de ce qu’on lui devait, se moquèrent de Volterra, le surnommèrent ‘il braghettone’. C’est pour lui rendre hommage que ces cartes postales ont été brodées (et bien d’autres encore). » (2)
Choisir de rhabiller les nus de l’art est une aventure sans fin, puisqu’ils ont été une source d’inspiration pour des générations d’artistes notamment depuis la Renaissance. La tâche de Fanny Viollet n’est donc pas aisée. Encore faut-il toutefois trouver une carte postale, support essentiel à cette grande entreprise d’habillage, comme le confie l’artiste sous forme d’anecdote.
« Lorsque je vais visiter un musée pour la première fois, je passe d'abord voir les cartes postales de la boutique pour repérer les nus. Ensuite je visite et suis ravie d'admirer les nus en question. Avant, je visitais, et lorsque je voyais le tableau d'un très beau nu, je croisais les doigts jusqu'à mon passage à la boutique... S'il n'existait pas de carte postale, j'étais très déçue, car j'avais déjà anticipé l'habillage ! C'est pourquoi maintenant, je prends les devants. » (3)
L’intérêt de la plasticienne pour les cartes postales remonte à loin, justifiant son engouement à les amasser en véritable collectionneuse. Enfant, Fanny Viollet se souvient avoir reçu des cartes postales auxquelles elle était profondément attachée. Devenue étudiante en histoire de l’art, elle s’y est intéressée comme une ressource documentaire. C’est ensuite l’évolution de la carte postale qui l’a interpellée.
« Plus tard, l'historique de ce petit bout de carton me plut. D'abord sans image, puis illustrée, tout de suite figée dans ses dimensions immuables, jusqu'à il y a peu, 10,5 x 15 cm. Et puis, quelle audace dans la contrainte : propageant avec le même aplomb la reproduction de la miniature d'un livre d'heure ou le Sacre de Napoléon, au même format ! Mais aussi tellement modeste qu'elle semble exister en dehors de la culture. » (4)
A la fin des années 1990, Fanny Viollet commence donc à les rhabiller. Travailler sur une surface si petite exige précision et minutie. Défi idéal pour cette artiste qui considère que « la facilité n'a pas la même saveur que la virtuosité » (5). A la difficulté représentée par la taille du support, s’ajoute celle de sa qualité. Le papier variant de texture ou d’épaisseur d’une carte à l’autre, elle doit sans cesse adapter son geste. Néanmoins, Fanny Viollet utilise toujours la broderie comme technique de base. Elle détaille les deux variantes employées.
« 1. Uniquement du fil : les points serrés couvrent la surface qui est ainsi totalement brodée.
- Beaucoup de variantes possibles sur les matières de ces fils (soie, coton, viscose, polyester...), les grosseurs de ces fils (cela devient alors très technique et en rapport avec la taille des aiguilles).
- Des effets produits par l'orientation des points, alignés, croisés, en zig-zag, bouclés, dispersés...
- Les couleurs, unies, ombrées, multicolores et parfois du fil invisible (transparent).
2. Effet appliqué : un réseau de points brodés plus ou moins dense, avec les caractéristiques ci-dessus énumérées, maintient en place et orne une petite pièce de tissu aux multiples variantes possibles, de papier, de dentelle ou autre matières possibles à coudre... » (6)
Outre le fil qui lui sert à broder ces rhabillages, d’autres éléments peuvent jouer le rôle de vêtements. Fanny Viollet prend le même plaisir à travailler la dentelle de Calais, que des déchets qu’elle amasse et dont l’attrait a déjà été évoqué plus haut. Ces matériaux de récupération constituent une réserve infinie devant laquelle l’artiste peut rester indécise, parfois même une semaine selon son propre aveu. Ne sachant que piocher parmi ces éléments, réfléchissant aux plus adaptés à chaque Nu rhabillé.
« Cela engendre un grand désordre dans mon atelier… L'exécution est souvent très difficile et toujours précédée de la réalisation d'un petit échantillon. Tous conservés depuis mes débuts ! Ils me servent de repères. Il faut qu'il y ait une adéquation, une sorte d'intelligence dans la transposition du style ou de la technique du peintre, ou bien un clin d'œil ; ou carrément un contrepied humoristique. » (7)
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Fanny Viollet joue en effet sur plusieurs tableaux lorsqu’elle rhabille les nus. Parfois, le vêtement est en parfaite adéquation avec le personnage ou le contexte. C’est le cas lorsqu’elle drape de dentelle blanche la délicate Galatée d’Anne-Louis Girodet (Fig. 7) ou encore quand elle impose le maillot de bain à toutes les participantes au Bain Turc de Jean-Auguste Dominique Ingres (Fig. 8). A l’opposé, l’artiste peut vouloir se détacher des codes propres à certains sujets ou époques. Ainsi, une domestique noire va se parer de blanc tandis que sa maîtresse blanche sera en noir dans Le Massage. Scène de hammam d’Edouard Debat-Ponsan (Fig. 9). Mais l’humour est également un maître mot dans l’art de Fanny Viollet. Avec une ironie certaine, la pauvre Ève de Lucas Cranach (Fig. 10), se retrouve affublée de pommes vertes des pieds à la tête alors même qu’elle croque le fruit défendu. Bien moins nombreux – l’explication se trouve dans l’Histoire de l’Art – les hommes peuvent néanmoins subir le même sort, comme Le pêcheur à l’épervier de Frédéric Bazille (Fig. 11), rhabillé des pieds à la tête. En sus, Fanny Viollet aime tout autant s’attaquer aux œuvres contemporaines, à l’instar de son rhabillage délicat et magnétique d’Ema (Akt auf einer Treppe) de Gerhard Richter (Fig. 12).
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Parmi ce champ de possibles règne la confusion des genres, et trouver la solution esthétique prend donc un certain temps ! Pourtant, si Fanny Viollet affirme que certaines de ses activités artistiques sont accomplies avec beaucoup de gravité, il n’en n’est rien pour les Nus rhabillés qu’elle veut avant tout ludiques. Pour autant, le positionnement de l’artiste est subtil. D’aucuns la considèrent comme réactionnaire dans sa démarche de vouloir rhabiller des nus. D’autres la voient comme une féministe tant les nus féminins constituent une grande part de cette série. Pourtant, Fanny Viollet n’est pas responsable du fait que le corps féminin a toujours été un objet de désir pour les peintres, ce qui explique donc son omniprésence dans l’histoire de l’art. Pour la même raison, certains vont jusqu’à la qualifier d’antiféministe car elle ose rhabiller les femmes… Mais toute la qualité de l’artiste est là : savoir jouer des codes avec dérision. En somme, chaque Nu rhabillé est un jeu où Fanny Viollet « pratique l'humour tout en rendant hommage à l'histoire de l'art » (8). L’artiste n’éprouve que du plaisir à penser et réaliser sa série des Nus rhabillés, confortant finalement le spectateur dans son enthousiasme à en découvrir chaque nouvelle pièce. Même si la série en compte déjà plus de cinq cent cinquante (9) !
Cet article – légèrement retravaillé – a été initialement publié dans Fanny Viollet. Les nus dans l'art, entre art du déshabillage et esthétique du rhabillage, par Anaëlle PRÊTRE et Alain de WASSEIGE, 100 Titres, Bruxelles, 2014, n. p.
Cet ouvrage propose de découvrir les Nus rhabillés par Fanny Viollet selon un classement chronologique qui reprend les grandes périodes de l’Histoire de l’Art.