Pour une nouvelle histoire de l’île de Pâques
Depuis la découverte de l’île de Pâques par le navigateur hollandais Jakob Roggeveen, en 1722, les observateurs furent nombreux à fournir des commentaires sur cette terre isolée. Il s’ensuit une abondante littérature, tantôt fantaisiste, souvent sérieuse et argumentée. Pourtant, concernant les grandes statues, dont le gigantisme -parfois exagéré- est à la source de bien des discours, guère d’originalités ont été produites depuis les travaux menés par Katherine Scoresby Routledge pendant la Première Guerre mondiale ou ceux conduits par Alfred Métraux en 1934.
Ainsi, par exemple, est-il aujourd’hui admis que les grandes statues (moai) furent abattues de leurs autels (ahu) au cours de guerres tribales et que le volcan carrière (le Rano Raraku) fut un beau jour délaissé, les artisans ayant abandonné sans préavis le travail entamé, laissant jusqu’à leurs outils aux pieds des colosses inachevés. Au delà du caractère formidable des constructions, pour lesquelles des tonnes de tuf et de basalte ont été charriées, cette interruption brusque de toute activité semble être un des points les plus remarquables de l’histoire de l’île, dont le destin funeste se poursuivra avec sa colonisation au XIXe siècle.
L’hypothèse est ici parfaite, car conforme aux observations de terrain. Plus aucune statue n’est encore debout, sinon celles restées dans la carrière ou celles redressées récemment pour la plus grande satisfaction des visiteurs modernes. Des dizaines de moai, à peine ébauchés dans les falaises du Rano Raraku, attestent le départ inopiné des sculpteurs. En bordure des voies permettant leur acheminement, des géants traînent au sol, que plus personne ne conduira vers quelque plate-forme. Tout semble empreint d’un sauve-qui-peut généralisé, voire de violences.
Alfred Métraux (5 novembre 1902 - 11 avril 1963). Anthropologue d’origine suisse ; il s’est formé à Paris et obtiendra plus tard la nationalité américaine. Il s'est spécialisé dans l'étude des peuples d'Amérique du Sud et des Caraïbes, notamment dans l'étude de la paysannerie haïtienne et des cultes afro-américains. Ses travaux sur le Vaudou haïtien et sur le chamanisme font d'ailleurs toujours référence aujourd'hui en anthropologie religieuse. En 1934-1935, Paul Rivet lui confia la direction de la mission française où il prendra en charge la partie ethnographique du séjour. En 1938, il est nommé chercheur au Bishop Museum d'Honolulu, puis part enseigner aux États-Unis, à Berkeley et à Yale.
Depuis quelques années, les circonstances de cette débâcle semblent enfin établies. L’île de Pâques a connu une crise écologique sans précédent, perdant en quelques générations l’ensemble de son domaine forestier. Pareille conjoncture poussa les Pascuans à une lutte implacable pour la survie : les artisans troquèrent leurs bouchardes pour des lances, ceux qui halaient les moai eurent tôt fait de rejoindre leur clan pour le défendre, les vainqueurs mirent bas les effigies des vaincus qui, en réponse, organisèrent des représailles. Vendetta, vengeance, cannibalisme, … les « mystères » de l’île de Pâques s’estompent devant une tragédie !
Témoignages et légendes confirment l’existence de temps troublés. Juan Tepano, informateur de Katherine Routledge (1915), de Macmillan Brown (1924) et d’Alfred Métraux (1934), rapporte que les vieux de son enfance lui décrivaient « les fracas des statues écroulées ». Il se souvenait même du récit de l’un d’eux à propos du renversement, à Ahu te Pito Kura sur la côte sud, de Paro qui, selon la tradition, aurait été la dernière statue dressée sur un autel : « Une femme tupa-hotu avait été tuée, puis mangée par des gens de Tuu. Son fils montra sa piété filiale en traquant dans une caverne une trentaine de personnes appartenant au district où l'outrage avait été commis. Paro fut la victime de cette querelle : des cordes furent passées à son cou, une bande de guerriers ivres de leur victoire s'y attela et l'énorme masse s'abattit face contre terre. »
Hollywood ne s’est pas privé de s’emparer d’un scénario aussi prometteur, n’ajoutant au drame qu’une idylle entre « Roméo Montaigu-Longues-Oreilles » et « Juliette Capulet-Courtes-Oreilles », afin que puissent être supportées violences, consommation de chairs humaines et autres cruautés. Dans un ouvrage récent et selon une approche sans rapport aucun avec le cinéma de fiction, Jared Diamond utilisa le destin malheureux de l’île de Pâques comme un des exemples probants de l’effondrement des civilisations. L’essai est argumenté sur des bases solides et les éléments pris en compte sont passés au crible de la critique.
Mais, quelles que soient les études, jamais crise et violence ne sont remises en cause ! Pourtant, ces points sont seulement établis sur base d’un examen sommaire des vestiges matériels de la splendeur passée de l’île et illustrés par des témoignages indirects ou tardifs, éventuellement influencés par les travaux des premiers observateurs. Les modèles sont fermement charpentés, mais reposent sur des pieds d’argile. Les constats palynologiques sont les seuls à offrir une série de données fondées. À l’inverse, les fouilles archéologiques sont rares et la chronologie des événements mal établie. Peut-on se contenter d’une telle fragilité ?
De surcroît, s’il est question de violence, quelques faits sont équivoques. Ainsi, que penser du sage rangement de beaucoup de statues, souvent déposées aux pieds des ahu en lignes parallèles et presque toujours face contre terre ? Comment expliquer ces vastes terrasses, à Te Peu, à Vinapu ou à He Kii par exemple, faites de tonnes de blocs de tuf et qui enferment des statues brisées ? Ces singularités sont-elles vraiment l’œuvre de guerriers ivres de vengeance, s’astreignant à un travail pénible et de longue haleine pour humilier leurs ennemis ?
L’abandon soudain de la carrière du Rano Raraku pose également quelques problèmes. D’où viennent les terres qui enferment les géants dressés dans ou autour du volcan ? Comment expliquer encore que ces mêmes statues soient d’un autre type que celles destinées aux ahu ? Pourquoi plusieurs ébauches ont-elles été façonnées en des endroits où il était impossible de les achever ? Que penser de ces autres statues, quasiment terminées, mais taillées là où les extraire aurait tenu de la sorcellerie ?
Les témoignages anciens vont également à l’encontre d’une crise subite. Depuis la découverte des terres pascuanes par le Néerlandais Roggeveen, en 1722, et au moins jusqu’au passage au large de l’île de l’amiral Dupetit-Thouars, en 1834, les différents visiteurs européens témoignent tous de la présence de statues debout, à côté d’autres couchées sur le sol. Au minimum, la crise pascuane aurait donc duré plus que la guerre de cent ans qui opposa Plantagenêt et Capétiens (XIVe-XVe siècles). Or, les observateurs des XVIIIe et XIXe siècles ne relatent aucune violence particulière sur l’île, pas plus qu’ils ne constatent la moindre indigence alimentaire. Au contraire, les Natifs apportent aux marins quantité de cannes à sucre et de patates douces en échange d’un vêtement ou d’un morceau de métal.
Aucun raffinement du modèle « crise-violence-compétition-survie » ne permet de rendre compte de ces anomalies, dont la récurrence s’assortit mal d’un classement sans suite. Faut-il pour autant se créer l’image d’une population pacifique ? Rien n’est moins sûr et les récits des guerres entre Longues- et Courtes-Oreilles doivent certainement évoquer d’importantes traditions, en témoigne leur entretien au fil des générations. Un des récits de guerre les mieux documenté est celui que Juan Tepano rapporta à Alfred Métraux en 1934, à propos de la rivalité qui opposa longtemps la confédération de Tuu à celle de Hotu Iti. Les heurts et malheurs de Kainga, héros de ces récits, ne sont cependant pas à proprement parler des faits de guerre. Il s’agit d’une succession d’actes de malveillance et de vengeance, le tout inscrit dans un contexte fort peu tendre, où se côtoient assassinat et cannibalisme.
Il semble donc temps de reprendre l’ensemble du débat concernant la débâcle de la civilisation pascuane, manifestement trop rapidement mise au compte d’une crise naturelle. Sans vouloir remettre en cause les chercheurs qui ont élaboré le modèle « crise-violence », on reconnaîtra que l’idée est directement issue de la New Archaeology, dont un des piliers était d’admettre l’inféodation de la culture au milieu. Mais les faits s’accommodent mal d’explications aussi simples. Une série de nouveaux constats et le réexamen des données anciennes permettent de proposer de nouvelles hypothèses, telle la non appartenance de la destruction de tous les ahu à une période particulière. Ce point fut mis en évidence lors des fouilles des Musées royaux d’Art et d’Histoire conduites par Nicolas Cauwe, Dirk Huyge et Johnny De Meulemeester sur le site d’Ahu Motu Toremo Hiva. Le même constat avait été établi quelques années auparavant pour le site d’Ahu o Rongo d’où provient la statue de l’île de Pâques ramenée en Belgique en 1935 et conservée depuis lors aux Musées royaux d’Art et d’Histoire.
Entre-temps, Oscar Gonzales-Ferrán, géologue de l’Université du Chili (Santiago), a entrepris une série d’études sur les différents raz-de-marée qui ont affecté l’île depuis le XIIe siècle, soit depuis sa colonisation par des Polynésiens. De cet examen, il ressort que la ruine de quelques monuments correspond d’abord aux dégâts de grandes vagues avant d’être le fruit de malveillances guerrières. Par ailleurs, le réexamen des documents provenant des premières fouilles conduites en terre pascuane (celles de la fin des années 1950 dirigées par Thor Heyerdahl) a également été entrepris, offrant là aussi quelques surprises, dont l’évidence de l’inhumation consciencieuse de statues, opération sans commune mesure avec une destruction tapageuse. Enfin, très récemment, Jan Boersema, de l’Université d’Amsterdam, a pu démontrer l’absurdité d’une crise écologique subite ; il s’agit plutôt d’un processus long et graduel, accompagné d’aucune crise alimentaire majeure, situation plausible eu égard aux témoignages des explorateurs des XVIIIe et XIXe siècles.
Au total, on peut donc établir une nouvelle série de faits :
- Les problèmes de survie, qui auraient engendré violence et compétition, sont réfutés par les données palynologiques et les témoignages des XVIIIe et XIXe siècles. La fameuse crise écologique a existé, mais elle correspond à une lente anthropisation du milieu qui aboutit à une déforestation quasi complète de l’île, sans le moindre saut critique particulier. Au fur et à mesure du déboisement, les zones ouvertes ont été mises à profit pour une extension des domaines agricoles. Au total, si le milieu a changé, l’économie de production a suppléé aux pertes des ressources naturelles.
- Une partie au moins des monuments pascuans n’ont pas été détruits par violence. Pour certains d’entre eux, on peut déjà affirmer qu’ils ont été démontés au moyen de procédés complexes. Ainsi, à Ahu Motu Toremo Hiva, peut-on reconnaître la construction d’une grande rampe précédée d’un épandage de poussières de scorie rouge et de l’enlèvement consciencieux des galets de la terrasse. Ailleurs, on a procédé au dépôt organisé des statues, parfois même à leur « inhumation » dans des amas de pierrailles impressionnants et à l’exposition de leur « chapeau » (pukao) sur des socles de cailloutis.
- Le principe de déconstruction des monuments cultuels ne ressortit pas à une époque particulière, mais fut mis en application au minimum dès le XIVe siècle.
À partir de ces faits, on peut tenter de nouvelles hypothèses, dont la vérification et/ou la réfutation forment les buts du programme de recherche accordé aux Musées royaux d’Art et d’Histoire par la Politique scientifique fédérale (1). Ainsi, peut-on faire les propositions suivantes :
- Les monuments pascuans n’ont jamais subi la moindre violence propre à engendrer leur ruine. Une nouvelle description de chacun d’eux sera entreprise afin de vérifier la validité du propos qui, quoi qu’il en soit, a déjà été rapidement testé sur plusieurs dizaines de plates-formes.
- Si crise il y a eu (diminution puis perte de toute forêt et des ressources qui en dépendaient, soit fruits de consommation, écorce pour la confection de cordages et de textiles, bois d’œuvre pour les maisons et les bateaux, palme pour couvrir les toitures, rondins pour le transport des statues, …), elle n’aboutit pas à la mise à mort des monuments, mais à l’absence de construction de nouveaux exemplaires destinés à soutenir l’érection de statues. Ce n’était donc pas les ruines qu’il fallait considérer -elles ont existé de tout temps-, mais l’absence de nouveaux ahu-moai à partir du XVIIe siècle.
- Les statues laissées dans le volcan carrière n’étaient pas destinées à quelque ahu, mais élaborées afin de transformer le volcan lui-même en un nouveau lieu de culte. On en veut pour premiers éléments de preuve les différences stylistiques qui opposent les géants répartis sur l’île et ceux restés dans la carrière ou encore les dimensions invraisemblables de ces derniers, décidément intransportables. Les prétendues ébauches relèveraient plutôt d’une humanisation des falaises que d’un désir de fabriquer des statues détachables et transportables. L’enfouissement volontaire des géants dressés dans et autour du volcan achève de convaincre du désir de les laisser sur leur lieu de fabrication.
Mais il y a plus. L’interruption de projets architecturaux semble aller de paire avec un renouveau iconographique et des changements dans les pratiques funéraires. En lieu et place des ahu-moai, de l’art rupestre fait son apparition, essentiellement au service de la représentation du dieu Makemake, ce dernier figuré soit sous la forme d’un visage vu de face, soit sous celle de l’Homme-Oiseau (Tangata manu). Les morts, incinérés et dont les cendres étaient jetées autour des plates-formes à statues, rejoignent dorénavant des sépultures en pleine terre.
Cet ensemble de considérations montre à quel point le problème se situe dans la sphère culturelle, non dans celle de la seule « compétition-survie » : c’est toute la relation aux morts et aux dieux qui est remise en cause, soit la vision de la marche du monde.
Les morts doivent céder le pas aux dieux, leurs images restent couchées face contre terre et les restes des défunts viennent les rejoindre dans une inhumation définitive. Dans le volcan-carrière, des effigies dignes des ancêtres d’autrefois, voire plus colossales encore, continuent d’être dressées, mais elles sont privées d’yeux et ne parcourent plus l’île. Dans le même temps, Makemake accède à la représentation. Sa figuration se contente souvent de ses seuls yeux parfois démultipliés comme des ondes. Même sous sa forme « Homme-Oiseau », le visage se résume à un bec et à un œil. Les statues d’ancêtres avaient de longues oreilles, parfois incrustées de scorie rouge, celles du Makemake sont courtes ou non représentées. La figuration des ancêtres profitait d’un travail en ronde-bosse et de plates-formes architecturées, les dieux reçoivent un traitement à plat et sont peints ou gravés sur la roche naturelle.
Les motivations de ce changement profond dans la religion -donc dans la culture- ne sont pas encore connues. Quoi qu’il en soit, la dégradation du milieu naturel n’y est pas nécessairement étrangère. Par contre, il est possible de calculer l’avantage de ce passage. Les ancêtres ne travaillent que pour leurs descendants. Les plates-formes qui leur sont destinées sont d’ailleurs dispersées sur l’ensemble des côtes de l’île, en fonction du partage du territoire entre clans. Le Makemake, comme tous les dieux, transcende les lignages et peut imposer sa volonté à tous. Le lieu de culte qui lui est réservé est un des cratères devenus lacs, soit un lieu indépendant des territoires claniques. Si une gestion globale de l’île fut à un moment donné nécessaire, les ancêtres ne pouvaient y répondre, les dieux étaient aptes à y parvenir.
L’histoire de l’île de Pâques serait-elle celle d’un changement profond des traditions religieuses ? Le processus fut certainement lent et graduel, en témoignent les récits des premiers explorateurs, rapportant l’existence, encore au XVIIIe siècle et au début du suivant, de statues debout. Plus d’un siècle de récits allant dans le même sens, pour un processus manifestement entamé avant l’arrivée des Blancs, c’est un peu long pour une révolution brutale et guerrière ne concernant que quelques milliers d’âmes, enfermées dans moins de 200 km2 !
Les changements concernent plutôt la vision du monde et les garants du bon fonctionnement de la société. Or, en ces domaines, l’histoire a déjà montré l’importance des résistances et du conservatisme : on ne change pas de mentalité comme de chemise et il faut du temps pour assurer pareille transformation. Dans ce cas-ci, il s’agit, ni plus ni moins, de se débarrasser du pouvoir des ancêtres. Mais, à l’île de Pâques, croyances et superstitions ont eu la peau dure, d’autant que les défunts continuaient de s’accumuler et qu’il convenait d’en tenir compte. Ce n’est donc pas à une disparition des ancêtres que l’on assiste, mais à l’établissement de procédés, apparemment complexes si l’on en juge par les fouilles récentes, destinés à en réduire la puissance : les statues se retrouvent face contre terre ou privées d’yeux, enfermées dans des sédiments, comme si on avait cherché à les enterrer. Les dépouilles des trépassés reçoivent le même traitement. L’inhumation serait-elle comprise, en ces terres là, comme la meilleure façon de contenir les velléités de pouvoir et d’indépendance des ancêtres ?
D’autres moyens furent sollicités. Si cadavres et statues de chaque clan reçoivent désormais une « sépulture », de nouvelles effigies s’accumulent dans le volcan-carrière. Les ancêtres auraient-ils été rassemblés dans un lieu unique, cassant ainsi leur capacité à gérer les affaires de leurs descendants ? Là, ils sont à la manière des saints chrétiens : de « super morts » au service de tous, sans plus aucun lien avec le lignage dont ils sont issus.
Si les divinités ont de grands yeux, les ancêtres perdent le regard. Le Makemake a de courtes oreilles, les ancêtres traînent pour l’éternité leurs lobes allongés. De la ronde-bosse à l’art rupestre, le regard passe d’une entité à une autre et, insensiblement, mais non sans difficultés, la société pascuane s’engage dans de nouvelles valeurs.
Que reste-t-il de l’effondrement de la société pascuane ?
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