Introduction
Entre 1938 et 1961, Marcel Duchamp fut sollicité par André Breton pour la conception scénographique de cinq expositions surréalistes internationales organisées à Paris et à New York. (1) Pour ces expositions considérées aujourd’hui comme des jalons dans l’histoire du surréalisme, Duchamp créa des scénographies spectaculaires (2). Immergeant les spectateurs dans des environnements déroutants, les mises en scène de Duchamp font aussi partie de l’histoire des expositions. Notre contribution se situe à la croisée de ces deux domaines. Envisageant l’histoire de l’art par le biais de l’exposition, elle se consacre plus précisément à la première scénographie demandée par Breton à Duchamp pour l’Exposition internationale du surréalisme, organisée à Paris en 1938.
Genèse de l’exposition
L’idée d’organiser une grande exposition surréaliste internationale à Paris naît à l’automne 1937 à l’initiative de Raymond Cogniat, le directeur de la Gazette des Beaux-Arts, une revue publiée par Georges Wildenstein. Ce dernier est le propriétaire de la galerie Beaux-Arts située au 140, rue du Faubourg Saint-Honoré. Cette galerie était connue pour sa série d’expositions intitulée « Etapes de l’art contemporain », une série en fait dédiée à l’art moderne, comme le fauvisme ou le cubisme, et pour ses accrochages « semi-officiels et de tout repos » (3). Il est étonnant que les surréalistes aient choisi d’exposer dans une galerie si renommée de la rive droite, « une des galeries les plus chics de Paris », selon Man Ray (4). Georges Hugnet a avancé une possible explication en soulignant les liens de parenté qui existaient entre Wildenstein et la femme de l’artiste Kurt Seligmann (5). André Breton et Paul Eluard acceptèrent finalement l’invitation à exposer, à une condition : une liberté totale dans le choix des œuvres et dans la présentation de celles-ci (6). L’organisation de l’exposition se fit très rapidement, puisque celle-ci ouvrit les portes en janvier 1938. Dès le départ, Breton et Eluard décident de faire de l’exposition un événement dépassant la simple rétrospective. Comme l’écrit Marcel Jean :
« Les expositions surréalistes avaient un caractère d’information […] c’était des résumés, ou des bilans. […] Cependant, à Paris, les surréalistes désiraient depuis longtemps organiser une manifestation qui soit aussi une création, qui rompe avec les séculaires accrochages sur les murs anonymes d’une galerie, d’un Salon, d’un musée. » (7).
Fig. 1 – Kurt Seligmann (1900 – 1962), affiche de l’Exposition internationale du surréalisme. (Lieu de conservation inconnu.) |
Il s’agit aussi de relancer le mouvement surréaliste qui, en 1938, n’apparaît déjà plus comme le mouvement révolutionnaire qu’il avait été dès le milieu des années 1920 (8). Breton et Eluard sont donc les deux organisateurs de l’exposition. Duchamp les rejoint, à la demande de Breton, en tant que « technicien bénévole » et « générateur-arbitre ». C’est sous ce dernier titre qu’il apparaît, après Breton et Eluard, dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, qui sert de catalogue à l’exposition. Le titre souligne bien le double rôle de Duchamp : à la fois générateur d’idées et arbitre en cas de conflit au sein du groupe surréaliste (9). Dans un entretien de 1952, Breton, pour sa part, décrit Duchamp comme le « principal animateur et metteur en scène » de l’exposition (10). Parmi les autres artistes présents dans le comité d’organisation, notons la présence de Salvador Dalí et Max Ernst en tant que « conseillers spéciaux », Man Ray en tant que « maître des lumières » et Wolfgang Paalen en tant que responsable des « eaux et broussailles » (11). Enfin, Kurt Seligmann réalisa l’affiche de l’exposition .
Fig. 2 – Carton d’invitation au vernissage de l’Exposition internationale du surréalisme. (Lieu de conservation inconnu.) |
L’exposition se déroula du 18 janvier au 22 février 1938, avec un vernissage le soir du 17 janvier. Le carton d’invitation pour le vernissage
montre une photographie d’Enigmarelle, « le descendant authentique de Frankenstein », un automate dont on annonce qu’il fera une apparition le soir du vernissage. A gauche de l’image sont listés les autres événements prévus pour la soirée : « apparitions d’êtres-objets », « l’hystérie », ou encore « L’Acte manqué », une performance de la danseuse Hélène Vanel. A droite de l’image sont énumérés les éléments principaux de la scénographie de l’exposition : on y trouve une « descente de lit en flancs d’hydrophile », mais aussi « les plus belles rues de Paris », un « taxi pluvieux » et un « ciel de roussettes ». Le public est prévenu : ceci n’est pas une simple rétrospective surréaliste.Taxi pluvieux et grotte surréaliste
Fig. 3 – Vue de l’Exposition internationale du surréalisme, cour d’entrée avec le Taxi pluvieux de Salvador Dalí. (Installation détruite.) |
Le spectacle commence dès la cour d’entrée de la galerie. Les visiteurs y étaient accueillis par le Taxi pluvieux de Dalí (12). Après avoir traversé la cour, les spectateurs accédaient au corridor d’entrée de la galerie. Celui-ci avait été transformé, pour l’exposition, en « Rue surréaliste ». On y voyait seize mannequins, placés l’un à côté de l’autre , le long d’un mur sur lequel on pouvait discerner, en plus d’affiches d’expositions passées et de tracts et photographies surréalistes, des plaques d’émail bleu portant des noms de rue . Certaines d’entre elles portaient le nom de rues existantes, comme par exemple la rue Vivienne (où vécut Lautréamont), la rue de la Vieille-Lanterne (où se suicida Gérard de Nerval) ou encore le Passage des Panoramas. Les autres plaques portaient des noms de rues inventées : rue aux Lèvres, rue de Tous les Diables, rue de la Transfusion-de-Sang… (13) Pour ce qui est des mannequins, chacun d’entre eux était habillé et décoré par un artiste participant à l’exposition. Le premier mannequin que les spectateurs voyaient, sur leur gauche en rentrant, était celui de Jean Arp : il était recouvert d’un sac poubelle portant l’inscription « PAPAPILLON ». Suivaient ensuite les mannequins d’Yves Tanguy et Sonia Mossé, la seule femme artiste de la « Rue surréaliste ». Le quatrième mannequin était celui de Duchamp . Contrairement aux autres artistes, Duchamp a habillé sa poupée de vêtements d’homme, comme le raconte Man Ray :
« Duchamp posa simplement sur son mannequin le veston et le chapeau qu’il venait d’enlever, comme si le mannequin était un portemanteau. C’était le moins frappant des mannequins exposés, mais il symbolisait à merveille le désir qu’avait Duchamp de ne pas trop attirer l’attention. » (14)
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En plus de son veston et de son chapeau, le mannequin portait une chemise et une cravate, ainsi que des chaussures… mais pas de pantalon. Dans la poche de son veston se trouvait une ampoule. La signature de l’artiste ne se voit pas au premier regard ; ce n’est qu’en s’y approchant de plus près qu’on remarque, sur le pubis glabre du mannequin, les mots « Rrose Sélavy ». Sur le mur derrière le mannequin était accrochée une reproduction d’un Rotorelief (1935) de Duchamp. Le mannequin de Duchamp est intéressant pour plusieurs raisons. Il s’agit ainsi de la seule version « tridimensionnelle » de l’alter ego de Duchamp, Rrose Sélavy (15). La remarque de Man Ray souligne ensuite l’économie de moyens de Duchamp dans la décoration du mannequin. Comme le dit Bernard Marcadé, « [Duchamp] fait le moins possible, se distinguant nettement de la brocante surréaliste exhibée. » (16). Enfin, grâce à Man Ray toujours, on apprend que Duchamp ne cherchait pas, à travers l’exposition de ses œuvres au sein des expositions surréalistes, à attirer l’attention. Son but n’était pas de voler la vedette aux artistes surréalistes qu’il aidait, après tout, à exposer. A la droite du mannequin de Duchamp se tenait le mannequin d’André Masson, intitulé Le bâillon vert à bouche de pensée. Suivaient ensuite les mannequins de Seligmann, Max Ernst (en fait deux mannequins, un homme et une femme), Miró, Augustín Espinoza, Wolfgang Paalen (recouvert de champignons, avec une chauve-souris sur la tête), Dalí, Maurice Henry (son mannequin avait littéralement la tête dans les nuages), Man Ray, Oscar Domínguez, Léo Malet et, enfin, le mannequin de Marcel Jean.
Les mannequins exposés à la galerie Beaux-Arts, décorés à l’aide d’objets quotidiens, formaient des objets surréalistes par excellence en mettant en scène des motifs centraux au sein du surréalisme, tels qu’ils sont énumérés par Uwe M. Schneede : « le voilement et le dévoilement, le désir brimé, le plaisir empêché, la force des pulsions inconscientes. » (17). Si Duchamp n’est pas à l’origine de l’idée de la « Rue surréaliste », il semble néanmoins qu’il ait eu son mot à dire concernant les artistes qui furent choisis pour décorer les mannequins. Lewis Kachur affirme ainsi que c’est Duchamp qui aurait suggéré de demander non pas seulement à des peintres, mais aussi à des écrivains surréalistes, comme Léo Malet, de décorer un mannequin (18). Mais l’apport majeur de Duchamp à l’exposition fut, sans conteste, la salle suivante : c’est lui qui conçut la salle principale de l’exposition.
On imagine la surprise des spectateurs au moment où ils pénétraient dans cette salle toute sombre. Le manque de lumière est dû à Duchamp. Breton lui demanda en effet de s’occuper du plafond de la salle, un plafond sur lequel se trouvait une grande verrière qui offrait un éclairage zénithal à la salle. Duchamp, se souvenant de la volonté de Breton de s’éloigner le plus possible des expositions traditionnelles, décida, dans un premier temps, d’accrocher une centaine de parapluies ouverts, les dômes vers le bas (19). Néanmoins, l’idée ne pouvant être réalisée dans les temps, Duchamp en proposa une autre :
« En 1938, c’était très amusant. J’avais eu l’idée de la grotte centrale avec les 1200 sacs de charbon suspendus au-dessus d’un brasero. C’était un appareil électrique mais les assureurs ont refusé. On l’a fait quand même, d’ailleurs, et alors ils ont accepté. D’ailleurs les sacs étaient vides. […] Il y avait de la poussière de charbon. C’étaient des vrais sacs qu’on avait été chercher à La Villette ; il y avait dedans des papiers, des journaux qui faisaient du volume. » (20)
Le plafond (21). Voici donc le « ciel de roussettes » mentionné sur le carton d’invitation, les roussettes étant une variété de chauves-souris. Le sol n’avait pas non plus été oublié : celui-ci était recouvert de sable et de feuilles mortes (22). On se retrouve bien à l’intérieur d’une grotte. Une grotte dont le seul éclairage provenait du brasero, situé au centre de la salle. Comme l’explique Duchamp : « On ne voyait pas les tableaux. Man Ray avait eu l’idée de donner à chaque visiteur une torche électrique pour regarder s’il voulait voir quelque chose. » (23). Le problème, c’est que ces torches disparurent très vite avec les visiteurs le soir du vernissage, et il fallut donc installer, pour le reste de l’exposition, un éclairage fixe (24). En réalité, l’idée originale de Duchamp, en ce qui concerne l’éclairage des œuvres, était tout autre. Comme l’explique Marcel Jean, « Duchamp avait pensé à installer un jeu d’‘oeils magiques’ [sic] grâce auquel les lumières se seraient allumées lorsque les spectateurs auraient coupé un rayon invisible en passant devant les toiles. » (25). Ici aussi, l’idée s’avéra trop compliquée à réaliser, et c’est alors qu’on décida de donner des lampes torches aux spectateurs. Dans les deux cas, que ce soit grâce au rayon invisible ou grâce à la lampe torche, c’est le spectateur qui sort le tableau de l’obscurité. On aurait donc ici une application concrète de la célèbre phrase de Duchamp : « Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux. » (26).
était très bas et Masson raconte que la poussière tombait sur les visiteursFig. 10 – Vue de l’Exposition internationale du surréalisme, la salle principale. Des visiteurs admirent des œuvres placées sur des portes « revolver ». |
Fig. 11 – Vue de l’Exposition internationale du surréalisme, la salle principale. Une mare entourée de fougères est placée devant un double lit. |
Il n’y a pas que sur les murs qu’on pouvait trouver tableaux et objets. Duchamp eut l’idée de placer deux portes tournantes (ou « revolver ») de part et d’autre du brasero sur lesquelles furent accrochées des œuvres (27). Le visiteur occupé à admirer le « ciel de roussettes » risquait de se retrouver les pieds dans l’eau. « Un des angles de la pièce, se souvient Breton, était occupé par une mare (je dis bien une mare et non son simulacre), bordée de plantes naturelles et dans laquelle se reflétait un lit défait… » (28). Celle-ci était l’œuvre de Wolfgang Paalen, responsable des « eaux et broussailles ». En ce qui concerne le « lit défait », il y en avait quatre (un dans chaque coin de la pièce). Selon Marcel Jean, les lits défaits symbolisaient l’amour, tandis que le brasero, objet qu’on trouvait aux terrasses des cafés où se réunissaient les surréalistes, symbolisait l’amitié (29). La vue n’était pas le seul sens convoqué dans la grotte. Il y avait ainsi un haut-parleur qui diffusait le pas de parade de l’armée allemande (30). Man Ray se souvient également avoir entendu des rires hystériques enregistrés dans un asile psychiatrique (31). Et puis, il y avait les « odeurs du Brésil » annoncées dans le catalogue. Duchamp explique, à ce propos : « Il y a aussi un détail qui amuse, c’est l’odeur de café. Nous avions, dans un coin, un poêle électrique sur lequel on faisait griller du café. Cela donnait une odeur merveilleuse dans toute la salle et cela faisait partie de l’exposition. C’était assez surréaliste quand même. » (32).
. Mais au lieu de tourner, celles-ci étaient fixées au sol. En anglais, « portes tournantes » se dit « revolving doors » ; c’est aussi le titre d’une série de collages réalisés par Man Ray en 1916 – 1917Enfin, l’exposition se terminait par deux petites salles adjacentes à la salle principale. Dans chacune d’entre elles, c’était encore une fois le plafond qui avait été au cœur des efforts de mise en scène. Il s’agissait, dans les deux cas, d’aménagements de Georges Hugnet. Dans la première des deux salles, des jambes de femme, habillées d’un jupon blanc façon XIXe siècle, pendaient du plafond (33).
. Il fallait repasser par la grotte pour accéder à la dernière pièce de l’exposition. Celle-ci était décorée d’un ciel étoilé en trompe-l'oeil, dont il n’existe pas de photographie. La pièce contenait un objet d’André Breton, intitulé Cadavre exquis : un meuble antique qui tenait sur deux paires de jambes de femmes . A la droite du Cadavre exquis de Breton, deux tableaux de Magritte, dont Le Thérapeute (1937). Faisant écho à la cage du tableau, une vraie cage, remplie de nuages, était accrochée juste à côté du tableau de Magritte2 images | Diaporama |
Vernissage et catalogue
La foule était dense le soir du vernissage. Eluard prononça le discours d’ouverture, suivi d’une performance par la danseuse Hélène Vanel. Celle-ci exécuta une danse intitulée L’Acte manqué, debout sur les lits mais aussi les pieds dans l’eau de la mare (34). La presse se déchaîna contre l’exposition. Dans un texte publié à l’occasion de l’exposition Le Surréalisme en 1947 et intitulé « Devant le rideau », Breton fait le point, près de dix ans plus tard, sur la réception de l’exposition. Il cite plusieurs titres d’articles, comme « La foire surréaliste », « Les vieux enfants terribles ou Dada deviennent gaga »… Beaucoup de critiques voyaient dans cette exposition le chant du cygne d’un mouvement déjà mort, comme en témoignent des titres comme « Surréalisme mort, exposition suit », « Faillite du surréalisme » ou encore « L’agonie du surréalisme ». A ceux qui avaient dénoncé la gratuité ou le mauvais goût de l’exposition, Breton répond que les surréalistes avaient, en réalité, anticipé les années noires qui allaient suivre. Pour Breton, les salles sombres, la « rue de Tous-les-Diables » et les bruits de l’armée allemande, « tout cela depuis lors ne s’est chargé que de trop de sens, ne s’est, hélas, révélé que trop annonciateur, que trop prophétique, ne s’est que trop justifié sous l’angle du sombre, de l’étouffant et du louche ». En somme, pour Breton, « nous étions restés fort en deçà du noir et de la sournoise cruauté des jours qui allaient venir. » (35). Duchamp n’était pas présent au vernissage. Marcel Jean raconte ainsi que, quelques heures avant l’ouverture des portes, Duchamp « [jeta] un dernier coup d’œil sur sa création. Nous échangeâmes quelques paroles et bientôt il s’en alla. » (36) « J’avais fait ce qu’il fallait, ajoute Duchamp, et j’ai horreur des vernissages. C’est affreux ces expositions… » (37)
Fig. 14 – Yves Tanguy (1900 – 1955), couverture du Dictionnaire abrégé du surréalisme. (Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.) |
Enfin, on l'a dit, pour tenir lieu de catalogue, Breton et Eluard publièrent un Dictionnaire abrégé du surréalisme dont la couverture fut dessinée par Yves Tanguy (38). Duchamp a lui-même contribué plusieurs définitions, dont ceux des mots « bas », « hasard », « ready-made » (avec Breton) ou « retard ». Il s’agit, pour la plupart, de jeux de mots ou d’aphorismes, alternativement signés « M.D. » ou « Rrose Sélavy ». Enfin, de nombreuses œuvres de Duchamp illustrent le catalogue.
. Comme son nom l’indique, il s’agit moins d’un catalogue que d’une encyclopédie du surréalisme (même si une liste des œuvres exposées est bien incluse dans la publication) : y sont définis les motifs centraux ainsi que les principaux artistes du mouvement. Les définitions, fournies par des artistes surréalistes, sont très courtes. La plupart du temps, il s’agit de citations d’auteurs surréalistes ou autres. Duchamp est, ici aussi, très présent. Nous avons déjà évoqué la définition élogieuse de Duchamp par Breton. Duchamp est également cité comme exemple dans la définition du mot « spectre ». Dans la définition du mot « film », le film de Duchamp, Anémic Cinéma (1926) est cité parmi les « principaux films surréalistes »Bref aperçu des œuvres exposées
Qu’en est-il, alors, des œuvres exposées ? Le catalogue recense 229 œuvres de 60 artistes provenant de 14 pays. Mais certaines notices se réfèrent à plusieurs œuvres ; de plus, le catalogue ne prend pas en compte ni les livres et documents exposés, ni les mannequins. C’est pourquoi on peut estimer qu’il y avait plus de 250 pièces exposées (39). Parmi les artistes qui exposèrent le plus d’œuvres, il y avait tout d’abord Max Ernst (18 œuvres) et Miró (15 œuvres), puis Seligmann, Masson, Tanguy, Magritte et Paalen (40). Duchamp, quant à lui, exposa cinq œuvres. Il y avait, tout d’abord, 9 Moules Mâlics (1915) et Rotative Demi-sphère (1925) , deux œuvres provenant de la collection de son ami Henri-Pierre Roché. Etaient aussi exposés Porte-bouteilles , Pharmacie et, pour la première fois, La Bagarre d’Austerlitz (41). L’exposition était principalement composée de tableaux et d’objets, des œuvres récentes pour la plupart. Pour ce qui est des objets, le catalogue en compte 37. Dans la grotte mise en scène par Duchamp, les objets étaient omniprésents. Simone de Beauvoir a décrit sa visite de la grotte surréaliste de la manière suivante :
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« Dans une odeur de café du Brésil, des objets émergeaient d’une obscurité soigneusement dosée : un couvert en fourrure, une table-tabouret soutenue par des jambes de femme ; des portes, des murs, des vases, de partout s’échappaient des mains. » (42)
La place nous manque ici pour décrire chaque objet présenté à l’exposition. Nous nous limiterons à ceux qui furent photographiés ou qui marquèrent le public. Prenons par exemple les deux objets décrits par Simone de Beauvoir. Il s’agit du Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936) (fig. 20), qui avait fait sensation lors de son exposition au MoMA de New York deux ans plus tôt, et de l’Ultrameuble de Kurt Seligmann (1938) (fig. 21). L’Ultrameuble connut un grand succès auprès du public : une photographie montre même une jeune femme assise dessus (fig. 22). Citons encore le Téléphone aphrodisiaque de Dalí (1936) (fig. 23), un téléphone dont le cornet était remplacé par un homard.
Conclusion : l’environnement surréaliste
La première exposition surréaliste mise en scène avec l’aide de Duchamp marque un tournant dans l’histoire des expositions surréalistes. A partir de 1938, celles-ci ne se limiteront plus à la simple exposition d’œuvres : les expositions deviennent des créations à part entière. Le contre-modèle absolu des surréalistes est alors un espace d’exposition virginal dans lequel les œuvres sont soigneusement accrochées au mur et suffisamment espacées les unes des autres. Les surréalistes s’en prennent également à l’institution que représente la galerie d’art. A propos de l’exposition de 1938, Breton explique : « Les efforts des organisateurs avaient, en effet, tendu à créer une ambiance qui conjurât autant que possible celle d’une galerie ‘d’art’. » (43). De plus, comme l’explique José Pierre :
« une exposition limitée à la présentation d’œuvres d’art aurait pu laisser croire aux visiteurs que le surréalisme était uniquement un mouvement artistique se manifestant par la production de tableaux, d’objets et de sculptures. Ce qui eut été une vision à la fois partielle et mensongère d’un mouvement qui […] fut avant tout un état d’esprit. » (44).
Le but de ces environnements surréalistes était de provoquer un dépaysement total. En pénétrant dans l’espace surréaliste, le visiteur laissait derrière lui le monde réel. Il parcourait alors un univers où l’inconscient règne en maître absolu, où il pleut à l’intérieur des taxis, un monde de grottes sombres et de mannequins inquiétants. Cette volonté d’offrir au spectateur une expérience totale se retrouve aussi dans la manière dont presque tous les sens sont convoqués : la vue (rendue difficile dans la grotte sombre), le toucher (le contact avec les objets), l’odorat (« odeurs du Brésil ») et l’ouïe (le pas de parade, les rires d’aliénés…) participent à la construction d’une expérience surréaliste totale. Le spectateur n’a pas le temps de souffler, de partout émergent des œuvres et des sensations nouvelles. Dans les expositions surréalistes, le spectateur est sorti de sa passivité et devient un spectateur actif, qui illumine les œuvres qu’il veut voir et peut même les toucher (45).
Comment mesurer l’apport de Duchamp dans l’exposition de 1938 ? Nous avons vu qu’il a contribué à la décoration d’un mannequin et a exposé des objets. Mais le tour de force réside dans sa mise en scène de la salle principale : en bloquant l’unique source lumineuse de la salle, il plongea la salle – et donc, les œuvres – dans une obscurité totale. Le spectateur ne peut ainsi voir les oeuvres, ce qui est le comble pour une exposition d'oeuvres d'art. Le geste est fort. Pour Brian O’Doherty, « ce fut la première fois qu’un artiste subsumait la totalité d’une galerie d’un seul geste » (46). Ce ne sera pas la dernière… Après le coup d’éclat de l’exposition de 1938, Breton demandera à Duchamp de scénographier quatre autres expositions internationales surréalistes. Pour chacune d’entre elles, Duchamp créa, à chaque fois, des scénographies à la fois uniques, spectaculaires et novatrices.