Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2004, 6e série, T. 15, fascicule 1/6, p. 37-57).
Regards sur le Centre d'étude de la peinture du XVe siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège et son vingtième corpus, le « Musée Mayer van den Bergh » à Anvers
Le Centre d'étude de la peinture du XVe siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, en néerlandais Studiecentrum voor de 15de-eeuwse Schilderkunst in de Zuidelijke Nederlanden en het Prinsbisdom Luik, existe depuis 1949. Il a pour objectifs majeurs l'étude scientifique systématique de la peinture du XVe siècle, la constitution d'une documentation spécifique sur ces œuvres et la publication d'ouvrages en collaboration avec des scientifiques nationaux et internationaux (1).
Avec sa bibliothèque contenant plus de 6.000 publications, sa photothèque de plus de 30.000 documents et ses fichiers onomastique, topographique et iconographique rassemblant plus de 150.000 fiches, le Centre constitue la plus importante source documentaire relative à la peinture de chevalet dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège au XVe siècle. Les données rassemblées concernent à ce jour l'œuvre peinte de 36 maîtres identifiés, 35 maîtres au nom d'emprunt ainsi que celle de tous les anonymes dont on connaît au moins une œuvre datant du XVe siècle.
Depuis sa fondation le Centre a publié 32 ouvrages regroupés au sein de trois collections différentes : le Corpus, le Répertoire et les Contributions.
Le Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas méridionaux et de la Principauté de Liège au XVe siècle est consacré à l'examen exhaustif des tableaux, selon un schéma strictement établi, formant un dossier individuel richement illustré. Le Corpus du Musée Mayer van den Bergh constitue le vingtième volume de cette série qui compte entre autre l'étude des œuvres conservées dans les musées de Beaune, Bruges, Dijon, Lisbonne, Londres, Paris et Saint-Pétersbourg (2). Dès 1952 la nécessité s'imposa d'adjoindre au Corpus deux collections subsidiaires : le Répertoire des peintures flamandes des XVe et XVIe siècles dans lequel sont publiés plus succinctement des tableaux conservés dans des pays ou régions encore peu prospectés (Espagne, Sicile, Tchécoslovaquie) et les Contributions à l'étude des Primitifs flamands réunissant des monographies et des études dédiées à des sujets particuliers. Le dernier volume de cette série paru en 1998 fut consacré à la bibliographie relative aux quinze dernières années de recherche dans le domaine des Primitifs flamands (3). L'automne 2004 verra la parution du Répertoire des Primitifs flamands et de France du Nord conservés dans la région Nord-Pas-de-Calais, réalisé par des chercheurs de l'Université de Lille III, sous la direction du professeur Christian Heck (4). En novembre 2003 sortit de presse, le Corpus du Musée Mayer van den Bergh à Anvers (5). Vingt et un tableaux de la collection rassemblée par le Chevalier Fritz Mayer van den Bergh furent rigoureusement analysés et pour la première fois dans l'histoire des publications du Centre toutes les œuvres furent examinées dans les locaux mêmes de l'Institut royal du Patrimoine artistique. Les tableaux se situent chronologiquement de l'extrême fin du XIVe siècle au début du XVIe siècle.
Les deux tableaux les plus anciens datent de l'époque appelée « pré-eyckienne ». Ce sont le Retable-tourelle avec scènes de la vie du Christ et deux panneaux appartenant au Quadriptyque d'Anvers-Baltimore. Ces œuvres, en excellent état de conservation sont d'un intérêt crucial pour la connaissance de la peinture de nos régions vers 1400. À la suite de l'importante étude réalisée dans le Corpus, un vaste projet de recherche consistant à étudier l'ensemble de cette production picturale dans nos régions, a été lancé à l'IRPA sous la direction de Cyriel Stroo.
De l'entourage de Rogier van der Weyden, le musée conserve une belle Madone et l'Enfant sur fond d'or. Les examens ont permis de relever la présence sur le cadre, de deux marques de la gilde des menuisiers de la ville de Bruxelles.
L'étude en réflectographie à l'infrarouge de la Lamentation attribuée à Vrancke van der Stockt, un collaborateur de van der Weyden, a permis de détecter un important dessin sous-jacent comportant de nombreuses modifications et reprises de formes.
Le Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine est un artiste actif à Bruxelles à la fin du XVe siècle. Il tire son nom d'un retable aujourd'hui démembré représentant des épisodes de la vie de sainte Marie-Madeleine. L'œuvre qui lui est attribuée est vaste. Une étude approfondie de ces tableaux démontre que plusieurs collaborateurs ont travaillé au sein de son atelier. Le Musée Mayer van den Bergh conserve trois compositions appartenant à ce groupe: le Triptyque de la Vierge et l'Enfant avec sainte Catherine et sainte Barbe, la Vierge et l'Enfant trônant et La Vierge allaitant l'Enfant. La confrontation des trois compositions révèle d'indéniables différences de style. L'étude minutieuse effectuée par Cyriel Stroo a amené à situer les deux premières dans l'entourage du maître.
Fig. 1 – Maître de la Légende de sainte Marie-Madeleine, Vierge à l'enfant. Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
La Vierge allaitant l'Enfant (6). Les visages des trois madones sont empreints des mêmes traits, exécutés de la même façon et l’Enfant à la tête inclinée sur le buste de sa Mère est analogue à celui du panneau australien.
constitue un cas intéressant. Il s'agit d'une réplique du volet gauche du Diptyque de Willem van Bibaut (Amsterdam, coll. privée), une œuvre généralement acceptée comme étant de la main du maître. Les deux compositions sont semblables tant sur le plan typologique, que stylistique et technique. On sait que la parenté entre les copies tient avant tout à l'origine du modèle. Dans le cas présent, malgré de minimes différences de détails, les deux tableaux dont les dimensions sont analogues, pourraient avoir été exécutées au départ du même dessin préparatoire. L'identité est si étroite qu’il semble difficile de ne pas y voir l'œuvre d'un seul et même artiste. Le style de ces deux tableaux s'accorde parfaitement avec celui de la Vierge du Repos pendant la fuite en Égypte (Melbourne, National Gallery), œuvre d'attribution reconnue au Maître de la Légende de sainte Marie-MadeleineLes Madones d 'Anvers et d 'Amsterdam n'ont jamais fait l'objet d'une confrontation visuelle directe. On ne peut exclure à ce stade de nos connaissances que l'une et l’autre ne soient que les meilleurs témoins d'une production en série d'après un archétype - peinture ou dessin - aujourd'hui disparu. Les nombreuses Vierges à l'Enfant de ce type témoignent en effet de l'abondante production du maître et de son atelier, afin de satisfaire la demande d'une clientèle férue d'images de piété servant de supports visuels à la dévotion privée.
La Madone allaitant l'Enfant (7) et l'autre se trouvant autrefois en Angleterre (Churchill Oxon) (8). Les trois panneaux sont de dimensions pratiquement semblables. Tous trois sont des médaillons dont le cadre est taillé dans la masse, avec dans chacun d'eux la madone tournée vers la gauche. Alors que la Vierge Friedsam se détache sur un fond de paysage, les deux autres sont agrémentées d'un fond d'or moucheté, de couleur noire pour la version anversoise et rouge pour celle de Churchill Oxon. Comme dans l'exemplaire Friedsam, la Vierge porte une coiffe dont un pan retombe en un large plissé courbe sur le haut du sein. Elle est la seule toutefois dans les trois compositions, à être vêtue d'un manteau bleu sur une robe rouge. La similitude de style qui rattache le tondo anversois aux deux madones de Memling et sa qualité d'exécution ont amené à conclure qu'elle fut réalisée dans l'atelier de Memling d'après un de ses cartons, par un de ses collaborateurs. La parenté typologique entre les figures d'Anvers et Churchill Oxon est étroite et la disposition identique : même douceur des modelés, mêmes présentation de face et distribution des volumes dans le visage de la Vierge, même tendance à un angle léger d'inclination entre la mère et l'Enfant, même goût archaïsant pour le fond d'or. Certains détails montrent cependant que les deux tableaux n'ont pas été réalisés à partir du même carton préparatoire. Dans la copie anversoise seuls trois doigts de la main gauche de la Madone sont visibles alors que dans la version anglaise on distingue l'extrémité de l'annulaire. Dans le premier cas, la longue chevelure de la Vierge retombant sur ses épaules est retenue à l'intérieur du manteau, alors gue dans le second elle est étalée au-dessus du vêtement et atteint la bordure du cadre. La main droite de l'Enfant est plus rapprochée du sein de sa Mère et repose sur le pan du voile qu'elle a déployé sur le haut de sa poitrine, élément absent à Churchill Oxon, mais présent dans la version Friedsam.
par l'atelier de Hans Memling relève du même type de problématique. Elle présente d'étroites analogies technique et stylistique avec deux Virgo Lactans, considérées comme des œuvres autographes du maître, l'une conservée dans la Collection Friedsam au Metropolitan Museum of Art de New YorkLa production en série de ce type d'œuvres implique l'existence de plusieurs cartons préparatoires, qui ont pu être utilisés par différentes artistes œuvrant au sein d'un même atelier, mais aussi parfois par des artistes travaillant dans des ateliers différents. Cette démarche s'explique par le souci de répondre rapidement à la demande du marché.
Fig. 3 – Atelier du Maître de la Légende de sainte Lucie, Vierge et enfant à la fleur. Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
Un exemple de ce type est constitué par la Madone et l'Enfant à la fleur
de l'atelier du Maître de la Légende de sainte Lucie, sans doute d'après un modèle perdu de Dirk Bouts. La création du thème de l'Enfant jouant avec un orteil reviendrait cependant à Rogier van der Weyden. La composition de Rogier serait passée de Bruxelles à Louvain où elle aurait été reprise par Dirk Bouts pour répondre aux exigences du marché. La présence de cette composition chez le Maître de la Légende de sainte Lucie peut s'expliquer de deux manières, soit qu'elle lui ait été inspirée directement au contact de Dirk Bouts chez lequel il aurait fait son apprentissage, soit que l'original de Rogier se soit trouvé à Bruges et ait directement inspiré les peintres locaux sur place.Le tableau souffre d'un mauvais état de conservation et a été fortement restauré. Du dessin sous-jacent est visible à l'œil-nu et la réflectographie à l'infrarouge a permis de détecter quelques changements de composition (main gauche de l'enfant). On connaît six versions de ce thème par le Maître de la Légende de sainte Lucie et son atelier. Celle-ci est de moindre qualité. Nous l'attribuons à un collaborateur de l'atelier et la datons au plus tôt des années 1490, peut-être même de la première décennie du XVIe siècle.
Fig. 4 – Maître de la Légende de sainte Ursule, Portrait de dame à l’œillet. Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
Le Portrait d'une dame à l'œillet
constitue par sa typologie un cas unique dans l'œuvre du Maître de la Légende de sainte Ursule. L'œillet apparaît dès le premier tiers du XVe siècle dans la peinture des Pays-Bas méridionaux. On le retrouve dans des compositions mariales où on l'associe à la passion et à la rédemption du Christ ainsi que dans les portraits où il est interprété comme le symbole de la fidélité, de l'amour et du mariage. La présence d'un œillet ici suggère l'hypothèse d'un diptyque. Peut-être ce portrait a-t-il été exécuté à l'occasion d'un mariage. L'absence de mains jointes visibles conforte cette hypothèse. Un rapprochement a été effectué avec un Portrait d'homme conservé à Milan (Castello Sforzesco), mais l'association paraît peu vraisemblable étant donné la différence d'échelle des figures. La simplicité des éléments de la composition - modestie du vêtement, absence d'un paysage à l'arrière-plan - suggère une exécution pour commanditaire peu fortuné et soucieux d'une réduction du coût de production. L'encadrement suggérant un faux appareil de pierre rappelle les cadres de marbre présents dans les tableaux de Jan van Eyck, Portrait de Marguerite van Eyck (Bruges, Groeningemuseum) et chez Hans Memling Portrait de femme (Bruges, Sint-Janshospitaal). Nous situons l'exécution de ce petit panneau dans les années 1480.Le Festin d'Hérode (9). À cette époque on détermina l'origine des supports - du bois de chêne de la région Baltique -, on décela un abondant dessin sous-jacent et on souligna les liens de technique et de style unissant les deux œuvres. Une nouvelle campagne de réflectographie à l'infrarouge a permis d'examiner le Festin en détail. Celui-ci comporte un dessin vif et nerveux, exécuté à l'encre et au pinceau. Il est présent dans toutes les parties de la composition, avec des repentirs dans les personnages, des changements de composition - comme le ciboire posé sur la table et abandonné au stade de la peinture - et des hachures d'ombre et de modelé. Par sa vivacité et sa richesse ce dessin anticipe le stade chromatique et annonce déjà les nuances de l'exécution picturale.
attribué à Juan de Flandes constitue un autre joyau de la collection anversoise. Avec quatre panneaux, il formait à l'origine un triptyque dédié à saint Jean-Baptiste et réalisé pour la Chartreuse de Miraflores à Burgos. Il fit l'objet, avec la Décollation de saint Jean-Baptiste (Genève, Musée d'Art et d'Histoire), d'une étude scientifique approfondie en 1993À l'analyse du style de Juan de Flandes déjà effectuée précédemment par la critique nous avons ajouté certains compléments comme la parenté existant entre la figure de Salomé et celle de Sainte Marie-Madeleine de la prédelle du retable de Salamanque. Pour nous, il n'est pas douteux que le Juan Flamenco mentionné par Antonio Ponz le chroniqueur espagnol et Juan de Flandes sont bien une seule et même personne.
Le retable démembré a fait l'objet de plusieurs reconstitutions.
Quatre panneaux disposés sur deux volets, sont articulés autour de la scène centrale du Baptême du Christ (Madrid, coll. privée). En 1976 A. Tzeutschler Lurie dispose le Festin en haut du volet droit, face à la Décollation, la Naissance de Jean-Baptiste (Cleveland, The Cleveland Museum of Art) étant placé en bas à gauche face à l'emplacement du quatrième panneau perdu qu'elle pense être une « scène d'extérieur » (10). Trois ans plus tard , N. Reynaud place le panneau d'Anvers au bas du volet droit sous la Décollation et face à la Naissance car elle estime que le panneau manquant pourrait représenter la Visitation, celle-ci constituant alors la première scène du cycle (11).
Fig. 6 – Maître de Hoogstraten, Triptyque de l'Adoration des Mages (panneau central). Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
Selon D. Martens, la structure narrative du Retable de saint Jean-Baptiste pourrait avoir été calquée sur celle du Retable de l'Adoration des Mages du Maître de la Légende de sainte Catherine, un triptyque ayant orné la même chartreuse. Le Festin reprend ainsi sa place en haut du volet droit, au-dessus du panneau disparu que cet historien d 'art croit être une Mise au tombeau de saint Jean-Baptiste (12). En 2001 Susan Urbach publie la photographie d'un tableau autrefois en dépôt au Musée de Debrecen en Hongrie, représentant l'Ecce Agnus Dei qu'elle attribue à Juan de Flandes et pense être le panneau manquant du retable de Miraflores (13). Cette attribution convaincante est généralement acceptée par la critique et le retable fait l'objet d'une nouvelle reconstitution présentée à l'exposition du Siècle de Van Eyck à Bruges en 2002 (14). L'étude de S. Urbach a mené à la découverte l'année suivante, du panneau disparu conservé aujourd'hui au Musée national de Belgrade. Le Maître de Hoogstraeten est un peintre anonyme anversois dont le nom d'emprunt trouve son origine dans son œuvre clef, une série de panneaux provenant de l'église Sainte-Catherine de Hoogstraeten. Le Triptyque de l'Adoration des Mages au Musée Mayer van den Bergh est une œuvre de grande qualité témoignant d'une exécution par un artiste en pleine maturité .
Fig. 7 – Maître de Hoogstraten, Triptyque de l'Adoration des Mages (détail). Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
Le dessin sous-jacent est abondant et partiellement visible à l'œil nu. Il présente des tracés de contour des formes avec à certains endroits une recherche de mise en place et des hachures de préparation des volumes (15). Outre une parenté stylistique générale, on retrouve la même présentation de la Vierge assise devant une rangée de piliers de marbre et la présence des deux cavaliers abreuvant leur monture l'arrière-plan.
. Le tableau est d'une exécution très minutieuse, précise et fougueuse à la fois. Diverses caractéristiques indiquent une datation au début du XVIe siècle. On notera ainsi le traitement du paysage en trois plans de couleurs, brun, vert et bleu, le style des demeures aux hautes toitures de chaume, l'atmosphère subtile et les effets lumineux qui font songer à l'art de Joachim Patenier. De même l'influence maniériste est perceptible dans l'allongement des figures, le répertoire décoratif et la figure du roi noir dont la coiffe à long pan semble sortir d'un tableau du pseudo-Bles. Des liens apparaissent par ailleurs avec le peintre brugeois Gérard David, en particulier avec l'Adoration de Mages de la collection Linsky (New York, Metropolitan Museum of Art). Cette œuvre, autrefois située dans le groupe du maître de Hoogstraeten, est aujourd'hui attribuée à l'atelier de Gérard DavidNotre étude a permis de constater que si certaines figures étaient proches de celles réalisées par le Maître de Hoogstraeten, d'autres s'en distinguent clairement. Ainsi, le dignitaire de l'escorte du roi noir coiffé d'un turban est-il identique à celui d'un des personnages enturbannés qui suivent le Christ dans le Portement de croix du polyptique éponyme (Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten). Tous deux se distinguent par un même nez long et curieusement rabattu sur le plan de la face, l'une des caractéristiques de l'écriture du maître relevée par Friendländer. À l'inverse, les traits du visage de la Vierge aux joues bien rondes de l'« Adoration Mayer van den Bergh » n'ont rien de commun avec ceux d'Oda van der Beke et sa sainte protectrice, plus émaciés et triangulaires.
Fig. 8 – Maître de Francfort (ca. 1460-1533), Vierge à l'enfant à la poire. Anvers, Museum Mayer van den Bergh. |
Comme dans d'autres cas d'artistes à nom conventionnel, le groupe des œuvres attribuées au Maître de Hoogstraeten rassemble des personnalités hétérogènes. Travaillant dans le même atelier à Anvers où ils jouissent de conditions économiques favorables aux commandes, ces peintres sont amenés à faire usage d'un répertoire de formes commun par l'utilisation de carnets de croquis, dessins préparatoires et calques, ce qui explique l'analogie du vocabulaire malgré la différence de style. L'un de ces peintres, collaborateur du Maître de Hoogstraeten, devait être brugeois ou tout au moins proche de Gérard David. C'est à ce collaborateur de l'atelier, un artiste au métier accompli que nous attribuons l'Adoration des Mages Mayer van den Bergh. D'autres compositions peuvent selon nous être attribuées à la même main, comme la Vierge et Enfant avec sainte Catherine et sainte Barbe (Florence), la Vierge et Enfant avec sainte Catherine et sainte Dorothée (Philadelphie) et le Triptyque de la Vierge et Enfant avec sainte Catherine et sainte Barbe (Vienne) (16).
La Madone et I'Enfant à la poire (fig. 8) est un tableau qui a été situé dès son acquisition au début du siècle, dans le groupe du Maître de Francfort. L'œuvre a été transposée et est en mauvais état de conservation. Après avoir été attribuée au maître lui-même, elle fut plus justement donnée à son atelier.
La composition est semblable à la Madone et l'Enfant (Francfort, Städelsches Kunstinstitut) de Joos van Cleve. L'examen en réflectographie à l'infrarouge du tableau d'Anvers a révélé un dessin sous-jacent exécuté à l'encre sur une préparation blanche. Certaines lignes de ce dessin sont identiques dans les deux versions, tels la présence du tracé oblique du voile barrant le front de la Vierge et le double plissé de la coiffe à gauche de son visage, contours abandonnés ensuite au stade pictural. Or c'est en s'appuyant précisément sur cette liberté du dessin sous-jacent détectée dans le tableau de Francfort, que J. Sander a cru fondé d'attribuer la paternité de la composition à Joos van Cleve (17). Le dessin sous-jacent également libre de la Madone et l'Enfant d'Anvers vient relancer le débat.
Les deux œuvres témoignant de la même modification au stade pictural ont pu être exécutées à partir d'un modèle commun, peut-être un simple dessin destiné à être reproduit dans le cadre d'une production en vente libre sur le marché. On ne peut donc exclure a priori que cette composition soit une création du Maître de Francfort, reproduite dans son atelier par ses collaborateurs et au dehors de celui-ci par d'autres artistes anversois tel son jeune concurrent Joos van Cleve. La qualité artistique indéniablement supérieure du tableau de Van Cleve ne peut être contestée. Elle montre aussi combien le jugement porté aujourd'hui sur la Madone d'Anvers doit être nuancé en raison de son état de conservation.
En 1895, Fritz Mayer van den Bergh acheta en vente publique à Cologne, une petite peinture sur toile attribuée à l'entourage du Corrège. Elle est alors cataloguée comme l'œuvre d'un anonyme flamand travaillant vers 1500. En 1960, Jozef De Coo l'attribue dans un premier temps avec hésitation au Maître de saint Barthélemy actif à Cologne, puis localise l'artiste dans les Pays-Bas méridionaux (18). Dans son étude consacrée à la peinture sur toile dans les Pays-Bas méridionaux Diane Wolfthal reconnaît dans cette œuvre le même auteur que celui d'une Madone et l'Enfant conservée aux Musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles ainsi que d'une Sainte Famille à Hampton Court. Elle dénomme cet artiste le « Maître de la Madone bruxelloise » (19).
La matière picturale apposée de manière fine et rapide, laisse la trame de la toile aisément perceptible
. L'artiste joue avec habileté de l'intégration du ton de base du support dans le ton moyen de la guimpe de sainte Anne. Il use d'empâtements de blanc dans les hautes lumières des carnations, de la coiffe et du livre. La typologie des visages est semblable dans les trois œuvres : visage aux yeux globuleux, la longue chevelure de la Madone étant divisée par une raie nettement marquée sur le haut d'un grand front bombé. La bouche est petite, marquée par une lèvre supérieure fine et une lèvre inférieure charnue au-dessus d'un double menton. Le dos des mains est potelé. L'artiste affectionne l'emploi de la dorure qui apparaît dans les nimbes, la couronne de l'Esprit-Saint et l'encadrement de pourtour.Nos recherches ont amené à la publication de deux autres toiles exécutées par le même artiste. La première attribuée jusqu'à ce jour à un maître anonyme allemand, est conservée à Weimar (Kunstsammlungen zu Weimar) et représente la Lactation de saint Bernard (20). La seconde, une Annonciation dont la localisation actuelle est inconnue, se trouvait autrefois à Paris dans la collection Boussac et passa en vente en 1926 (21). On retrouve dans ces toiles le même schéma de construction avec parapet et livre au premier plan, le même goût pour les effets dorés, la même morphologie dans les figures.
Le catalogue des peintures attribuées au Maître dit « de la Madone de Bruxelles » publié dans le Corpus s'élève à cinq toiles. Depuis la parution de l'ouvrage une sixième peinture à la détrempe sur toile peut être rattachée à cet ensemble, une Madone et l'Enfant vendue sur le marché parisien en 1973 (22). Gageons que d'autres œuvres du même artiste pourront encore être reconnues dans l'avenir.
La collection Mayer van den Bergh comprend plusieurs autres œuvres de « petits maîtres », toutes riches de témoignages et d'enseignements divers. Le retable de Saint Christophe, saint Jérôme et saint Antoine, atteste de la parfaite connaissance du langage formel de Jérôme Bosch par cet épigone, le Triptyque de la Nativité démontre l'usage d'un procédé technique rare d'intégration d'un portrait sur feuille métallique et la Lactation de saint Bernard une image de dévotion vraisemblablement réalisée pour un moine cistercien. La Tête de mort au revers de la Légende de l'empereur Auguste et la sibylle de Tibur constitue un memento mori, réflexion sur la mort et le caractère transitoire de la vie. Le Salvator Mundi, présentant le Christ en buste s'insère dans la longue tradition des vera effigies ou Sainte Face, image du Rédempteur non peinte par la main des hommes. Le souverain tient dans sa main gauche le globe terrestre symbole de son pouvoir sur le monde, où se reflète une fenêtre, allusion à la rédemption
. À l'appui de l'iconographie de la Sainte Face repose la lettre que Publius Lentulus gouverneur légendaire de Jérusalem adressa au sénat romain en y décrivant les traits du visage du Christ. L'auteur du Salvator Mundi anversois s'y est montré particulièrement attentif en se conformant à cette description qui évoque les yeux bleus du Christ, contrairement à la tradition courante des textes lyriques flamands qui parlent de « zijn schoon bruyn ogen ».L'ouvrage s'achève par la présentation d'un panneau armorié de belle exécution picturale, portant la date 1488. Deux écus scutiformes sont pendus à une arcature trilobée. Au dessus des écus, deux phylactères s'enroulent dans le jeu des nœuds particulièrement élégant d'une cordelière rouge. Sur celui de gauche on lit Tes pine et sur l'autre Sy dat sy (quoi qu'il arrive c'est dommage) Les armoiries de l'époux n'ont pu être identifiées. Celles de l'épouse étaient portées par la famille Franken de Dordrecht.
Avec la parution de ce vingtième Corpus, le Centre poursuit plus que jamais sa mission spécifique de recherche, de documentation et d'examen scientifique des peintures du XVe siècle dans nos régions.