L'École des peintres de la forêt de Soignes. Un paysage identitaire à Bruxelles au XVIIe siècle
Au cours du XVIIème siècle, un groupe de peintres bruxellois spécialisés dans la représentation du paysage s’est constitué en une école artistique autonome, l’École des peintres de la forêt de Soignes (1). Ces peintres, forts d’une longue tradition développée dans les Flandres depuis le XVème siècle, ont mis en place un genre de peinture de paysage fondé sur l’observation directe d’un site qui leur était familier, celui de la forêt périurbaine de Bruxelles, la forêt de Soignes.
L’histoire de l’art moderne a porté sur le sujet une attention épisodique et décennale. Tous les dix ans, en effet, un historien d’art a marqué par son travail la fortune critique de cette école. À la fin des années cinquante, Arthur Laes rapprochait déjà le style des différents peintres concernés, reconnaissant la modernité de Louis de Vadder ainsi que la place centrale occupée par Jacques d’Arthois (2). Dans les années soixante ensuite, Édouard de Callatay fut le premier à parler d’une « école bruxelloise du paysage ». Il lui a consacré un article clef (3) qui privilégie cependant une approche différenciée des artistes retenus sans mettre l’accent sur l’homogénéité du groupe. E. de Callatay a néanmoins eu le mérite d’avoir mis en lumière les tableaux de grand format de de Vadder jusqu’alors inconnus. Cependant l’attachement personnel qu’il porte à certaines attributions est parfois péremptoire et peu argumenté. Par ailleurs, au départ des seules œuvres qui peuvent être attribuées avec certitude à Lucas Achtschellinck, celles réalisées pour des institutions religieuses, il propose le premier corpus d’œuvres de l’artiste. Il ébauche également les bases de la recherche sur les grands chantiers en rassemblant, textes et archives à l’appui, les informations nécessaires pour démêler le travail de l’un et de l’autre des peintres qui y ont participé. Enfin, il adopte avec Ignace Van der Stock une démarche d’attribution intéressante en se basant sur l’étude des gravures conservées au Cabinet des Estampes de Bruxelles et met au jour des analogies intéressantes avec plusieurs tableaux notamment celui des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, Paysage . Il observe encore que l’influence de Jacques d’Arthois sur Van der Stock est au moins autant sinon plus importante que celle de de Vadder, son maître. Au milieu années 1970, Simone Bergmans (4) et Denis Coekelberghs (5) se sont également intéressés à Louis de Vadder, le père incontestable de l’école qui nous occupe. Tandis qu’en 1971 déjà, Michel Kervyn de Meerendrée avait livré avec son mémoire de fin d’étude un travail remarquable réservé au chef de file de l’École des peintres de la forêt de Soignes, Jacques d’Arthois (6). Il y rétablissait la biographie de l’artiste et établissait méthodiquement le catalogue de ses œuvres. Ce texte, toujours inédit, est resté le fondement de toutes les études sur ce peintre et sur l’École bruxelloise. Les recherches de Michel Kervyn de Meerendrée ont été partiellement publiées en 1987 dans un livre consacré au baroque anversois et à l’École bruxelloise écrit en collaboration avec la spécialiste du paysage flamand de l’époque, Yvonne Thiérry (7). La même année eut lieu une exposition importante dédiée à la forêt de Soignes, à son histoire et à son impact sur les arts. Le catalogue de celle-ci fait encore référence rassemblant une somme de connaissances sur le sujet qui sont cependant pour la plupart plus historiques qu’artistiques. Les deux pages de textes qui y sont réservées aux paysagistes bruxellois font, en effet, pâle figure (8) et méritent de nombreuses précisions. Vingt ans après le mémoire de Michel Kervyn de Meerendrée, c’est au tour de Lucas Achtschellinck de bénéficier d’une monographie universitaire due à Philippe Dellis (9). Bien que cette étude adopte un point de vue parfois naïf, les qualités de chercheur de Philippe Dellis se sont vues confirmées par plusieurs articles importants sur cet artiste ainsi que sur François Coppens qui ont notamment permis de mieux comprendre la pluralité des activités de ces peintres spécialisés dans le paysage (10). L’an 2000 fut marqué par l’exposition Le peintre et l’arpenteur (11) qui a nous a révélé les tableaux des peintres de la forêt de Soignes. L’article qu’y consacre Sabine van Sprang à l’École bruxelloise nous a donné l’occasion de découvrir une peinture et un phénomène qui nous étaient inconnus. Il a guidé notre curiosité et dicté nos recherches (12). Depuis, une dizaine d’années plus tard, à nouveau, nous avons consacré à l’École de la forêt de Soignes et aux peintres qui la composent un mémoire à l’Université Libre de Bruxelles et un autre à l’École du Louvre (13).
Notre ambition est ici, fort de cette longue mais néanmoins épisodique tradition bibliographique, de rendre compte des conclusions auxquelles nous sommes arrivé.
Tout d’abord, nous proposons de détailler brièvement la vie et la carrière des principaux peintres qui ont fait partie de l’École de la forêt de Soignes. Nous verrons dans quelle mesure les paysages soniens inspirèrent leurs œuvres et influencèrent le style de ces artistes, nous attachant en particulier à décrire la manière de Louis de Vadder et de Jacques d’Arthois. Ce sera l’occasion pour nous d’évoquer les pratiques d’atelier, la collaboration avec des étoffeurs, tandis que nous verrons que l’appel à ces collaborateurs s’accompagne de réutilisation de motifs et de schémas de compositions types. Enfin nous évoquerons sans les circonstancier quelques grands chantiers car bien qu’ils soient importants pour comprendre la cohérence du groupe et sa renommée, un paragraphe aussi long fût-il ne suffirait pas à rendre fidèlement compte de l’ampleur de ce phénomène.
Nous présenterons donc dans cet article une étude portant sur l’ensemble de l’École des peintres de la forêt de Soignes et ses différents protagonistes. En cela elle se distingue des précédents articles et ouvrages qui pour la plupart sont dédiés à un seul de ces artistes ou à plusieurs de ceux-ci, mais toujours envisagés individuellement. Toutefois eu égard à l’espace qui nous est ici consenti, nous ne pourrons pas dans le cadre de cet article nous essayer au difficile exercice des attributions. Il s’agira, bien plutôt de contextualiser l’école, la carrière et le travail des peintres de cette école. Nous proposerons, en outre, une lecture du rôle que la forêt de Soignes a joué en tant que source d’inspiration et de l’influence que l’étude sur le vif de ses paysages a eue sur le style de ces artistes. Nous expliquerons comment le développement de cette peinture de paysage, contrainte tant par le style que par une typologie propre, a soulevé un élan identitaire dans le public au point qu’un nouveau genre populaire et régional a vu le jour. La surprenante réputation que ces auteurs tirèrent de leurs œuvres est attestée par les cycles de paysage de grande envergure réalisés à l’occasion de commandes publiques, nous parlerons à ce propos de peinture « d’apparat ». Elle se manifeste également dans la littérature artistique (14). Enfin il nous appartiendra de justifier le terme « école artistique » aussi bien du point de vue esthétique qu’au vu de la place qu’elle occupe dans l’histoire de l’art.
Fig. 2 – Ignace Van der Stock, Carte de la forêt de Soignes, huile sur toile, signée Ignatius vander Stock et datée 1661, 280 x 285 cm. |
Fig. 3 – Ignace Van der Stock, Paysage avec la Sainte Famille et le retour du Temple, huile sur toile signée Ignatius van der Stock fecit et datée 1661, 142 x 257 cm. |
Le groupe des peintres de l’École de la forêt de Soignes se compose de ces quatre artistes phares : Louis de Vadder (1605-1655), Jacques d’Arthois (1613-1686), Lucas Achtschellinck (1626-1699) et Ignace Van der Stock (1636-après 1665). Ils sont unis par des liens de maître à élève, ainsi que par une tradition identitaire forte sur laquelle nous reviendrons. Louis de Vadder est le véritable fondateur de l’école. Baptisé le 8 avril 1605 (15) en l’église Notre-Dame-de-la-Chapelle à Bruxelles, il est issu d’une fratrie (16) de peintres. Son frère Philippe de Vadder (1590- ? après 1630) est reçu franc-maître le 4 février 1613 (17) après un apprentissage (18) de 7 ans auprès d’un peintre très peu connu du nom de Nicolas Van Nevele (actif à Bruxelles et à Rome, seconde moitié du XVIème siècle). Louis obtient la maîtrise le 15 mai 1628. (19) Son nom n’étant apparu nulle part avant cette date dans les registres, l’on peut déduire qu’il apprit le métier dans l’atelier de son frère Philippe. Après avoir formé un premier apprenti (20), Louis de Vadder engage en 1653 Ignace Van der Stock (1635-après 1665). Jusqu’à récemment on ne savait rien de cet artiste sinon qu’il avait peint la fameuse carte de la forêt de Soignes (21). Celle-ci témoigne de l’intérêt qu’Ignace portait à la forêt et du crédit qu’on accordait à ses connaissances en la matière. La découverte de sa signature sur l’une des toiles du cycle de paysages de la cathédrale Saint-Michel-et-Gudule a permis d’identifier et de qualifier le travail de cet artiste (22). Depuis, son monogramme a été retrouvé sur plusieurs toiles et le corpus d’œuvres qui lui sont attribuées s’est ainsi considérablement agrandi. On a par ailleurs souvent prêté à de Vadder la paternité d’un autre élève du nom de Lucas Achtschellinck (23) (Bruxelles 1626-1699). Une information qui doit être reconsidérée (24), car Lucas Achtschellinck est inscrit dans les registres de la corporation de Bruxelles en tant qu’élève de Pierre Van der Borcht et ce à partir du 29 octobre 1639 (25). Il dû vraisemblablement rester aux côtés de cet artiste, lui-même élève de Denis van Alsloot (ca. 1570 ?-1625/1626) de 1604 à 1625 (26), jusqu’à ce qu’il obtint la maîtrise le 17 décembre 1657, soit pendant plus de 18 ans (27). Il semble probable qu’il y eut des contacts entre les deux peintres et certain que de Vadder eu une influence importante sur Achtschellinck, mais les informations fournies par les registres ne nous permettent pas d’établir qu’il fut son apprenti. Par ailleurs, à la mort de de Vadder, Achtschellinck n’hésita pas à briguer le poste de cartonnier privilégié des liciers de la ville de Bruxelles que de Vadder occupait depuis 1644, alors même qu’il n’était pas encore franc-maître (28). Un poste très lucratif et assorti de nombreux privilèges pour lequel Jacques d’Arthois était lui aussi en lice. Ce dernier l’obtint au demeurant le 23 novembre 1655 « grâce à l’habilité et l’expérience qu’on lui reconnaît » tel que le rapporte les registres du trésor de la ville (29).
Si nous ne connaissons que très peu l’activité de ces peintres en tant que cartonniers, il en existe plusieurs traces documentaires. Le tapissier Baudouin Van Beveren qui avait payé la somme considérable de mille florins à Louis de Vadder pour une histoire de Diane et de Pan le qualifiait de « meilleur peintre du pays » (30). Lucas Achtschellinck est, quant à lui, mentionné dans un contrat liant les liciers Jacques Coenot et Jean Cobus au seigneur Évariste de Lede en 1654 pour participer à la confection des patrons d’une série de six tapisseries (31). En outre, il obtint en 1689 le poste, laissé vacant à la mort de d’Arthois, de cartonnier privilégié des liciers de la ville de Bruxelles (32). On constate ainsi que cette activité de cartonnier spécialisé dans les verdures est récurrente au sein de cette école.
Ce tour d’horizon des artistes majeurs de l’École des peintres de la forêt de Soignes, Louis de Vadder, Jacques d’Arthois, Lucas Achtschellinck et Ignace Van der Stock nous a permis de mettre en exergue les liens étroits qui les unissaient. Il est cependant nécessaire de mettre en évidence la place prépondérante que d’Arthois assuma au sein de ce groupe. En effet, si Louis de Vadder est à l’origine de cette école du fait du rôle charnière qu’il occupe avec le paysage du XVIe siècle et la dimension synthétique de son style, Jacques d’Arthois incarne le rôle de chef de file. Il est le personnage qui conféra à ce genre régional, proprement bruxellois, un statut autonome reconnu de ses contemporains. Il le popularisa, et par son œuvre contribua à en établir les canons stylistiques et typologiques et à les inscrire dans la tradition picturale bruxelloise. Par ailleurs, l’aura de Jacques d’Arthois fut telle que c’est son souvenir, plus que celui de n’importe lequel des autres protagonistes de l’école, qui restera gravé dans les mémoires des théoriciens (33). Sa production prolifique fit de lui un artiste aisé menant un train de vie bourgeois tandis que son talent, reconnu par ses pairs et contemporains, lui valut d’être récompensé par Luis de Benavides Carrillo, marquis de Caracena, gouverneur des Pays-Bas espagnols (1659-1664). En effet, selon les dires de Corneille Huysmans notés par le peintre Égide Joseph Smeyers (34), celui-ci lui offrit une chaîne en or avec une médaille à l’effigie du roi, une manière d’honorer les artistes à cette époque comme le souligne P. E. Claessens (35). De plus Jacques d’Arthois, lui-même élève d’un peintre bruxellois inconnu du nom de Jan Mertens (36), eut plusieurs apprentis qui perpétueront le genre qu’il avait contribué à mettre en place jusqu’au début du XVIIIème siècle. L’atelier arthésien héberge à partir du premier juillet 1643, Corneille van Empel (37). Ensuite, à partir de 1654 (38), c’est au tour de Philippe van Dapels de rejoindre le maître pour obtenir sa maîtrise le 12 en 1669 (39). Enfin, l’atelier de Jacques d’Arthois a probablement aussi accueilli Cornelis Huysmans (1648-1726) (40). Dapels et Cornelis Huysmans, ainsi que son frère Jean-Baptiste (1654-1716), constituent la dernière génération des peintres de cette École de la forêt de Soignes.
La forêt de Soignes fut sans conteste la source d’inspiration principale de ces peintres. La question de savoir si c’est la méthode d’étude sur le vif, naer het leven (41), ou l’influence de lignées de peintres spécialisés dans la représentation de la nature qui contribuèrent à l’élaboration d’un style stupéfiant de naturalisme, reste ouverte. La conjugaison de ces deux facteurs est essentielle dans la compréhension du renouveau opéré par ces artistes sur le plan tant typologique que stylistique.
Ils trouvèrent dans les paysages soniens des schémas de composition et des éléments structurels qui leur permirent de mettre au point un paysage type. Néanmoins l’évocation d’une définition de la peinture de paysage est un indice révélateur de la relativité de l’influence de l’environnement sur l’imaginaire créateur de ces artistes. Car la représentation de la nature ne peut être comprise dans le sens strict de l’expression. En effet, il ne s’agit pas à l’époque de représenter sur la toile un paysage tel qu’il est apparu, de rendre l’expérience d’un moment visuel, mais bien de reproduire une idée de la nature. La peinture de paysage est ainsi l’image de différentes esthétiques de la nature. Aussi y aura-il autant de peintures de paysage qu’il y en a d’idées ou de peintres pour les formuler. Parfois on perçoit une trame commune à l’imagination d’un groupe d’artistes. C’est le cas des peintres de la forêt de Soignes qui, baignés par les lumières de la forêt, les couleurs et les essences de ses arbres sont restés imprégnés du paysage sonien. Ainsi n’ont-ils pas peint des sites précis de la forêt de Soignes qui seraient identifiables, mais nous en ont donné une vision synthétique recomposée. Comme l’a si justement formulé Sabine Van Sprang dans l’article qu’elle consacre au sujet : « il ne s’agit pas tant d’individualiser un site de la forêt, mais plutôt d’offrir une vision idyllique de la région de façon globale, fondée sur ses éléments les plus frappants. » (42)
Fig. 4 – Jacques d’Arthois et David Teniers le Jeune, La vue dite de Val Duchesse, huile sur toile signée Jac.d.Arthois.F. et monogrammée DT.F., 150 x 188 cm. |
Avant d’en venir à expliciter les avancées stylistiques, typologiques et de l’ordre des pratiques d’atelier qu’ont apportées ces artistes, il nous appartient d’être le plus exhaustif possible en ce qui concerne les membres satellitaires de l’école. En effet, outre les quatre acteurs principaux dont il vient d’être question, nombre d’artistes à la fortune plus modeste sont en orbite autour des premiers et collaborent avec eux en atelier ou à l’occasion de grands chantiers. Il y a deux types de ces peintres qu’on dit satellites, plus ou moins anonymes. Il y a ceux qui sont des paysagistes et qui pourraient compter parmi les peintres de l’École de la forêt de Soignes et ceux qui ont collaboré avec ceux-ci, étoffant le plus souvent leurs paysages de figures. Des premiers on ne sait que très peu de choses. Ils ne sont le plus souvent connus que par une œuvre fort opportunément signée de leur nom. C’est d’ailleurs souvent dans le cadre de chantiers collectifs qu’on a redécouvert leur existence. Il s’agit entre autres de Guillaume van Schoor (ca. 1623-après 1676) (43), François Coppens (1628-1685) (44) et Jean van de Venne (avant 1616-après 1661) (45) Le groupe des étoffeurs qui gravitent autour des paysagistes, est mieux connu. David Teniers le Jeune (1610-1690), Adam François Van der Meulen (1632-1690) et surtout Peeter Bout (1640/45 ou 1658-1719) sont ceux dont les noms reviennent le plus souvent. On connaît par ailleurs des collaborations plus occasionnelles avec Gillis van Tilborgh (ca. 1625-1678) et Gonzales Coques (1618-1684) notamment. Nous avons mis en évidence deux types d’intervention d’étoffeurs. En effet, en nous basant sur l’article clef d’Elizabeth Honig (46) nous avons pu identifier le travail de duo d’artistes dit de high-level pour reprendre ici son expression – L. Jansen lui préfère le terme de collaboration de prestige (47) – par opposition à la collaboration de low-level. Elle définit la première comme étant la collaboration d’artistes au statut social le plus élevé possible dans le monde de l’art, admirés par les collectionneurs, sollicités en tant qu’artistes de cour, élus doyens de la guilde de Saint-Luc par leurs compatriotes. (48) C’est le cas de la collaboration entre de Jacques d’Arthois et David Teniers le Jeune pour quelques tableaux dont la fameuse Vue dite de Val Duchesse des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique . Il s’agit de valoriser une œuvre en conjuguant les efforts de deux peintres à la réputation bien assise en mettant en évidence la manière de chacun et en affirmant leur collaboration par la double signature : en bas à droite, Jac.d.Arthois F. et en bas à gauche, le monogramme D.T.F.
Fig. 5 – Lucas Achtschellinck et Peeter Bout, Large paysage, monogrammé L.A.S. et daté 1686. Localisation inconnue. |
La collaboration low-level, telle qu’elle est définie par E. Honig, est une collaboration qui entend rester invisible, motivée par la nécessité et non pas la perspective de donner une plus-value à l’œuvre (49), elle est omniprésente dans le travail de l’École des peintres de la forêt de Soignes. Spécialisés dans le paysage, ils étaient incapables ou moins habiles dans la représentation des personnages ce qui les contraignirent à faire appel à d’autres artistes, plus doués en la matière. Nous avons émis l’hypothèse qu’ils étaient engagés en tant que journaliers (50). L. Campbell a théorisé cette fonction dans un article de référence (51). Il y montre que l’activité de ces journaliers (journeyman), mentionnés dans les archives comme « compagnons » ou « valets » et appelés en flamand cnapen, était activement régulée par les guildes. Peeter Bout est l’un d’entre eux, on décèle son style dans nombre d’étoffages de tableaux donnés à nos artistes sans jamais que sa signature ou son monogramme ne fassent mention de son intervention. On peut identifier les figures de Bout grâce à son style caractéristique ou au répertoire de « motifs figurés » propres à l’artiste que nous avons identifiés et compulsés (52). Le peintre puise ainsi dans son registre des motifs qu’il réutilise à sa guise y apportant des variations ponctuelles. Il s’agit par exemple du chien reniflant, du chasseur assis de dos ou encore du groupe entier de l’enfant vu de dos et de la paysanne levant le bras avec un groupe de vaches et de chèvres. Un motif qu’on retrouve presqu’à l’identique dans deux tableaux de Achtschellinck et un de Van der Stock (fig. 1, 5 et 6) (53).
3 pictures | Diaporama |
C’est une tâche ardue que de formuler la spécificité du style d’un peintre, elle est d’autant plus difficile lorsqu’il s’agit d’un groupe d’artistes réuni sous le vocable d’une école artistique. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous nous attacherons à présenter l’œuvre de ceux-ci séparément pour les réunir à la fin de cet article et expliquer en quoi ils constituent un groupe cohérent et autonome. Cette division nous permettra, en outre, d’aborder ce qu’on a appelé les pratiques d’atelier (54), elles sont communes à tous les artistes de cette pléiade et attestent d’un mode de production sériel. Il s’agit de collaboration avec des étoffeurs pour les figures, de répétition de motifs, figurés notamment, ou encore de la réutilisation pour de nombreux tableaux de modèles de composition identiques et typés. En effet, du corpus d’œuvres dont ils sont les auteurs ou qui leur sont attribuées se dégage un type de paysage propre qui correspond à des codes de construction structurels et formels préétablis en grande partie inspirés par les caractéristiques floristiques et géologiques de la forêt de Soignes.
Fig. 7 – Louis de Vadder, Paysage forestier, huile sur toile monogrammée en bas à gauche : L.D.V., 52 x 77,4 cm. |
Nous le disions Louis de Vadder est un pionnier (55), il est l’initiateur de cette mouvance de peinture de paysage et réalisa la synthèse des styles développés par ses prédécesseurs au XVIème siècle. Il propose une solution de représentation du paysage originale, naturaliste, basée sur l’observation des sites de la forêt de Soignes. Une solution qui permettra l’émergence de cette École de peinture bruxelloise. Les peintres flamands sont réputés depuis toujours pour leur habilité à peindre le paysage. Une particularité que leur reconnaît leur premier biographe Karel Van Mander : « On constate que, d’une manière générale les peintres de notre pays ont une prédilection marquée pour le paysage ; que, tout au moins, ils ont été habiles dans ce genre, au rebours des Italiens qui nous disent habiles paysagistes et se qualifient, eux-mêmes, de maîtres dans l’art des figures. » (56). Louis de Vadder puise dans cette tradition du paysage maniériste flamand pour mettre au point une solution synthétique. Ses paysages s’articulent systématiquement autour d’un sentier forestier sur lequel s’affairent des personnages à leurs tâches quotidiennes. Voulant offrir une image globale de la forêt de Soignes, il s’applique à en rendre les particularités. Le sol, composé de cette terre sablonneuse constitutive du sous-sol sonien, est rendu par ce jaune ocre très lumineux. Les sentiers se sont formés le long de talus érodés sur lesquels s’élèvent des bosquets d’arbres aux essences caractéristiques de cette forêt dont les plus reconnaissables sont le hêtre, le bouleau ou le chêne. Le Paysage forestier monogrammé du Musée Johann Martin Wagner de l’Université de Würzburg datant selon nous du début de la carrière de de Vadder nous permet d’en identifier le style précoce. En effet, si l’agencement général de la composition correspond déjà au canon typologique de l’école, le style est encore quelque peu rigide, tandis que la facture de l’artiste n’a pas encore acquis la liberté qu’on lui connaîtra dans les années de maturité. Cependant, on y voit déjà s’opérer la rupture avec la tradition. Il hérite de Rubens et de ses épigones une composition harmonieuse et un enchainement des plans dans l’espace fluide. Le point de vue est légèrement surélevé, la ligne d’horizon placée très bas confère au ciel une part importante de la hauteur de la composition ; c’est ainsi que revient aux nuages le rôle d’accompagner la perspective dans la profondeur. Notons que de Vadder donne souvent à ses nuages une couleur lie-de-vin, ces tonalités rougeâtres permettent à l’artiste de les hiérarchiser. Ainsi, les nuages de basse altitude plus « avinés » offrent un contraste judicieux avec ceux des hauteurs. La végétation n’est pas ici rendue dans ses moindres détails, les feuilles traitées individuellement comme autant de touches de pinceau ou les troncs et l’écorce des arbres reproduits de façon caricaturalement réaliste. La frondaison des arbres est conçue comme un ensemble que quelques traits de pinceau suffisent à esquisser tandis qu’en marge du houppier, de petites touches de couleur formalisent les feuilles. Les tons se font plus insistants dans les masses de feuilles les plus denses et s’atténuent dans les parties les plus translucides. Il en va de même dans le rendu de la terre sablonneuse du sol et des talus, de larges touches de pinceau parallèles descendantes en concrétisent le relief. De Vadder apporta encore une innovation qui deviendra une des caractéristiques des peintres de l’École de la forêt de Soignes, celle de représenter au premier-plan un arbre ou plusieurs à contre-jour. L’arbre ainsi exposé offre un écran découpé, tel de la dentelle, au travers duquel percent les rayons lumineux. Celui-ci acquiert ainsi le rôle de figure repoussoir et permet non seulement au spectateur de trouver sa place au sein de l’œuvre, mais aussi d’attirer son attention sur la scène principale.
Fig. 8 – Louis de Vadder, Paysage animé avec talus sablonneux dextre, huile sur toile, 175 x 230 cm. |
Si dans le tableau de jeunesse du Musée Wagner de Würzburg on perçoit une certaine raideur dans la composition et un contrôle de la facture, perceptible notamment dans les frondaisons encore trop compactes, de Vadder, fort de plusieurs années d’expérience, exprimera librement sa touche dans les toiles de grand format des dernières années tel que le Paysage animé avec talus sablonneux dextre du Musée Royal des Beaux-Arts de Gand
. Il nous est difficile de rendre compte de l’ampleur des pratiques d’atelier que nous abordions plus haut. Néanmoins, soulignons que de Vadder eut non seulement le mérite de renouveler le genre et d’initier l’école picturale dont il est ici question, mais aussi d’instaurer des usages qui seront largement repris chez ses successeurs. Nous avons ainsi pu mettre au jour l’existence de plusieurs compositions élaborées selon un schéma identique réutilisé avec des variantes comme ces Paysages animé au talus sablonneux dextre ou sénestre. Articulé autour d’un sentier, le premier groupe présente un grand talus à droite couronné d’arbustes tandis que le deuxième l’affiche sur la gauche.Jacques d’Arthois rebondit sur la synthèse originale du paysage flamand opérée par Louis de Vadder, tandis que son talent et son aura le portent au firmament stylistique du paysage bruxellois. Il sut populariser un genre proprement régional en le rendant accessible à une grande part du public de la capitale des Pays-Bas espagnols. L’exploration des paysages de la forêt de Soignes avait, en effet, été réservée à une élite aristocratique, commanditaire de ces images. La forêt de Soignes était pour la cour installée à Bruxelles un lieu de divertissements, mais aussi une source de prestige et de revenus importants. Dès le début du XVe siècle, elle est administrée par la Chambre des Comptes de Bruxelles (57) et une série d’officiers étaient chargés de sa gestion (58). Souvenirs de partie de chasse ou représentations d’un domaine, de la miniature avec Les Livres du roi Modus et de la reine Ratio écrits entre 1354 et 1376 par Henri de Ferrières (59), à la peinture avec Denis van Alsloot au style suranné représentant pour le compte des archiducs Albert et Isabelle Les Festivités du papegai en 1615 à Bruxelles (60) , en passant par la tapisserie avec les Chasses de Maximilien (61) aujourd’hui conservée au Louvre et la gravure avec la série des 24 vues des environs de Bruxelles d’après les dessins d’Hans Collaert ( ?-1580) publiées à la fin des années 1570 par Hans van Luyk (62), la forêt de Soignes a joui de l’intérêt et des plus grands soins de ses seigneurs. L’initiative picturale de de Vadder a été exploitée et développée par Jacques d’Arthois. Il a ouvert la forêt de Soignes à un public élargi et en quête d’identité. Nous avons parlé ailleurs à ce propos de « paysages bourgeois » et avons avancé que ce prototype participa sans conteste à la réputation de l’artiste (63). Jacques d’Arthois réussit le pari de diffuser ces paysages, de les rendre accessibles et indispensables à tout intérieur digne de ce nom au point de voir se développer des portraits de familles entières mises en situation dans un résumé du paysage de la forêt de Soignes (64).
Fig. 9 – Jacques d’Arthois, La lisière du bois avec l'église Notre-Dame-d'Alsemberg, huile sur toile signée Jac. d'Arthois, 151 x 226,5 cm. |
Pour exposer le style et la typologie des paysages de Jacques d’Arthois, il est un tableau très caractéristique des œuvres de la maturité. On y rencontre les éléments qui prévaudront dans toutes les compositions à partir du milieu des années 1650, date approximative admise en tant que début de sa période d'épanouissement stylistique (65). Il s’agit de La lisière du bois avec l’église Notre-Dame-d’Alsemberg conservé aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique . La composition de ce tableau présente une ordonnance asymétrique du paysage caractéristique. Elle s'articule entre un côté formé par une masse boisée, souvent à contre-jour et percée par une allée et un autre constitué par une perspective largement ouverte vers le lointain. L'espace y est toujours construit selon une perspective oblique partant d'un point de vue unique. La structure de l’espace est agencée selon un schéma de quadri-segmentation des plans : à l’extrême gauche un bois (1) d’où émerge le sentier (2) qui constitue le premier-plan ; à droite de celui-ci s’ouvre la perspective vers le lointain engagée par une étendue d’eau ou une succession d’étangs (3) ; enfin, le dernier massif arborescent (4) à l’extrême droite, un peu en retrait répond au premier. C’est une des compositions types que d’Arthois réutilisera à loisir (66). En somme, à l’instar de de Vadder, d’Arthois a souvent recours à un même schéma de composition pour élaborer ses paysages. On a défini ses paysages, par opposition à ceux de de Vadder, comme étant des paysages « d'apparat » (67). Qualificatif qui se justifie pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les paysages de d'Arthois prennent en ampleur, ils sont généralement plus grands, le style en est plus grandiose et s'oriente vers une tendance « décorative » – terme que nous évitons autant que faire se peut à cause de la connotation trop péjorative qu’il implique – qui induit une sorte de théâtralisation de l’ornementation végétale. Ces paysages sont, en outre, nombreux à mettre en scène des sujets plus nobles. L'influence sur l'imaginaire de l'artiste de la forêt de Soignes est assumée et respectée par l'introduction occasionnelle d'éléments réels, comme dans ce cas-ci, une église, celle de Notre-Dame d’Alsemberg. L’association d’un élément architectural augmenté par le caractère bourgeois des personnages, qui permet à l’initié de reconnaître le lieu et de s’identifier aux personnages, est une des clefs du succès de Jacques d’Arthois.
Stylistiquement on retrouve dans ce tableau la manière de l’artiste qui influencera Lucas Achtschellinck et Ignace Van der Stock, ses dignes successeurs. Le premier-plan est typique du style ornemental de d'Arthois. Il met en scène une végétation basse théâtralisée qui offre au spectateur un fourmillement végétal imaginaire, mais tout ce qu’il y a de plus naturaliste et de non artificiel comme chez ses prédécesseurs du XVIe siècle. Comme chez son aîné, de Vadder, et leurs émules, la lumière revêt une importance capitale dans la perception du paysage. L’influence de Rubens est perceptible, le jeu de contrastes développé par d'Arthois est clairement tributaire des expériences rubéniennes. La source lumineuse de l'artiste est généralement basse et orientée de droite à gauche. Comme nous le voyons dans ce tableau, elle souligne certains éléments du paysage, c'est le cas du groupe de personnages, et en plonge d'autres dans l'ombre. L'arbre à contre-jour assume dans son œuvre le même rôle repoussoir que chez de Vadder et restera une constante chez tous les suiveurs. À l’instar de Rubens également qui depuis longtemps a dépassé le style appliqué de ses contemporains pour reproduire les arbres, d’Arthois renonce à rendre chaque feuille individuellement. Pourtant l’essence de l’arbre reste reconnaissable à la texture, à la forme du tronc et à l'envergure et la ramification de son houppier, ce en quoi il s’apparente à de Vadder. Néanmoins, alors que ce dernier avait tendance à libérer sa touche dans la frondaison, d'Arthois va toujours la maîtriser. C'est d'ailleurs ce qui fait la beauté de ses paysages : l'application désinvolte avec laquelle il traite les masses d'arbres. Il a, pour les représenter, un style très reconnaissable. Les feuilles traitées en touche confèrent aux frondaisons une allure de grappes feuillues toute particulière.
Fig. 10 – Jacques d’Arthois, Paysage avec sentier dans la forêt, Huile sur toile signée Jacques d’Arthois F., 410 x 340 cm. |
Lucas Achtschellinck et Ignace Van der Stock ont participé aux côtés de Jacques d’Arthois et de ces autres peintres qu’on a dits satellites, aux grands chantiers de décoration entrepris pour le compte d’institutions religieuses. On compte plusieurs cycles réalisés par ces artistes pour des prieurés de Soignes comme celui du Rouge-Cloître (1658) aujourd’hui disparu, pour des églises bruxelloises telles que la collégiale Sainte-Gudule (1659-1664), l’église Notre-Dame-de-la-Chapelle (1664) pour ne citer que les plus connus ainsi que ceux de nombreuses églises et couvents des Flandres. Jacques d’Arthois et Lucas Achtschellinck ont ainsi été particulièrement actifs dans les villes de Bruges, Gand et Malines. À Bruges, on se doit de signaler l’existence d’un ensemble unique de 29 toiles de 410 x 340 cm qui ornent le cloître du séminaire diocésain de Bruges, anciennement l’abbaye des Dunes (avant 1686-1691) (fig. 10 et 11). Deux de ces toiles, dont l’une est signée, sont de la main de Jacques d’Arthois et une autre au moins est d’Achtschellinck. Si le sujet religieux n’est jamais absent de la toile – le plus souvent ce sont des fuites en Égypte ou des histoires de saints – le paysage, par son ampleur, prend le pas sur celles-ci.
Un article ne suffirait pas à rendre compte de l’ampleur de ce phénomène. Aussi nous contenterons-nous ici de noter le fait exceptionnel que représente la présence de cycles de paysages de la sorte dans plusieurs églises des anciens Pays-Bas méridionaux. Il s’agit, en effet, d’une des rares occurrences de ce genre de représentations de peintures de paysage à caractère religieux de très grandes dimensions. Il n’existe à notre connaissance nulle part ailleurs à une autre époque d’autres artistes ou groupes artistiques qui aient réalisé de telles œuvres dans les pays du nord de l’Europe (68).
Les paysages de la forêt de Soignes sont donc au centre de la démarche artistique de notre école. L’étude du paysage de nos artistes nous permet de dégager ce nouveau comportement d’apprentissage sur le vif qui formata une esthétique basée sur l’expérience visuelle. Cette pratique leur permit de dépasser les conventions formelles et structurelles des peintres du XVIe siècle tout en abordant la représentation picturale de la végétation de manière naturaliste. Les peintres de l’École de la forêt de Soignes mirent au point un style propre, intimement lié à leur environnement. Ce style sera tout au long de son existence au cours du XVIIe siècle (de 1605 avec la naissance de de Vadder à 1699 et la mort d’Achtschellinck) maintenu dans ses grandes lignes par les différents membres de cette école. De sorte qu’il nous est possible aujourd’hui de dégager une définition du style de cette école. Le paysage bruxellois repose sur un équilibre harmonieux des plans dans l’espace. Un point de vue unique, légèrement surélevé, permet d’embrasser une perspective souvent oblique, qui s’étend vers un lointain plongé dans une atmosphère bleutée. La ligne d’horizon est toujours très basse, dépassant rarement un tiers de la toile. Elle laisse ainsi une place importante de la composition au ciel qui apporte un maximum de lumière. La composition s’agence autour d’une grande brèche, ouverte vers le lointain, entre masse boisée et, souvent, une étendue lacustre. Cette dernière établit un dialogue entre lumière et nature en les réfléchissant dans son miroir. Le premier-plan est le cœur sensible de la représentation, théâtre de la nature il en présente au spectateur une vision magnifiée. Il ajuste les rapports de force entre le chemin, les arbres seuls ou en groupe et les ouvertures sur le ciel. Ces masses arborescentes sont traitées de façon naturaliste, sur la base d’une observation objective de la nature, avec un sens du détail relatif. Tantôt, la matière picturale rend, dans un jeu de texture, le relief de l’écorce ou esquisse la forme d’une feuille, tantôt la matière est invisible et donne le rendu de cette végétation avec une insigne et infime dextérité. Il reste un endroit où la trame du pinceau est toujours perceptible, c’est dans le terrain sablonneux du sentier. Aux grands arbres répondent les herbacés qui, localement concentrées sur le sol, présentent un parterre ornemental mis en scène par l’artiste. Si l’harmonie de ces compositions est indéniable, elle s’accompagne d’un certain statisme qui, pour nous, n’a pas cette valeur péjorative qu’on lui a souvent donnée. Au contraire nous y voyons la sensibilité d’un instant idéal capturé et reproduit en peinture.
Ce style très homogène se conforte par des pratiques d’atelier identiques qui consistent en la réutilisation de compositions types ou le recours à des étoffeurs. Ces derniers semblent être la clef de voute de la réussite de ces paysages. Le rôle exceptionnel assumé par Peeter Bout dans le réseau des peintres bruxellois révèle les connexions qui devaient exister entre eux. Étoffeur attitré des peintres de l’École la forêt de Soignes ses interventions en font un observateur privilégié et un agent de cohésion au sein du milieu. En outre, les deux types d’étoffage qu’on a identifiés, l’un de prestige et l’autre plus accessible, témoignent d’une diversification des produits afin de satisfaire une certaine variété d’acheteurs. Il s’agissait de répondre à une demande grandissante par une production en série de paysages. Jacques d’Arthois joua à ce titre un rôle prépondérant en popularisant le genre. Il produisit un grand nombre de tableaux qui lui valurent une reconnaissance très importante comme en témoigne l’intérêt privilégié que lui portèrent les théoriciens de l’art. Par ailleurs, il répondit à une demande identitaire d’un public déjà conquis aux paysages soniens grâce aux commandes royales des siècles précédents. Ainsi mit-il en place ce qu’on a appelé ses « paysages bourgeois » dans lesquels la part belle est faite au citoyen parfois même portraituré.
Ces processus créatifs communs et cette homogénéité de style rendent légitime l’expression d’École artistique au sens entendu par l’histoire de l’art moderne. Élie Faure formula poétiquement au début du XXe siècle que « ce que nous appelons École dans l’histoire de l’art, ce sont des théories d’idées réalisées qui marchent au front d’une foule dont les âmes sont mélangées comme l’iode et le sel de la mer » (69). Concernant l’École de la forêt de Soignes nous pourrions répondre qu’il s’agit d’une foule dont les âmes sont mélangées comme le sable et la terre du sol.
L’apparition, au début des années 1660, des grands cycles de paysage est une conséquence de l’émergence de cette école et résulte par ailleurs d’une prise de conscience du public de l’originalité de celle-ci. Ainsi de nombreux ordres religieux, jésuite notamment, pour séduire ce public conquis par ces images investirent dans le genre et l’adaptèrent à la sphère religieuse. Non seulement il y eut l’insertion d’un sujet religieux, mais aussi un agrandissement des formats qui se prêtèrent ainsi mieux à l’espace d’une église. L’implantation locale permettait une projection plus aisée du spectateur et les capacités de monumentalisation de ces paysages servaient l’idéal du décorum liturgique mis en place par la contre-réforme dont les jésuites furent le fer de lance. Une démarche qui ne pouvait que mieux servir nos peintres qui se trouvèrent ainsi non plus seulement exposés dans la sphère privée, mais projetés avec panache sur le devant de la scène. Le retentissement dut être énorme pour leur carrière de sorte que la formule ne tarda pas à s’exporter au-delà des frontières de la capitale bruxelloise.
Enfin, il faut souligner l’importance du rôle de transition assumé par l’École des peintres de la forêt de Soignes entre le paysage maniériste du XVIe siècle et l’apparition du paysage classique dans les Pays-Bas méridionaux au XVIIIe siècle, on pense notamment à Cornelis Huysmans héritier en ligne direct de Jacques d’Arthois. En 1699, Lucas Achtschellinck décède, cette disparition marque la fin l’École des peintres de la forêt de Soignes. Le genre s’essoufflait alors qu’on demandait au paysage plus d’exotisme. À la fin de sa carrière Achtschellinck lui-même s’était tourné vers des thématiques antiques et avait diversifié sa production par des paysages classiques. Sous l’influence du paysage classique français et italien, et à l’initiative de certains artistes flamands, comme Gaspard de Witte, le paysage dit « pseudo-classique » va s’imposer et triompher au XVIIIe siècle. Mais c’est grâce aux innovations formelles introduites dans le genre du paysage par les peintres de l’École de la forêt de Soignes que, dans nos régions, le paysage italianisant prit la direction qu’on lui connaît chez les artistes flamands et brabançons. En outre ceux-ci accusaient quelque retard par rapport à la France notamment qui dès le XVIIe siècle avait franchi le pas grâce à plusieurs artistes ayant séjourné en Italie comme Nicolas Poussin, Gaspard Duguet ou Claude Gellée dit Le Lorrain. On n’a, par ailleurs, pas suffisamment mesuré l’influence que le style naturaliste et la théâtralisation ornementale de cette nature magnifiée par l’École bruxelloise a pu avoir sur les peintres français au XVIIIe comme Antoine Watteau (70), François Boucher (71), ou Hubert Robert. À un moment où l’on sait l’intérêt grandissant que les collectionneurs français portaient à la peinture flamande et au paysage en particulier, on ne saurait trop insister sur l’incidence que les Écoles du Nord eurent sur la peinture française au XVIIIe siècle. Enfin, à la vue des « tableaux de place » qu’Hubert Robert popularisa en France comment ne pas avoir à l’esprit les cycles de nos grands chantiers. De sorte que le paysage qui était sorti de la sphère privée pour apparaître en grand format dans les églises retourna dans les salons privés plus monumental qu’il n’en était sorti.