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- - - Albert Vander Linden Article importé (15/01/2012 - 16:19:50)
Amateur
Reporticle : 14 Version : 1 Rédaction : 15/01/2012 Publication : 15/01/2012

L'exotisme dans la musique de Charles de Bériot (1802-1870) et d'Henry Vieuxtemps (1820-1881)

Englebert Rhenasteine, Le violoniste Henri Vieuxtemps âgé de 7 ans, 1827, Verviers, Musées communaux
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Englebert Rhenasteine, Le violoniste Henri Vieuxtemps âgé de 7 ans, 1827

Dans une unanimité mondiale impressionnante et significative, l'année 1970 a été avant tout consacrée à la commémoration du deux centième anniversaire de la naissance de Beethoven. Mais 1970 permet bien heureusement, à l'échelle nationale, de conjuguer deux anniversaires de violonistes-compositeurs liés par l'amitié et par l'appartenance à une école artistique. L'un, Charles de Bériot, fut en effet le maître de l'autre, Henry Vieuxtemps - et tous deux forment les tout premiers chaînons de ce qu'il est convenu d'appeler l'école belge du violon, dont Charles de Bériot est considéré, à juste titre, comme le fondateur.

Né en 1802 à Louvain, Charles de Bériot meurt à Bruxelles en 1870, il y a un siècle - et son élève Henry Vieuxtemps, qui mourut en Algérie en 1881, était né à Verviers il y a cent cinquante ans, le 17 février 1820. Tous deux, le maître et le disciple, firent partie en tant que compositeurs de la Classe des Beaux-Arts de notre Académie, dès la création de cette classe, le 1er décembre 1845 : Bériot avait 43 ans, Vieuxtemps 25.

C'est en 1828, alors qu'il donnait lui-même des concerts en Hollande, que Charles de Bériot entend pour la première fois un enfant de huit ans nommé Henry Vieuxtemps. Il offre au père du jeune artiste de prendre celui-ci comme élève et le produit au concert avec lui, dès le 29 novembre 1828, à Bruxelles. Ainsi naît entre le violoniste déjà célèbre, bien qu'il ait tout juste dépassé vingt-cinq ans, et le petit prodige de huit ans, une réelle affection.

Peut-être, en proposant de donner des conseils à Henry Vieuxtemps, Charles de Bériot a-t-il pensé à sa propre jeunesse. Né à Louvain en 1802, devenu orphelin dès l'âge de neuf ans, Bériot avait trouvé en son professeur de violon, François Tiby (1772-1844), un protecteur avisé, qui sut développer les dons rares que la nature lui avait prodigués. Sous la direction de Tiby, il fait des progrès si rapides que, à peine âgé de neuf ans, il peut exécuter en public un concerto de Viotti.

Pendant dix ans, le jeune virtuose complète son éducation générale et sa formation musicale, toujours sous la tutelle de François Tiby, adepte de la tradition violonistique franco-italienne. De cinq ans plus âgé que Bériot, le violoniste bruxellois André Robberechts (1797-1860) devient alors son conseiller, fait de la musique avec lui, et lui suggère d'aller conquérir un prix du Conservatoire de Paris.

Élève de Pierre Baillot et bénéficiaire de l'appui et de la protection de Giovanni Battista Viotti, le jeune homme a tôt fait de s'imposer dans le monde parisien : il donne plusieurs concerts où il fait apprécier quelques  «airs variés» de sa composition, dont Fétis dit qu'ils étaient des œuvres « pleines de grâce et de nouveauté », auxquelles « sa manière de les exécuter… ajoutaient un charme inexprimable ».

Les suffrages des amateurs parisiens précèdent la consécration de la ville de Londres - et dès lors la voie du triomphe européen s'ouvre devant Charles de Bériot, dont les concerts se multiplient en Belgique et en Hollande, en France et en Angleterre. A tous ces concerts, le violoniste interprète les «airs variés» qu'il ne cesse de composer (il en écrira douze au total), de même que les premiers concertos de la dizaine que contient son catalogue d'œuvres.

Son art est jugé avec faveur : on y exalte un « charme indéfinissable », un « style large », des « mélodies d'une pureté et d'une variété ravissantes », Mais le jeu du virtuose aussi est apprécié et loué. En l'appelant, en 1843, à diriger la classe de perfectionnement de violon au Conservatoire royal de musique de Bruxelles, le directeur de cette institution, François-Joseph Fétis, attribue à Bériot « le plus beau son, une justesse invariable, dans laquelle il n'a d'autre rival que Lafont, un goût d'une rare distinction, un style personnel, enfin le charme, dans lequel il n'a été surpassé, peut-être même pas égalé par un autre ». A la même époque, un amateur parisien, le baron de Trémont, écrit : « J'avais entendu tous les grands violonistes français et étrangers à partir de Viotti; celui que je préfère est Bériot. Paganini m'éblouissait, mais il me touchait rarement. Bériot n'est pas moins supérieur dans le quatuor que dans le solo. Il réunit à. la grâce l'expression la mieux sentie, sans aucune trace d'exagération... On ne peut réunir un plus beau son à plus de justesse ».

La nomination de Bériot au Conservatoire de Bruxelles dotait les classes de violon d'un maître pédagogue : grand artiste, virtuose sans pareil, le violoniste avait, de surcroît, un sens aigu et rare de l’enseignement. Ce n'est pas le moment de s'attarder à cet aspect de la carrière de Charles de Bériot, mais il convient de rappeler combien sa Méthode de violon est complète non seulement dans ses chapitres techniques, mais encore clans sa partie relative au style, où une place est fait à l'importance du chant d'opéra. C'était rejoindre le précepte de Tartini : « Per ben suonare bisogna ben cantare ». Mais, de plus, c'est pour nous la possibilité d'une allusion discrète à. la première épouse de Bériot, la Malibran, la belle et prestigieuse cantatrice, qui mourut accidentellement à l'âge de 28 ans et dont la voix fut célébrée non seulement par Alfred de Musset, mais par l'Europe musicale unanime.

Ce qui frappe encore dans la Méthode de violon de Bériot, c'est sa seconde annexe, intitulée L'Art du Prélude. Le grand violoniste rappelle les avantages du prélude et en préconise l'usage, car, dit-il, il « complète l'artiste, le conduit à l'improvisation, puis à la composition ». C’est la manière utilisée par Bériot lui-même dans la plupart de ses œuvres, fondées sur l'art de la variation et de l'improvisation écrite. Que l'on songe à la série de près de cent duos concertants pour violon et piano qu'il compose avec les meilleurs artistes contemporains : le harpiste Théodore Labarre, le compositeur Julius Benedict, les pianistes George Osborne, Edward Wolff, Sigismond Thalberg, Georges Mathias, Benoit-Constant Fauconier, et son fils Charles-Wilfrid de Bériot. Toutes ces œuvres sont, en majeure partie, des variations sur des airs d'opéras de Rossini, Auber, Meyerbeer, Bellini, Gounod, Donizetti, Hérold, Verdi, mais aussi Weber et Mozart.

Atteint d'une grave ophtalmie qui finira par se transformer en une cécité complète en 1856, paralysé de la main gauche dix ans plus tard, Charles de Bériot mourra, le 8 avril 1870, dans sa dernière maison bruxelloise, 87, rue Ducale. Au lendemain de sa mort, le périodique l'Art musical tente la synthèse de l'art du grand violoniste : « Après Paganini, de Bériot est certainement l'un des violonistes dont la popularité est la plus réelle, et, disons-le, la mieux méritée. Il a été un merveilleux poète; il a chanté sur le violon avec ce charme, cette grâce, cette passion qui sont l'apanage des artistes vraiment inspirés… Il jouait simplement et noblement, et, dans ce jeu si pur, si coloré, parfois si enthousiasmant, on reconnaissait toujours le virtuose de génie ».

Jean Florkin, Buste d’Henri Vieuxtemps, 1908, Liège, Musée Eugène Ysaÿe
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Jean Florkin, Buste d’Henri Vieuxtemps, 1908

Les qualités de Charles de Bériot, alliées à son talent de pédagogue, ont fait de lui un chef d'école. Parmi ses élèves, le plus illustre demeure sans conteste Henry Vieuxtemps, qui continuera l'œuvre de son maître dans l'évolution de l'école belge du violon distincte de l'école classique de Paris que représentaient Viotti, Kreutzer, Rode et Baillot.

Dans l'œuvre importante de Bériot (elle comprend près de 130 numéros d'opus) il est bien des pages qui ont cédé à la mode chère au XIXe siècle, l'art de la variation. Mais cette mode a souvent pour corollaire le choix d'un thème étranger, pas nécessairement lointain mais toujours significatif. Or, dès le début du XIXe siècle, le monde musical de l'Europe occidentale est profondément attiré par certains pays étrangers, sur lesquels l'attention est concentrée à la suite de circonstances diverses, dont les principales sont les catastrophes naturelles ou politiques, notamment les guerres.

Dans un ouvrage récent (1) M. Michel-R. Hofmann écrivait : « Il y aurait lieu d'entreprendre une étude à propos de l'influence des grandes guerres sur la vie intellectuelle, artistique et musicale ». Cette phrase s'appliquait aux campagnes de Napoléon qui provoquèrent « un réveil du patriotisme dans les différents pays qui en subirent les effets ». Mais les guerres de Napoléon amenèrent aussi l'intérêt pour la musique - savante, mais surtout populaire - des pays convoités par l'empereur, tout spécialement la Russie et la Pologne.

Des recueils de chants populaires russes harmonisés par Ivan Pratch parurent en 1806 et en 1815. Ils sont arrangés pour solistes ou chœurs et nantis d'accompagnements pour piano ou guitare. Ces recueils eurent une vogue en Russie d'abord, ensuite à l'étranger, où ils furent achetés pour être joués. Cela contribua, à sa manière, à accréditer la musique russe, notamment à Bruxelles (2), où l'on porta aussi un intérêt identique à la musique polonaise, hongroise ou tyrolienne. Charles de Bériot n'y échappe pas - et si, plus tard, dans sa vie, il écrit avec le pianiste Osborne des duos concertants sur des motifs hongrois et styriens (op. 87) ; s'il transcrit pour violon une Romance de Piotr Boulakhov (1822-1885) une autre d'Alexandre Dargomijsky (18I1-r169) ; il inventa parfois un folklore imaginaire : son 4e Air varié (op. 5) est un « Air montagnard »; il intitule « La Basque » une de ses Études brillantes op. 17; avec Ed. Wolff, il compose une Fantaisie irlandaise (op. 45) dont il invente le thème. Mais cette tendance à dépayser son inspiration se fait jour avec un succès peu commun dans son Deuxième Concerto pour violon en si mineur (op. 32). Cette œuvre comprend un « Rondo russe » qui clôt le concerto après un Andante rêveur. Ces deux fragments, «  Andante et Rondo russe », ont été maintes fois publiés. Les violonistes européens en font un de leurs chevaux de bataille - et on trouve, dans les revues musicales de 1830 à 1870, l'écho du succès remporté par ceux qui interprètent cette page originale de Bériot, qui a su retrouver ici la simplicité, la spontanéité et la candeur d'une poésie populaire russe.

Si Charles de Bériot a donné de nombreux concerts en Belgique, en Hollande, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et en Autriche, il ne semble pas qu'il ait jamais fait une tournée de concerts en Russie - du moins n'en est-on pas absolument sûr (3).

Par contre, on est assuré de la présence en Russie, et à plusieurs reprises, du plus célèbre élève de Charles de Bériot, Henry Vieuxtemps, dont la carrière de soliste fut ponctuée de voyages nombreux à travers le monde. Son premier séjour à Saint-Pétersbourg date de 1838. Il avait 18 ans, et il s'était déjà essayé à la composition (comme il l'écrit lui-même) de « quelques morceaux plus importants de forme et d'idée que l’air varié, alors exclusivement à la mode ».

Mais sa carrière avait commencé bien plus tôt; à l'âge de sept ans, le jeune prodige, qui avait reçu à Verviers d'excellentes leçons du violoniste Léonard- Joseph Lecloux, donnait ses premiers concerts, excitant l'admiration par son jeu expressif et la force de son coup d'archet dans des airs variés de Fontaine et de Lafont, et des concertos de Rode.

C'est lors d'un de ces concerts en Hollande, que Charles de Bériot entend l'enfant et propose de se charger de son éducation musicale. Vieuxtemps, dans son autobiographie, mesure toute sa dette à l'égard de son maître : « Bériot fut pour moi un second père; je devins sa préoccupation constante. Il s'attacha surtout à m'inspirer le respect et le goût des anciens maîtres, m'initia aux beautés des Corelli, Tartini, Viotti, Rode, Kreutzer, etc... Il m'enseigna à les admirer et à les regarder comme des modèles ».

Photographie d’Henri Vieuxtemps (après 1870), auteur inconnu
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Photographie d’Henri Vieuxtemps (après 1870)

En 1831, alors que Bériot et la Malibran partent en tournée en Italie, le petit Henry Vieuxtemps continue à travailler et à méditer les anciens maîtres en les comparant aux modernes. En 1833, il entreprend une tournée en Allemagne, puis à Vienne, où, en mars 1834, il interprète, pour la première fois depuis la mort du compositeur, le Concerto de Beethoven. A Leipzig, Schumann l'entend et écrit à son sujet : « Du premier au dernier son qu'il tire de son instrument, Vieuxtemps vous retient dans un cercle magique tracé autour de vous, et dont on ne trouve ni le commencement ni la fin ».

Entre 1834 et 1838, des voyages en Angleterre, à Paris, de nouveau en Allemagne et à Vienne, préludent à un premier séjour à Saint-Pétersbourg, avec le pianiste allemand Adolf Henselt. Fin 1838. Vieuxtemps repart pour la Russie avec le violoncelliste Adrien-François Servais. Ce séjour est prolongé à cause de la maladie, mais il est profitable à la conception des premières œuvres que le violoniste retiendra parmi ses compositions de jeunesse : une « Fantaisie-Caprice », dédiée à Charles de Bériot et qui sera un succès pendant longtemps; et un second concerto pour violon. Exécutées avec succès en 1840 à Saint-Pétersbourg, à Bruxelles et à Anvers, ces œuvres reçoivent le baptême parisien en 1841. Dans son feuilleton du Journal des Débats, Berlioz écrit : « M. Vieuxtemps est un violoniste prodigieux dans la plus rigoureuse acception du mot... Son staccato est perlé, fin, radieux, éblouissant; ses chants en doubles cordes sont extrêmement justes; il brave des dangers effrayants pour l'auditeur, mais qui ne l'émeuvent nullement, sûr qu'il est d'en sortir sain et sauf; sa quatrième corde a une voix de toute beauté ». Et le critique français termine en disant : « Enfin, M. Vieuxtemps joint au mérite éminent du virtuose celui non moins grand du compositeur ». Cet avis autorisé est partagé par beaucoup; mais, dans une lettre du 23 février 1841 à Franz Liszt, la comtesse d'Agoult est plus aigre : « Les journaux, écrit-elle, continuent à proclamer Vieuxtemps un grand compositeur, le seul depuis Beethoven. C'est fabuleusement absurde ».

Deux ans plus tard, le violoniste part pour l'Amérique, où il visite les principales villes des Etats-Unis et du Mexique, mais où il ne peut faire triompher, ni même simplement admettre, les œuvres classiques qu'il joue: son succès et sa popularité furent dues à une fantaisie qu'il composa sur le thème national Yankee Doodle - qui, tout en représentant un des premiers exemples d'exotisme américain dans la musique européenne, se double d'une virtuosité redoutable.

Avec cet air varié de Vieuxtemps naît une espèce particulière d'exotisme : celle que créent les virtuoses-compositeurs au départ des chants populaires qu'ils collectent au cours de leurs tournées à l'étranger. Bien des exemples sont à citer sur ce point : celui de Vieuxtemps lui-même, mais aussi du violoncelliste Adrien-François Servais ou du violoniste Hubert Léonard.

En 1846, Henry Vieuxtemps accepte un triple poste à Saint-Pétersbourg: violon-solo du tsar Nicolas, violon-solo des Théâtres impériaux et professeur à l’Ecole de musique. Il écrit dans son autobiographie : « J'ai végété, agréablement si l'on veut, mais végété de 26 à 32 ans, les plus belles années de la vie d'un homme ». En 1852, en effet, il quitte (ce sont encore ses paroles) « ce pays de fraude, de société élégante, raffinée, entraînante ». Mais il en rapporte une série de compositions : un concerto (ré mineur), Souvenirs de Russie (op. 21), Six divertissements d'amateurs sur des airs populaires russes (op. 24), une Grande fantaisie pour violon et orchestre sur des thèmes slaves (op. 27), une série de Morceaux de salon et des Variations sur des thèmes d'opéra de Verdi et de Meyerbeer.

Ces pages formeront l'essentiel des programmes que le violoniste-compositeur jouera au cours de ses tournées européennes à son retour de Russie, que ce soit au concert ou en récital, où l'on applaudit notamment les morceaux « Introduction, Thème et Variations » qui forment ses Souvenirs de Russie.

Il est difficile d'imaginer l'engouement que ces pièces ont provoqué à l'époque, c'est-à-dire au milieu du siècle dernier, lorsqu'elles n'étaient concurrencées dans le goût public que par des Fantaisies sur des airs d'opéras de Bellini, d'Auber, de Weber, de Mozart, de Meyerbeer ou de Verdi - tous compositeurs choisis par Vieuxtemps pour des fantaisies variées.

On a aujourd'hui un mépris certain pour ce genre stéréotypé. Mais il convient de se reporter aux conditions de la vie musicale du XIXe siècle. Le théâtre, l'opéra et le concert (public ou privé) étaient les seules manifestations de la culture, en y ajoutant la lecture des revues générales ou littéraires, où une grande place était faite à la musique et aux productions, parfois géographiquement très lointaines, de celle-ci.

Les tendances générales du désir de dépaysement ont contribué à choisir non seulement des thèmes pour des œuvres musicales, mais quelquefois aussi des titres. On ne compte plus les tableaux musicaux, fondés ou non sur des thèmes populaires, qui évoquent la Suisse ou le Tyrol, l'Espagne ou les Abruzzes, voire des villes étrangères (Souvenir de Bade, Souvenir d'Aix-la-Chapelle, Souvenir de Saint-Pétersbourg, etc.).

Henri Vieuxtemps, Souvenirs du Bosphore, Philippe Koch (violon), Luc Devos (piano)

Le public, qui applaudissait le virtuose dont les compositions offraient des difficultés techniques, partageait son enthousiasme aussi pour la réussite de l'artiste à lui apporter un dépaysement, un voyage dans son fauteuil, au cours duquel il puisse goûter l'étrangeté savoureuse de rythmes et de mélodies. Les airs slaves ont, à cet égard, une faveur, que Vieuxtemps saura exploiter en multipliant les évocations de la musique dont les limites géographiques s'étendent de la Vénétie aux bords de l'Oural. Sa Grande Fantaisie sur des thèmes slaves op. 27 en est un des exemples les plus caractéristiques.

Des concerts en Europe préludent, pour Henry Vieuxtemps, à un nouveau voyage en Amérique - cette fois avec l'ancien rival de Liszt, le pianiste autrichien Sigismond Thalberg. C'est l'époque où le goût pour l'exotisme du violoniste lui fera chercher un dépaysement dans le passé, en écrivant le Caprice « Old England » composé « sur des airs anglais des 16e et 17e s. » (op. 42) Mais l'Amérique, qui lui a inspiré naguère cette fantaisie sur « Yankee Doodle », va lui offrir d'autres airs populaires sur lesquels il brodera des variations sous le titre «  Bouquet américain » (op. 33).

L'existence errante du virtuose devait mener Vieuxtemps dans bien d'autres voyages encore. L'un d'eux lui fut fatal : en 1873, au lendemain d'un concert à Nancy au profit des victimes de la guerre franco-allemande, le violoniste fut frappé d'une paralysie du côté gauche. Transporté à Paris, il reçut les soins les plus diligents de son gendre, le Dr Landowski. Ce dernier avait fondé en Algérie, à Mustapha-Supérieur, un institut sanitaire. C'est là que, en 1879, Vieuxtemps rejoint sa fille et son gendre - et c'est là aussi que, deux ans plus tard, le 6 juin 1881, il subit une attaque d'apoplexie qui met un terme à sa vie.

Lorsqu'on évoque Henry Vieuxtemps, quelques titres viennent automatiquement à l'esprit : le 5e concerto pour violon, et Ballade et Polonaise op. 38. Mais ni ses sept autres concertos pour violon, ni ses deux concertos pour violoncelle, ni ses 15 fantaisies sur des opéras, ni ses quatuors à cordes, ni ses quelque quarante pièces de salon, ni ses 42 Études, ni ses trois cadences pour le concerto de Beethoven, ni sa dizaine de fantaisies sur des thèmes américains, russes, polonais ou hongrois n'ont plus l'heur d'être cités, sinon avec un appréciation définitive sur le caractère suranné de ces compositions. Cependant, lorsqu'on replace ces œuvres dans le cadre de leur époque, lorsqu'on connaît les raisons de leur succès tant parmi les artistes que les amateurs, on se doit d'y considérer autre chose qu'une vaine virtuosité, mais la pleine participation du violoniste-compositeur à la découverte rayonnante du monde qui fut l'apanage du XIXe siècle. La leçon de Vieuxtemps n'est pas seulement dans l'exploitation de qualités hautement techniques, mais dans un art senti, sérieux, profond et inspiré, dont la portée ne doit pas être surfaite, sans doute, mais pas non plus reléguée dans l'oubli volontaire ni le silence facile du mépris.

Esquisse pour le monument commémoratif d’Henri Vieuxtemps, auteur inconnu, date inconnue, Verviers, Musées communaux
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Esquisse pour le monument commémoratif d’Henri Vieuxtemps

Après Charles de Bériot, son maître, Henry Vieuxtemps a apporté à l'art musical de notre XIXe siècle, les vertus de sa personnalité et de son talent. Il a été de cette race de virtuoses-compositeurs qui ont recueilli des thèmes d'inspiration dans tous les pays ou le hasard ou le gré d'un impresario les ont menés. Si l'exotisme ainsi mis à la mode au cours du siècle dernier peut sembler périmé, il importe que l'historien en conserve le souvenir et en retrouve la valeur relative. C'est ce que l'on se doit d'avoir à cœur en écoutant, à titre d'exemple, les Impressions et Réminiscences de Pologne op. 57 où Vieuxtemps a recréé, en pleine virtuosité, l'âme populaire qui chante parfois la nostalgie profonde et désolée, mais aussi l'espoir, la joie de vivre et la clarté des lendemains.

Illustrations

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    Notes

    NuméroNote
    1Michel-R. HOFMANN, Histoire de la musique russe des origines à nos jours, Paris, Buchet-Chastel, 1968, p. 68.
    2Dans sa bibliothèque personnelle, actuellement à la Bibliothèque royale de Belgique, F.-J. Fétis n'avait pas moins de sept recueils de chants populaires russes: outre l'édition de 1790 du premier volume du recueil d'Ivan Pratch, il possédait notamment deux volumes de chants harmonisés par M. Bernardoni et publiés à Saint-Pétersbourg en 1842; et cette curieuse collection de chants cosako-russes et ukrainiens parus sous le nom de Nikol Gleka dans une édition bruxelloise (n° 3714 du Catalogue de la Bibliothèque Fétis).
    3Avant 1848, dernière année de publication de l'Allgemeine musikalische Zeitung, dont les correspondants européens signalent les concerts d'artistes en tournée, on ne trouve pas trace de séjour de Ch. de Bériot en Russie. Mais, sans préciser l'époque où ce voyage aurait eu lieu, Fétis affirme que le violoniste aurait accepté l'invitation du prince Youssoupoff de passer un hiver entier dans son palais, à Saint-Pétersbourg, où Bériot aurait joué occasionnellement ses concertos dans l'intimité. Comme Fétis fait état de la cécité de Bériot à ce moment, on peut situer ce voyage vers 1858. Notons que l'opus 113 du compositeur comprend Six duos caractéristiques composés sur des motifs du Ballet espagnol du Prince N. Youssoupoff.